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En 1908, la revue
les Annales médico-psychologiques fait paraître un article intitulé «Étude
psychologique sur l'Islam1», signé par le Dr Maurice Boigey
(1877-1952), médecin-major au 3e régiment des Zouaves.
Après avoir exercé à l'hôpital de Biskra (Sud-Est de l'Algérie)2, en 1907, en tant que médecin aide-major, Boigey prend part à la campagne du Maroc3, nom donné aux incursions - occupation de Oujda - et aux représailles menées par l'armée française, d'abord à l'Est puis à l'Ouest du Maroc, à la suite des assassinats d'un médecin français, le Dr Mauchamp, à Marrakech, et d'ouvriers européens à Casablanca4. Ce sont les événements du Maroc, qui semblent avoir conduit Boigey à rédiger cet article, dont une partie est d'ailleurs consacrée à la tactique à déployer pour combattre et vaincre les armées musulmanes. En effet, faisant allusion aux représailles menées contre les Beni-Snassen, en novembre 1907, une tribu du Nord-Est marocain soulevée à la suite de l'occupation de la ville d'Oujda par l'armée française, en mars 1907, il écrit: «Pour réduire les Musulmans, il faut les isoler du reste de l'Islam. Un exemple récent, celui des Béni-Snessen, le prouve surabondamment. Ces tribus marocaines étaient soulevées contre nous. L'enveloppement complet par nos troupes de là qu'ils habitent détermina chez les chefs du mouvement la paralysie dont je parlais tout à l'heure. Les agitateurs et leurs fidèles se sentirent subitement isolés du reste de l'Islam. Le fil visible qui les reliait au centre vital et les diriger fut rompu. Ils comprirent que leur perte était imminente. [...]. Ils étaient étroitement enfermés dans leurs montagnes, ils se sentaient irrémédiablement perdus parce qu'une main les avait séparés de l'Islam. Le même principe trouve une autre application dans le mode de combattre les armées musulmanes5.» Il convient de souligner que Boigey consacrera une thèse au massif des Beni-Snassen6. Pour revenir à cet article de 1907 - dont la forme est jugée «blessante et parfois même gratuitement injurieuse» au travers d'une réplique à Boigey, signée par Ahmed Chérif7, un médecin français musulman - notons que l'une des thèses développées par Boigey est que le musulman est un être pathologique. S'appuyant sur un schéma évolutionniste, emprunté au darwinisme social8, et sur une typologie psychologique inspirée des travaux de Ribot9, entre autres, Boigey définit deux types psychologiques qu'il oppose. D'un côté, le type psychologique des Occidentaux qu'il qualifie d'actif, car «ce sont eux, dit-il, qui ont le plus produit, le plus lutté, le plus bâti, le plus orné, le plus perfectionné, le plus vécu, ils ont évolué constamment dans l'orbite de la civilisation10»; et de l'autre celui de l'Islam, qu'il qualifie d'inactif, car, contrairement aux Occidentaux, «les musulmans n'ont jamais produit aucun travail extraordinaire, bâti aucune capitale, construit aucune flotte, étudié à fond aucune science, embelli d'une manière durable aucun endroit11». D'après Boigey, le type psychologique inactif de l'Islam résulte du fait que l'Islam procède, selon lui, d'un ensemble d'instincts arrêtés dans leur expansion par l'œuvre d'un imposteur génial qu'est Mohamed, là où l'état social des Occidentaux est l'aboutissement d'un immense travail philosophique. L'historien David Macey, auteur d'une biographie sur Frantz Fanon, a raison de souligner que l'hostilité et l'ignorance dont fait preuve Boigey à l'égard de l'Islam est un phénomène qui a une longue histoire. Pour illustrer son propos, il prend pour exemple l'écrivain italien du xiiie-xive siècle, Dante. Outre d'affirmer que Mohamed est un chrétien schismatique, dans le chant XXVIII de son Inferno, Dante le condamne, comme les autres seminatori di discordia, au huitième cercle de l'Enfer12. La philosophie et la littérature française des xviiie et xixe siècles contiennent de nombreuses appréciations similaires. Dans l'Essai sur les mœurs13, Voltaire, pour ne citer que lui, présente le prophète de l'Islam comme un imposteur, «le seul musulman à ne pas croire vraiment puisqu'il aurait su son imposture14». Pour revenir à l'opposition qu'établit Boigey entre le type psychologique des Occidentaux et celui des musulmans, on aura relevé que celle-ci ne va pas sans rappeler le dualisme établi par Moreau de Tours15 entre l'Occident et l'Orient, les Occidentaux et les Musulmans. De la comparaison des articles de ces deux auteurs, il se dégage des ressemblances mais aussi des dissemblances, notamment sur le rapport entre islam et folie. Si Moreau de Tours, comme la plupart