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J'ai
longtemps rêvé d'accomplir, sans jamais, au grand jamais, me lasser, ce voyage
en train suisse, et spécialement le Golden Pass Train
qui relie Zweisimmen à Montreux, et de nourrir mon
âme pour toujours des plus beaux paysages du monde peuplés de bouquets d'arbres
aux couleurs de l'automne, au moment où le jaune se mêle insensiblement au roux
et au marron-orangé, de cette verdure luxuriante, de la multitude de lacs
miroirs des plus clairs de ces magnifiques paysages humanisés de chalets
suisses irréprochables, et de maisons joliment rustiques enfouies dans la
verdure, éparpillées par une main magique le long de cette route unique au bas
des monts aux neiges éternelles, et tout le long des pâturages alpestres où
l'on voit répandues, de loin en loin, des vaches noires et blanches paissant ou
accroupies, livrées à un indéfinissable songe intérieur... Et cette couleur des arbres
(pins, pins sylvestres, jeunes sapins, cyprès, et de loin en loin des frênes et
des aulnes) où le roux, l'orange, le jaune et le vert se mêlent, en automne,
pour produire Ô miracle ! un paysage d'une beauté
saisissante, unique, envoûtante... qu'aucun peintre, fût-il le plus génial, le
plus talentueux ne trouverait dans sa palette pour essayer de reproduire ou de
recomposer ces scènes de la nature sorties tout droit d'un rêve nourri de
Contes d'Andersen, où finesse d'imagination, sensibilité et grande délicatesse
se mêlent subrepticement pour créer des histoires merveilleuses qui se passent
dans des lieux tout comme ceux dont je viens de parler, et où l'écrivain aurait
certainement aimé y vivre sans pour autant renoncer à son Danemark natal.
Le roux de ces arbres, qui défilent sous les yeux émerveillés de l'heureux voyageur, est beaucoup plus clair que sombre, le jaune tirant à l'orangé, et le tout divinement mêlé est une traînée de flamme incandescente, longue et éparse, qui brille au-delà de toute espérance. Et le vert, ce vert clair et mouillé des prairies qui longent la voie ferrée, côtoie le vert sombre des arbres nombreux et touffus qui bordent les grasses prairies s'égrenant nonchalamment, indéfiniment, le long du voyage. Au loin, un brouillard dense enveloppe les hauteurs des monts suisses. Si le paradis existe, il ressemblerait, à n'en pas douter, à ces véritables tableaux naturels et vivants qu'on ne trouve nulle part qu'en terre suisse. Dirais-je, en poussant plus loin la comparaison, que tout le paysage, tel un rêve éveillé, qui défile devant mes yeux, avec mon entendement et mes autres sens totalement ravis, est une symphonie de Schubert et une fugue de Bach miraculeusement réunies, et qui racontent l'histoire mélodieuse des airs de ces panoramas uniques qui se succèdent en fuite inespérée ? Le sujet dans le contexte précis de ce voyage terrestre, et donc dans la condition de spectateur, est dans un état de pure contemplation, selon l'idée de Schopenhauer, dans « le Monde comme volonté et représentation », en tant que «pur sujet de la connaissance dénuée de la volonté». Dans le livre majeur de Schopenhauer, la représentation est le monde des apparences, le monde de la clarté, de la conscience, le monde apollinien en quelque sorte où le « je » est bien identique à lui-même, opposé au monde de la volonté, ou plus précisément le monde du « vouloir », le monde souterrain des forces obscures, des pulsions, des forces puissantes de l'inconscient, cette énorme force cachée de la gigantesque partie invisible de l'iceberg, pour parler métaphoriquement, qui agit sur le sujet. La première instance psychique (la représentation) ne fait que représenter la volonté ou cette force cachée mais elle est dépourvue de tout pouvoir véritable, au contraire de la volonté (la deuxième instance psychique) qui est la seule force, le seul pouvoir, et constitue, pour Schopenhauer, la seule réalité. Ces deux instances forment le psychisme humain. Freud s'en est inspiré pour son concept d'inconscient, et avant lui Nietzsche pour son Dionysos comme force sombre et mystérieuse, antagonique mais nécessairement complémentaire du dieu Apollon (la lumière, le savoir, l'harmonie, l'ordre, la mesure, la sérénité), dans la civilisation grecque. Ainsi, selon les mots de Schopenhauer, le sujet évoqué plus haut « est rempli par le sentiment du sublime », et donc « dans un état d'élévation, raison pour laquelle on appelle sublime l'objet occasionnant cet état. Ce qui