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Scène insoutenable, sur fond de paysage africain ; un feu brûle à l’intérieur d’une tranchée. Sous les applaudissements d’une petite foule, des hommes armés de bâtons précipitent d’autres hommes dans le brasier. Cette scène a fait le tour des sites sociaux, notamment Face-book. La dernière fois que je l’ai vue, elle était accompagnée d’un commentaire de la personne qui l’a postée : «Des peuples faits pour être colonisés». Elle a suscité de nombreuses réactions d’internautes. Une grande partie de ces réactions reprennent le commentaire en question pour l’étendre à d’autres pays, en particulier à… l’Algérie. La violence terroriste est souvent mise en balance avec celle de la colonisation, celle-là justifiant a posteriori celle-ci en quelque sorte. Je rapporte cette anecdote parce qu’elle me semble révélatrice d’un phénomène qui touche des secteurs de plus en plus larges des opinions publiques dans les anciens pays colonisés. La faillite manifeste que connaît l’écrasante majorité de ces pays conduit les populations à attribuer cette faillite à l’indépendance elle-même et à manifester un regret des époques coloniales. Terrible mécanisme que celui-ci, qui conduit les damnés de la Terre à regretter leurs chaînes ! Et pourtant, ces chaînes étaient bien réelles, comme l’étaient les monstrueux massacres commis par la soldatesque coloniale, aussi bien durant la conquête que pour «maintenir l’ordre». Mais il semble que le manteau de l’oubli ait recouvert ce cauchemar. Le souvenir d’une veillée funèbre à Mascara me revient. Nous étions une dizaine de personnes, pour la plupart âgées, réunies autour du traditionnel repas du défunt. La conversation, de manière inévitable, a tourné autour de l’état de l’Algérie que tout le monde s’est accordé à qualifier de catastrophique. Non moins inévitablement, on en est venus à comparer la situation actuelle à celle qui avait cours naguère. De la même façon, tout le monde trouvait que «c’était mieux avant». Oubliées les pénuries obsédantes, oubliées l’impossibilité de voyager, la quête d’une improbable autorisation de sortie, la toute puissance de la police, le délabrement d’usines inutiles achetées à prix d’or, l’absence absolue de toute perspective de trouver un logement… De fil en aiguille, on en est venus à la période coloniale (waqt França ; le temps de la France). L’un des convives s’est lancé dans une description de la vie quotidienne à Mascara. Il a évoqué plus particulièrement le bal qui se tenait tous les samedis, à la tombée de la nuit, sur la place principale de la ville (qui s’appelait place Gambetta à l’époque mais que tous les Mascaréens appellent Sola Place). Il s’est mis à raconter la musique, les lumières, l’orchestre, les volutes de parfum des belles Européennes, les beaux Messieurs endimanchés, rigolards, le bonheur, l’insouciance… - Ah, l’heureux temps, dit l’un. - Tout était si beau, renchérit un autre. - Franchement, on était si bien, ajoute un troisième. - Quel dommage que la France soit partie, conclut un quatrième. Un cinquième, resté silencieux jusque là, prend la parole et demande : - Vous êtes sûr de n’avoir rien oublié ? - Si, sans doute, s’exclament les autres, les belles voitures, l’odeur de l’anisette, etc. Qu’est-ce qu’on a pu oublier ? Un détail, peut-être ? - Oui, un détail assurément, un détail qui doit faire à peu près un kilomètre de long, un détail fait de longues fibres que l’on tresse et qui finissent par constituer ce qu’on appelle une corde. - Que veux-tu dire ? - Je veux dire, bande d’idiots, que vous avez oublié que, les soirs de bal, il y avait une corde qui ceinturait la place et que les bicots comme vous et moi n’avions pas le droit de franchir ni même de nous en approcher de trop près, auquel cas on nous chassait à coups de pied dans le derrière, ce qui avait le don de mettre en joie les belles dames dont vous parlez ! Tout est dit. Plus leur situation se dégrade, plus les peuples des pays autrefois occupés oublient la corde, celle qui a servi à les contenir, à les emprisonner, à les pendre. Il y a de très vieux parchemins que les archéologues