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CHICAGO ? Lors
d'un discours important devant l'Atlantic Council [un groupe de réflexion
américain], la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a
appelé à juste titre à revitaliser l'ordre économique mondial. Une phrase a
particulièrement attiré l'attention, celle dans laquelle elle appelait à
limiter le commerce des principaux intrants aux pays dignes de confiance, les
pays amis («friend-shoring»), ceci afin de réduire
les risques encourus par les chaînes d'approvisionnement utilisées par les USA
et leurs partenaires.
Cela devrait nous inquiéter. Aujourd'hui, les chaînes d'approvisionnement mondiales (qui existent grâce à la baisse des taxes douanières, du coût du transport et des communications) ont transformé la production en permettant aux entreprises de fabriquer des biens là où le coût de production est le plus faible. Autrement dit, les intrants à grande valeur ajoutée (par exemple en recherche et développement, dans la conception, la publicité et la finance) proviennent des pays avancés, tandis que la fabrication est délocalisée vers les pays émergents ou en développement. Les avantages sont évidents. Les produits finaux sont nettement moins chers, de sorte que même les pauvres des pays riches peuvent les acheter. Et le revenu des travailleurs du savoir de ces pays augmente, car le marché des produits à forte valeur ajoutée se développe. De leur coté, les pays en développement participent au processus de production en utilisant leur ressource la plus précieuse : une main-d'œuvre à faible coût. Au fur et à mesure que leurs travailleurs acquièrent des compétences, leurs propres fabricants adoptent des processus de production plus sophistiqués et remontent dans la chaîne de valeur. Les revenus des travailleurs augmentant, ils achètent davantage de produits des pays riches. C'est le cas pour la Chine qui comptait en 2017 plus d'utilisateurs d'iPhone que tout autre pays. Certes le commerce génère des bénéfices, mais ce n'est pas simplement un échange gagnant-gagnant car il ne faut pas oublier la répartition des gains et des pertes. Les petites villes exsangues du Midwest américain témoignent des inconvénients de la délocalisation de la production. Il en a toujours été ainsi : dans les pays avancés, les villes de la «ceinture de rouille» [les zones anciennement industrialisées] se sont développées en mettant au chômage les artisans traditionnels. Toutefois avec un soutien politique approprié, le commerce ne laisse pas nécessairement des personnes ou des groupes sur le bord du chemin. Ainsi en Scandinavie, les entreprises s'efforcent constamment d'améliorer les compétences de leurs travailleurs afin qu'ils soient prêts au changement. Tels sont les arguments de base en faveur d'un commerce libre et équitable ; on peut les trouver dans les cours d'économie pour débutant. Néanmoins au cours des dernières années, de nouvelles vulnérabilités sont apparues dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Au nom de l'efficacité maximale, les entreprises ont parfois négligé la résilience. Les catastrophes climatiques (notamment les inondations, les sécheresses et les incendies de forêt) et les crises (par exemple le confinement lié au COVID-19) ont mis en évidence les nombreux goulots d'étranglement des chaînes d'approvisionnement à flux tendu. C'est pourquoi les entreprises se demandent aujourd'hui si elles doivent augmenter leurs stocks à titre de précaution supplémentaire. Elles cherchent aussi à réduire les goulots d'étranglement en répartissant les sites de production dans différents pays et veulent accroître la flexibilité en rendant les intrants plus faciles à remplacer les uns par les autres. Le secteur privé vise ainsi à maintenir la continuité des chaînes d'approvisionnement mondiales. Mais la résurgence du protectionnisme, masquée et renforcée par les nouvelles rivalités géopolitiques, constitue une menace plus dangereuse que les problèmes des chaînes d'approvisionnement. La bagarre du type œil pour œil, dent pour dent autour des taxes douanières entre les USA et la Chine pendant la présidence de Trump n'ont été qu'une première salve. Les restrictions ultérieures imposées par les pays occidentaux aux produits vendus par Huawei, le géant chinois des télécommunications et celles imposées par la Chine aux importations australiennes ont encore