des psychiatres, considère l'islam comme un moyen de prévention et de protection de la folie et la principale source d'aliénation mentale, Boigey, lui, le considère non seulement comme un agent pathogène, mais comme une religion qui porte en elle la folie. «Le dogme de l'islam, écrit-il, devait se développer avec la rapidité d'une épidémie contagieuse. Ses progrès s'expliquent moins par la théologie que par la pathologie mentale... C'est en quelque sorte une véritable folie épidémique que les hordes coraniques ont propagée, les armes à la main16». Boigey convoque à nouveau le prophète de l'Islam pour cette fois-ci lui attribuer la responsabilité de cette folie épidermique qu'il assigne à l'Islam. S'attachant à définir quel est l'état nerveux des musulmans, il affirme que Mohamed a implanté dans le cerveau des croyants un état névropathique dont les manifestations sont les suivantes : l'obsession, notamment la folie des mots (la prononciation cent fois par minute des mots Allah, Illah); le délire de tristesse, («le Coran a extirpé du cœur de l'homme tout sentiment de joie et de gaieté ; un état de suggestion perpétuelle») ; la perversion de l'instinct sexuel qui se manifeste par une tendance à la masturbation et à la pédérastie; et enfin les hallucinations visuelles ou auditives qui, d'après lui, font éclore dans le cerveau des résolutions soudaines que rien ne laissait prévoir, à savoir, crime et attentats17. La surenchère de Boigey est telle qu'elle ne pouvait que déboucher sur cette remarque sur la nécessité de l'existence même de l'Islam qu'il formule en ces termes : «L'islam, écrit-il, ne porte pas en lui la justification de son existence, parce qu'il est destructeur. Il ne crée ni ne produit, donc il ne pourrait subsister s'il ne vivait en parasite au détriment des groupements humains qui travaillent18». Pour justifier ce qu'il avance, Boigey cite plusieurs exemples dont celui d'Averroès19 et Avicenne20. Il soutient que l'un et l'autre étaient «des chrétiens espagnols convertis à l'Islam» et que «leurs découvertes en médecine ne sauraient être attribuées aux déséquilibrés de l'islam21». La falsification de la réalité historique est ici évidente. Avicenne n'était pas espagnol, mais perse, et il ne s'est au demeurant jamais rendu en Espagne. Quant à Averroès, s'il est né à Cordoue en Espagne, sa famille, tout comme celle d'Avicenne, était musulmane depuis des générations. Bien que l'on retrouve dans ce texte de Boigey certaines caractéristiques de la «psychiatrie coloniale métropolitaine» - l'opposition entre occidental et musulman, les résolutions soudaines, imprévisibles, qui éclosent dans les cerveaux des musulmans et qui font écho aux impulsions de Meilhon22 -, il serait tout de même exagéré de suggérer que ce texte, qualifié par Jean-Michel Bégué de «pamphlet fantasmatique à visée politique évidente23», relève du même registre que ceux que nous avons vus jusque-là. On peut même affirmer que l'article de Boigey est en rupture avec les textes qui le précèdent et le suivent consacrés à l'aliénation mentale chez les indigènes musulmans - ceux de Livet et Levet notamment - car il vise à légitimer l'occupation de la ville de Oujda et les représailles menées contre les Beni-Snassen, là où les autres cherchent soit à affirmer ou infirmer une théorie, ou à démontrer, du moins pour ce qui concerne les aliénistes d'Aix, la nécessité d'une assistance psychiatrique en Algérie. Autre point de rupture que l'on peut également pointer entre Boigey et ses prédécesseurs: les vues exprimées sur l'islam et les musulmans. Même si le discours des aliénistes métropolitains confine parfois à la caricature, à aucun moment ces derniers n'ont formulé «les vues exprimées si crûment par Boigey24». Tout porte à penser que le texte de Boigey, auquel ni Levet ni Livet ne fait référence25, tomberait dans l'oubli tant il s'est situé en marge des travaux des aliénistes métropolitains ; loin s'en faut. Les présupposés et la visée politique de ce discours resurgiront dans les publications des psychiatres de l'École de psychiatrie d'Alger. Notes 1-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», Annales médico-psychologiques (AMP), juillet-août 1908, pp. 5-14. 2-Son affectation dans l'Est algérien est l'occasion pour lui de publier une étude sur la tuberculose et la syphilis chez les indigènes, voir : Boigey (Maurice), « La tuberculose et la syphilis chez les indigènes du nord de l'Afrique », Revue d'hygiène et de police militaire, n° 29, 1907, pp. 682-690. 