exhument de temps à autre lors de leurs fouilles. On peut y lire un texte. Quand on les examine attentivement, on constate que le document porte la trace d’un autre texte, plus vieux, qui a été effacé pour permettre l’écriture du nouveau. L’ancien est ainsi rendu presque invisible, occulté en quelque sorte par le premier. On appelle ces parchemins des palimpsestes. Certains comportent plusieurs textes superposés. L’histoire des peuples colonisés est un de ces palimpsestes. Le premier texte figure l’histoire des pays colonisés avant leur brutale mise sous tutelle. Les maîtres du moment l’ont effacé pour lui substituer la description d’une société barbare, vivant sans règles, faite de peuplades ignorantes passant leur temps à guerroyer les unes contre les autres sur fond de marais fétides et de terres arables livrées aux mauvaises herbes et aux loups. On y apprend que les civilisateurs sont venus affranchir ces peuples du poids de l’ignorance, de la faim, les mener vers la lumière de la connaissance et de la modernité. En revanche, il n’y a guère d’indices sur la manière dont s’est fait cet «affranchissement». Bien sûr, en cherchant bien, on trouve quelques voix discordantes dans ce récit hagiographique, sous forme de témoignages qui montrent qu’on a civilisé par le massacre, l’enfumade, la spoliation systématique, la discrimination institutionnelle. On en trouvera encore moins sur l’état réel des sociétés précoloniales. Paradoxalement, la littérature des conquérants en est assez riche ! Les maréchaux Bugeaud, dans ses Carnets, Saint-Arnaud, dans ses Lettres…, décrivent des paysages qui mettent à mal la mythologie coloniale. Le premier, s’extasiant devant la beauté du pays, si riche, si largement ensemencé, aux campagnes peuplées de si beaux troupeaux, le trouvait tellement supérieur à la Provence aride et désolée. Le second s’émerveillait de la beauté des villages qu’il s’apprêtait à incendier. Même les partisans de la colonisation (qu’on appelait à l’époque les colonistes) ne peuvent s’empêcher de trouver, à l’instar de Tocqueville, que, décidément, l’armée française se conduisait de façon beaucoup plus barbare que les Barbares qu’elle venait civiliser. Saint-Arnaud lui-même, apprenant que l’Emir Abdelkader avait libéré des prisonniers français parce qu’il ne pouvait pas les nourrir, concéda que «le trait était curieux pour un barbare». Quelques livres d’histoire sérieux rapportent que le fameux coup d’éventail administré par le Dey d’Alger au Consul de France Deval, prétexte officiel à l’invasion de juillet 1830, était le résultat de l’exaspération du dey devant le refus de la France de payer le blé que lui avait livré l’Algérie. Ce pays inculte, où l’avoine folle était censée rivaliser avec le chiendent et l’ortie, exportait donc du blé ! Voilà qui ne cadre guère encore une fois avec la mythologie coloniale. C’est la raison pour laquelle ces faits sont marginalisés, qu’ils ne s’impriment pas dans la mémoire et que seule la geste de la noble conquête s’impose comme vérité d’évidence. Qu’est-il advenu aux indépendances ? Les nations libérées n’ont pas réussi à produire de récit cohérent, crédible, construit. Au mensonge raffiné, artistique (Souvenons-nous d’Horace Vernet et de Chassériau), littéraire, philosophique, poétique (Victor Hugo, oui, le Hugo des «Pauvres gens » verse des larmes de commisération sur les souffrances des peuples soumis à la mitraille coloniale sans remettre en cause le postulat de leur barbarie), économique, elles n’ont rien trouvé de mieux que d’opposer un mensonge grossier, une histoire apocryphe dédiée à la gloire de libérateurs vite reconvertis en tyranneaux médiocres. A la base en effet, la faute originelle, c’est le monstrueux paradoxe d’une libération des chaînes du colonialisme débouchant sur une dictature implacable, souvent sanglante. C’est cette dictature qui a fait des guerres de libération l’alpha et l’oméga d’une Histoire instrumentalisée qui ne retient du passé que la résistance à une occupation étrangère, à l’exclusion d’éléments positifs attestant d’une existence antérieure, sinon comme Nation, du moins comme communauté de