aggravé les incertitudes politiques. Et aujourd'hui, en raison de la pression de l'opinion publique liée à la guerre en Ukraine, les sanctions contre la Russie pourraient s'étendre au-delà de ce que souhaitent les décideurs politiques. Si tout cela ne suffit pas à inciter les entreprises à repenser la valeur de leurs chaînes d'approvisionnement mondiales, le plaidoyer des gouvernements en faveur de la restriction du commerce aux pays amis le fera certainement. Il est vrai que la sécurité nationale ne doit pas être prise à la légère. Il est légitime pour un pays de s'assurer que les biens et services essentiels à sa défense nationale sont produits sur son territoire ou par des pays amis voisins. Cependant les intérêts protectionnistes élargissent souvent le mot «essentiel» aux produits courants (par exemple l'acier et l'aluminium). Si dans l'avenir la restriction des échanges aux pays amis devait englober ces produits, cela aura un effet dévastateur pour le commerce international. Dans le cadre de cette politique, on limite généralement les échanges aux pays qui ont des valeurs et des institutions similaires - en pratique, des pays qui ont un niveau de développement similaire. L'intérêt des chaînes d'approvisionnement mondiales tient au fait qu'elles impliquent des pays aux niveaux de revenu très différents, ce qui permet à chacun d'apporter son avantage comparatif au processus de production (par exemple les chercheurs titulaires d'un doctorat dans un pays, les ouvriers non qualifiés travaillant à la chaîne dans un autre). Or les restrictions commerciales envisagées affecteront cette dynamique, ce qui se traduira par une augmentation des coûts de production et des prix à la consommation. Certains syndicats se réjouiront de voir la concurrence réduite, mais la plupart d'entre nous la regretterons. Par ailleurs, il n'est même pas certain que la délocalisation de la production à l'intérieur des frontières du pays ou dans un pays voisin contribue à accroître la résilience ou la fiabilité de l'approvisionnement. Aux USA, c'est un oligopole de quatre entreprises américaines protégé de la concurrence étrangère par des droits de douane élevés qui produit le lait infantile. Mais, en ce moment certains Etats américains sont en rupture de stock en raison de problèmes dans une seule usine. Voilà pour ce qu'il en est de renforcer la résilience par la production nationale ! De même, la concentration de la production au sein d'un groupe de pays avancés n'améliorera pas nécessairement leur sécurité. Comme l'a montré le Brexit, les amis ne restent pas toujours amis. Même des pays aussi proches par leurs caractéristiques que les USA et le Canada ont eu de sérieux désaccords entre eux lors de la présidence de Trump. Plus précisément, leur interdépendance économique fait que des rivaux géostratégiques peuvent être réticents à se lancer des missiles. De nombreux observateurs estiment que la Chine y réfléchira à deux fois avant d'envahir Taïwan, car elle a vu les dommages que les sanctions font à la Russie. Si la Chine se préparait pour une invasion, elle devrait au préalable s'organiser pour être moins dépendante des échanges commerciaux avec les pays occidentaux, un processus analogue à celui involontairement mis en avant par ces derniers. Les relations économiques peuvent être compliquées, mais elles contribuent à la paix. Enfin, ne commercer qu'avec des pays amis tend à exclure des échanges les pays pauvres qui ont le plus à gagner de la mondialisation pour prospérer et se démocratiser. Cela augmente le risque qu'ils deviennent des Etats défaillants, un terrain propice au développement du terrorisme et à son exportation. Le chaos et les violences s'intensifiant, il pourrait en être de même de l'émigration de masse et des tragédies qui l'accompagnent. La restriction des échanges aux pays amis est compréhensible si elle s'applique exclusivement aux produits qui touchent directement à la sécurité nationale. Malheureusement, la perception de cette mesure par l'opinion publique montre qu'elle pourrait s'étendre bien au-delà. Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz *A été gouverneur de la Banque centrale indienne. Il est actuellement professeur de finance à la Booth School of Business de l'université de Chicago - Son dernier livre s'intitule The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind (Penguin, 2020). |