3-Voir à ce sujet: Voir à ce sujet: Defrance (Jacques), « Un épisode de l'histoire des sports: l'eugénisme sportif », pp. 1-6, p. 1, http://www.snes.edu/IMG/PDF/J-DEFRANCE-DrBoigey.pdf 4-Voir à ce sujet: Kably (Mohamed) (dir.), Histoire du Maroc. Réactualisation et synthèse, op. cit., p. 542-54 ; Katan Bensamoun (Yvette), Rama (Chalak), Le Maghreb, de l'empire ottoman à la fin de la colonisation, op. cit., p. 137. 5-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 11. 6-Boigey (Maurice), Le massif des Beni Snassen (Maroc oriental) - géographie physique - climatologie - ethnographie, thèse de doctorat sciences, Paris, 1912. 7-Chérif (Ahmed), « Étude psychologique sur l'Islam », AMP, mai 1909, p. 353-363, p. 354. 8-Du darwinisme social, doctrine inspirée par la théorie de l'évolution de Charles Darwin - sélection naturelle, lutte pour la survie - et selon laquelle, dans les sociétés comme dans la nature, la lutte pour la vie sélectionne les individus et explique l'évolution en société, il retient la version fondée sur la lutte entre les races initiée par Vacher de Lapouge et Houston Stewart Chamberlain entre autres. Voir à ce sujet, Tort (Patrick), Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Paris, PUF, 1996, p. 1108 à 1118. 9-Il reprend l'opposition que Ribot établit au travers de sa caractérologie entre les caractères actifs et les caractères apathiques - terme d'apathique que Boigey remplace par celui d'inactif. Les premiers qui ont pour marque dominante « la tendance naturelle et sans cesse renaissante à l'action » sont, selon Ribot, « gais, entreprenants, hardis, audacieux, téméraires». Les seconds qui ont pour marque propre l'inertie sont «paresseux, endormis, inertes et insouciants». Voir Ribot (Théodule), La psychologie des sentiments, Paris, Alcan, 1896, p. 378-379. 10-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 5. 11-Ibid., p. 6. 12-Macey (David), Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 236. 13-Arouet (François-Marie) dit Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII, Paris, Bordas, 2 vol., 1990. 14-Djaït (Hichem), L'Europe et l'Islam, op. cit., p. 28. 15- Moreau de Tours (Jacques-Joseph), «Recherche sur les aliénés en Orient» - Notes sur les établissements qui leur sont consacrés», AMP, tome premier, 1843, pp. 103-132. 16-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 7 17-Ibid., pp. 8-10. 18-Ibid., p. 12. 19-Originaire de Cordoue (Andalousie), Averroès (Ibn Rushd) (1126-1198), est un juriste, médecin, homme politique musulman, auteur de nombreux travaux dont un commentaire de la métaphysique d'Aristote : Averroès, Grand commentaire de la métaphysique d'Aristote - Livre 1, Paris, Les Belles Lettres, 1984. Sur la biographie et l'œuvre d'Averroès voir: Cruz Hernandez (Miguel), Histoire de la pensée en terre d'Islam, Paris, Desjonquères, 2005, p. 559-615 ; Mazliak (Paul), Avicenne et Averroès. Médecine et biologiste dans la civilisation de l'Islam, Paris, Vuibert, 2004, p. 105-170 ; Bouamrane (Chikh), Gardet (Louis), Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 112-119. 20-Avicenne (Ibn Sina) (980-1037) est un médecin philosophe et homme politique originaire de Boukhara (Ouzbékistan), auteur d'une grande œuvre médicale et philosophique.Nous citons deux de ses ouvrages traduits en français : Avicenne, La métaphysique du shifa. Tome 1, Paris, Vrin, 1978 - le tome 2 est publié dans la même édition, 1985 ; Livre de science, Paris, Les Belles Lettres, 1986. Pour plus de détails sur la biographie et l'œuvre d'Avicenne, voir : Ammar (Sleim), Ibn Sina. Avicenne. La vie et l'œuvre, Tunis, l'Or du temps, 1998 ; Médecins et médecine de l'Islam, De l'aube de l'Islam à l'âge d'or, op. cit.; Mazliak (Paul), Avicenne et Averroès. Médecine et biologiste dans la civilisation de l'Islam, op. cit., p. 11-102 ; Cruz Hernandez (Miguel), Histoire de la pensée en terre d'Islam, op. cit., p. 249-270. 21-Ibid., p. 13 22- Voir à ce sujet : Boumghar (Said), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, thèse d'histoire, Université Lyon 2, 2018. 23-Bégué (Jean-Michel), Un siècle de psychiatrie française en Algérie (1830-1939), op. cit., p. 123. 24-Au sujet des travaux de Livet et de Levet, voir : Boumghar (Said), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, op. Cit. 25-Macey (David), Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 236. 26-Il est à noter que tous deux se réfèrent dans leurs écrits à l'article que Boigey rédige sur l'assistance hospitalière en pays musulman, publié un an avant «L'étude psychologique sur l'Islam » dans La Presse Médicale, voir: Boigey (Maurice), «L'assistance hospitalière en pays musulman», La Presse Médicale, n° 76, samedi 21 septembre, 1907, p. 609-611. |