destin. Cette tendance s’accroît à mesure que s’aggrave la situation économique et sociale et que monte le sentiment d’une impossibilité structurelle à en sortir. On en vient ainsi à regretter le «temps des colonies» et à se considérer comme structurellement inaptes au progrès et à la modernité, justifiant consciemment ou inconsciemment le fait d’avoir été colonisés par cette inaptitude même. Il y a dans le rejet apparent de l’état d’indépendance une énorme part de frustration devant les fruits, si maigres, si amers, qui en rythment les jours. Il y a la montée du désespoir devant une dégradation que rien ne semble devoir interrompre, le développement d’un sentiment d’abandon par une classe politique autiste, corrompue, méprisante, insensible à la détresse des siens. Il y a aussi, peut-être surtout, le pire des héritages de la colonisation, l’intégration dans nos imaginaires de la mythologie coloniale, celle de peuplades sauvages que sont venus civiliser les gentils Européens. Le résultat en est une profonde haine de soi née d’une image dévalorisée, qui conduit à abdiquer l’ambition d’être acteur de son destin, de changer le cours des choses plutôt que le subir en gémissant… Certains, en Algérie, trouveront ce constat trop amer. A juste titre, ils pourraient citer différentes circonstances qui ont montré des Algériens fiers de leur pays. Ils pourraient ainsi invoquer les manifestations de liesse qui rythment depuis un an les succès de l’équipe nationale de football. Je ne peux m’empêcher de déceler de la douleur derrière cette joie même, dans ce qu’elle a d’excessif, dans ce qu’elle exprime de frustration et de peine. Voilà certes une parenthèse bienvenue que celle que nous offre le football. N’oublions pas pour autant qu’elle ne fait qu’occulter le quotidien qui ne manquera pas de revenir brutalement à l’avant-scène. Je ne peux m’empêcher non plus d’éprouver de l’appréhension pour le jour (le plus lointain possible !) où notre ballon cessera de tourner rond… Comment en sortir ? Il faut, je crois, aller interroger le passé pour essayer d’y déceler l’existence de traits nationaux, pas le passé colonial qui doit cesser d’être un rétro horizon indépassable mais le passé plus lointain, identifier les paysages géographiques et humains qui ont accueilli les envahisseurs Français. S’ils ont suscité l’admiration, voire l’extase de nombre de leurs généraux, à quel titre devraient-ils engendrer notre mépris ? J’avoue ne pas connaître grand-chose de ce passé. C’est bien entendu l’affaire des historiens. Encore faudrait-il que ceux-ci se muent en explorateurs empathiques, se défaisant ainsi du moule occidental dont nous avons tous, peu ou prou, consciemment ou non, épousé la forme. Si je ne sais rien de ce passé, j’essaie d’en retrouver des traces dans notre société actuelle. C’est une société dure, certes, mais capable de gestes d’une générosité incroyable. Que l’on me permette de citer des anecdotes dans lesquelles, je crois, tous les Algériens se reconnaîtront. Voyage en famille à Nice. Une affiche annonce qu’un débat sur la guerre d’Algérie a lieu le soir même dans un cinéma de la ville. Ce débat fait suite à la projection d’un film nouvellement sorti sur les écrans. Nice est connue pour abriter une forte communauté de ceux qu’on appelle les «nostalgériques », c’est-à-dire de gens qui n’ont pas pris leur parti de l’indépendance. Cela suffit pour nous inciter à nous y rendre. L’assistance est essentiellement constituée de gens âgés, visiblement des pieds-noirs. J’avise un groupe assis à l’écart, constitué de gens à l’allure quelque peu martiale, des anciens soldats sans aucun doute, peut-être même des légionnaires. La présentatrice souhaite la bienvenue au public et le film commence… pour s’interrompre deux minutes plus tard, à cause d’une défaillance technique. On essaie de relancer, nouvelle interruption. Après plusieurs tentatives infructueuses, la présentatrice annonce que la séance est reportée au lendemain soir. Tout le monde se retrouve sur le trottoir et des discussions s’engagent. J’aborde le groupe d’anciens militaires. Je me présente comme Algérien, ce qui entraîne un léger froid. Ils me confirment que ce sont bien des soldats de la coloniale et qu’ils ont eu comme mission de protéger les négociateurs Français et Algériens à Evian. Un détail qui les a beaucoup marqués en dépit de la haine qu’ils vouaient au FLN est l’extrême amabilité dont faisaient montre ses représentants. En effet, alors que les Français, Louis Joxe et consorts, passaient devant eux matin et soir sans leur accorder un regard, les Algériens les saluaient chaque fois qu’ils les croisaient. Des décennies plus tard, sur un trottoir niçois, voici ce que des engagés volontaires dans le combat contre les «fellaghas » ont déclaré retenir de leur rencontre avec ces mêmes fellaghas. Nous quittons nos militaires émus et nous retrouvons dans une pizzeria tenue par un Monsieur au teint à l’évidence Nord-africain. - Salam Aleïkoum. - Aleïkoumou essalam», répond-il. - Algérien ? - Non, Tunisien, et toi ? - Algérien. - Est-ce que je peux vous offrir à boire, s’il vous plaît ? cela me ferait tellement plaisir. - Merci, c’est gentil, mais nous ne voudrions pas abuser. - N’en croyez rien ! J’ai un très grand souvenir de l’Algérie. Puis-je vous le raconter ? - Bien sûr. - Il y a plusieurs années, j’ai pris le bateau avec toute ma famille de Marseille à Alger. J’avais pris ma voiture car je comptais rallier Tunis par la route depuis ton pays. Arrivés à bon port, nous avons immédiatement fait route vers l’est. Le voyage s’est passé sans encombre jusqu’à Souk Ahras que nous avons atteint vers midi, sous un soleil de plomb (On était au début du mois d’août !). Je me suis arrêté à une station d’essence pour y faire le plein. Il n’y avait personne d’autre que moi. Le pompiste était en train de manger dans un réduit, à l’abri de la chaleur. Il n’a pas daigné venir tout de suite. Il m’a fallu attendre quelques bonnes minutes avant qu’il se décide à faire son office. Je n’ai pas émis de remontrance sur son attitude que je trouvais grossière car j’avais hâte de repartir. Une fois le plein de carburant fait, je sortis mon portefeuille. Il me le remit d’autorité dans la poche en disant qu’il ne voulait pas de mon argent, qu’il avait eu suffisamment honte que son déjeuner fût trop maigre pour le partager avec mes enfants, que c’était la raison pour laquelle il s’était empressé de l’avaler, et qu’il me priait de lui pardonner ! Moi qui le trouvais grossier, je n’avais jamais expérimenté auparavant pareille délicatesse. Depuis, je n’évoque jamais l’Algérie sans émotion. Oran, été 1995, celui de tous les dangers. Avec un groupe d’amis, nous décidons d’aller à la plage. Nous nous répartissons en deux voitures. Après une journée de farniente, nous décidons de lever le camp bien avant le coucher du soleil. La nuit, les routes ne sont pas sûres. Très peu de circulation sur la route ; rien à voir avec les monstrueux embouteillages d’«avant». Au bout d’un quart d’heure, la voiture de tête se met à hoqueter avant de s’arrêter complètement. La deuxième s’arrête immédiatement à sa hauteur. On ouvre les coffres ; pas de corde, pas de boîte à outils, qui ne nous aurait été d’aucune utilité, vu nos compétences limitées en mécanique automobile. Nous choisissons alors de faire de grands signaux aux rares automobilistes qui filent à tombeau ouvert. Aucun ne s’arrête ; que de gens ont été piégés par de faux autostoppeurs. L’obscurité s’épaissit. Nous sommes loin de toute habitation, garés au bas d’une montagne dont les contours, à mesure que la nuit les avale, se font de plus en plus menaçants. Nous sommes partis avec deux voitures surchargées. Impossible de transférer tout le monde, femmes, enfants, jeunes filles et garçons dans le véhicule valide. Vers dix heures, nous apercevons trois silhouettes qui dévalent la pente de la montagne. Trois jeunes gens barbus émergent de l’obscurité. L’un d’eux nous tend une bouteille d’eau glacée que, dans un réflexe craintif, nous refusons. Ils insistent et nous finissons par accepter. Les femmes et les jeunes filles tremblent de peur et se serrent les unes contre les autres, dans l’abri précaire que constituent les voitures. L’homme à la bouteille demande si nous avons des ennuis. Evidemment, lui répondons-nous. Nous sommes en panne, cela se voit. Il demande la permission de jeter un coup d’œil au moteur. Au point où nous étions… Le capot est ouvert. Ses deux compagnons l’éclairent avec une torche pendant qu’il examine la bête. Guère plus d’une dizaine de minutes plus tard, il se redresse et nous annonce qu’il a détecté la panne (défaut d’allumage, réglage et nettoyage des vis platinées, je crois) et qu’il l’a réparée mais pas de manière définitive. Il nous a assurés que nous pouvions rentrer sans encombre à Oran mais qu’il fallait faire appel dès le lendemain à un mécanicien pour une mise au point définitive. De fait, le capot fermé, au premier tour de clé, le rugissement réconfortant du moteur déchire le silence. Notre inquiétude a fondu. Nous nous tournons vers notre sauveur pour le remercier et remercier le destin qui nous l’a envoyé. - Il ne s’agit pas vraiment de destin, dit-il. Mon ami que voici est passé en autocar sur cette route. Il a bien vu que vous étiez en difficulté et il a eu le temps de se rendre compte que vous étiez incapable de vous en sortir. Connaissant la situation actuelle, il a également compris que personne ne s’arrêterait pour vous secourir. Il a donc effectué à pied quelques kilomètres pour demander au mécanicien du village que je suis de venir vous dépanner. Pardon d’arriver si tard mais nous avons fait aussi vite que nous avons pu. Pour les Algériens, ces histoires sont assez banales. Chacun en a vécu des dizaines du même style. Pourquoi les rapporter ici alors ? C’est parce qu’elles me semblent révélatrices de quelque chose, comme la trace têtue d’une civilisation ancienne. La prééminence du récit colonial dans les imaginaires accrédite l’idée que les Algériens constituent une communauté de hasard, un agglomérat de tribus irrédentistes, prédatrices, barbares. Ces anecdotes apportent un démenti à cette vision. Elles donnent de la chair et de la réalité au récit qui respire sous la propagande coloniale dans le palimpseste algérien. Elles donnent à entendre une autre algérie que celle qui obsède notre inconscient. Elles permettent de croire que la violence atroce qui a déferlé sur le pays pendant une décennie n’était pas une fatalité, qu’elle n’est pas nécessairement inscrite dans notre code génétique. En fait, cette violence bien réelle n’est-elle pas plutôt le produit de l’occultation de la mémoire positive ? N’est-elle pas l’ultime legs empoisonné que nous a laissé le colonisateur ? A défaut de rester maître en Algérie, ce dernier n’a-t-il pas colonisé nos esprits en nous convainquant que le masque hideux dont il nous a affublés était bien le nôtre ? Il est vrai que les quarante-sept années d’indépendance qui ont suivi n’ont pas été particulièrement gratifiantes. La régression économique et sociale qui les a marquées a donné du crédit à l’imagerie coloniale. «Si nous sommes incapables de nous en sortir, c’est que nous ne sommes peut-être pas faits pour vivre libres.» Le drame, c’est que l’inconscient a très tôt intégré cette idée d’une incapacité intrinsèque, d’une sorte de pathologie nationale qui nous rendrait inaptes au développement. Par le jeu d’une dialectique infernale, cette idée entrave tout élan vers l’avenir, empêche de penser la modernité et engendre la faillite économique et sociale qui renforce cette même idée. Il n’y a pas plusieurs façons de briser cette sorte de dialectique ; il faut en briser l’un des termes, celui qui nourrit la haine de soi, c’est-à-dire revoir l’image que nous avons de nous-mêmes en dépassant les bornes mentales que constituent le début et la fin de la colonisation. La dernière anecdote m’a été rapportée par un ancien moudjahid. Elle se passe durant la guerre de libération. Une mission lui avait été confiée, qui lui imposait de se déplacer de nuit à travers une forêt épaisse (la forêt de Stamboul). Il pleuvait. Il était trempé, bien entendu, jusqu’aux os. Il finit par arriver, exténué, à proximité d’une cabane misérable. Les habitants l’accueillirent et lui offrirent (modestement !) à manger. Il fallait qu’il reparte, le terme de sa mission étant encore loin. Il fallait aussi qu’il reste vigilant mais le sommeil l’envahissait. Il dodelinait de la tête en s’astreignant à garder les yeux ouverts. Une petite fille d’une dizaine d’années, maigre, haillonneuse, l’observait en silence puis finit par lui dire : «Dors un peu. Je veillerai sur toi et je te secouerai quand ce sera le moment de partir. » Il accepta et s’endormit, mettant ainsi son sort entre les mains de l’enfant qui s’acquitta parfaitement de sa mission. Cette anecdote date de 1957 ou 1958. Il y a une cinquantaine d’années donc, l’idéal de la libération était à ce point prégnant qu’il pouvait s’incarner jusque dans le corps malingre d’une enfant analphabète, revendiquant sa part de responsabilité dans le combat commun… Cette enfant est bien la fille de l’autre Algérie, pas celle des livres d’histoire de Mallet et Isaac, mais celle dont on perçoit de temps à autre l’écho assourdi, au travers notamment des anecdotes qui précèdent… Il ne s’agit pas bien sûr de replonger dans le passé pour s’y abîmer (au sens où s’abîment les navires). Il faut y replonger pour y retrouver le fil invisible d’une Histoire interrompue. Il faut le faire sans complaisance en cherchant notamment les éléments de cette Histoire qui ont préparé un asservissement qui a duré 132 ans. Il ne faut pas non plus décréter la colonisation comme une parenthèse qui, une fois close, doit retomber dans l’oubli. Il faut en rappeler sans cesse le souvenir pour les générations à venir en espérant qu’ils sauront, à l’avenir, ne plus se mettre en situation d’être colonisés. Il y a autre chose. Le corollaire naturel de la mauvaise image de soi est la tendance à appeler de ses vœux un retour de la coloniale. Ce retour n’étant pas d’actualité, beaucoup plaident pour que le peuple se défasse du souci de rechercher sa mémoire et abdique toute personnalité en se dissolvant au sein de l’empire dominant, c’est-à-dire le monde occidental. Cette idée est absurde et irrecevable. N’est-ce pas en son nom que de jeunes gens, nourris au biberon de la haine de soi et de la conviction que rien ne changera jamais, chevauchent des rafiots misérables dans une quête désespérée du fumeux paradis que leur vantent chaque jour des aînés amers et oublieux ? Elle est des plus stupide. La conjoncture actuelle est marquée par le développement de forces nouvelles qui constituent une alternative à court terme à la puissance occidentale. Cette dernière ne saurait donc constituer un avenir. Il vaut mieux se tourner vers les puissances de demain, non dans l’espoir d’y poser le pied (il est question d’océans et non plus de mers !) mais de les imiter dans leur démarche d’émancipation par rapport à leurs tuteurs de naguère. C’est cette libération des esprits qui a permis aux sociétés de ces nouvelles puissances de se donner des horizons nouveaux, de donner du sens à leur histoire, de se vivre, non plus comme des peuplades mais comme des communautés de destin. Les Indiens ont connu une période où il était de bon ton d’arborer des costumes anglais, de parler anglais, de boire et de manger anglais. Puis ils sont partis à la découverte de leurs racines et ils ont vu qu’ils pouvaient en tirer, non seulement des motifs de fierté mais aussi les bases d’un élan vers un avenir de progrès. La Chine a suivi un chemin similaire. Voilà un pays qui a été investi par un grand nombre de puissances. Voilà un pays qui a inventé tout ce qui est à la base de la science moderne. Il a cependant manqué la transition vers l’état de grande puissance parce que ses dirigeants d’alors, trouvant que la navigation sur les mers coûtait trop cher, décidèrent de se replier sur eux-mêmes et de couper court avec le reste du monde. La Chine sait cela et est bien décidée à ne jamais répéter cette erreur funeste. Le Brésil n’a pas la même profondeur historique que la Chine et l’Inde. Il met plutôt en avant sa jeunesse, sa diversité, sa liberté. L’Algérie, et plus largement le monde arabe, doit rechercher dans la pratique actuelle mais aussi dans son passé les raisons de son appauvrissement physique et intellectuel. Elle y trouvera sans nul doute les constituants qui en feront une Nation. |