distingue donc le sentiment du sublime de celui du beau, c'est ceci : avec le beau, la pure connaissance a pris le dessus sans lutter, parce que la beauté de l'objet, c'est-à-dire sa nature facilitant la connaissance de son idée, a fait disparaître de la conscience, sans résistance et à son insu, aussi bien la volonté que la connaissance des relations toute livrée au service de cette volonté, en ne laissant subsister la conscience qu'en tant que pur sujet du connaître, de manière à effacer même tout souvenir relatif à la volonté; avec le sublime, par contre, cet état de la pure connaissance n'est atteint que grâce à un détachement conscient et violent à l'égard des relations, reconnues comme défavorables, que cet objet entretient avec la volonté grâce à une élévation, accompagnée de conscience, au-dessus de la volonté et de la connaissance qui s'y réfère. Cette élévation doit être non seulement atteinte par l'intermédiaire de la conscience, elle doit aussi être conservée et s'accompagne, par conséquent, du constant souvenir de la volonté, non certes du souvenir d'un vouloir particulier, individuel, comme la crainte et le souhait, mais celui du vouloir humain en général, dans la mesure où ce dernier trouve son expression universelle dans son objectivité, le corps humain » (Arthur Schopenhauer « le Monde comme volonté et représentation », traduit de l'allemand par Christian Sommer, Vincent Stanek et Marianne Dautrey, folio-essais, Gallimard, 2009,tome I, p. 413). Une partie importante du Livre III (métaphysique du beau) du « Monde comme volonté et représentation », dont est tirée la citation précédente, met en relief la part subjective du plaisir esthétique ou, en d'autres termes, la joie réelle causée par « la connaissance purement intuitive opposée à la volonté » (Ibid. p. 411). Le sentiment du sublime, dont il est question plus haut, est directement lié à la part subjective du plaisir esthétique. Dans l'esthétique baudelairienne que sous-tend la curiosité et l'étonnement, il y a, à la fois, jouissance et élaboration de la connaissance. Ainsi, tout ce qui a rapport au nouveau, à l'étonnant, et qui mène à l'?ivresse' esthétique a pour Baudelaire le nom de sublime. Schopenhauer n'était pas encore traduit(1) en France à l'époque de Baudelaire (je ne parle pas des germanistes et germanisants qui ont tout le temps existé en France, et qui certainement auraient eu vent de l'œuvre de Schopenhauer), mais celui-ci avait déjà fait l'éloge de Wagner (ce qui fait davantage la gloire de Baudelaire, du critique d'art en plus du poète universellement acclamé) qu'il sent proche de sa conception de l'art et du beau en général, et l'on sait que le véritable génie de la musique allemande de la deuxième moitié du 19e siècle, était très influencé par la métaphysique schopenhauerienne du beau, ce qui rapproche merveilleusement ces trois génies, sans que pour autant Baudelaire ait pu avoir connaissance des œuvres de Schopenhauer. Pour mettre un grain de sel à l'appétit admiratif de la sensibilité artistique de Baudelaire, et son esthétique en général très en avance sur son siècle, il n'y a pas mieux, à mon sens, que de citer un petit extrait de la lettre du 17 février 1860 qu'il envoya à Wagner : « Je me suis toujours figuré que si accoutumé à la gloire que fût un grand artiste, il n'était pas insensible à un compliment sincère, quand ce compliment était comme un cri de reconnaissance, et enfin que ce cri pouvait avoir une valeur d'un genre singulier quand il venait d'un Français, c'est-à-dire d'un homme peu fait pour l'enthousiasme et né dans un pays où l'on ne s'entend guère plus à la poésie et à la peinture qu'à la musique. Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée (...). J'ai éprouvé souvent un sentiment d'une nature assez bizarre, c'est l'orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter en l'air ou de rouler sur la mer. Et la musique en même temps respirait quelquefois l'orgueil de la vie (...). Il y a partout quelque chose d'enlevé et d'enlevant, quelque chose aspirant à monter plus haut, quelque chose d'excessif et de superlatif. Par exemple, pour me servir de comparaisons empruntées à la peinture, je suppose devant mes yeux une vaste étendue d'un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je la vois arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l'incandescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d'arriver à quelque chose de plus ardent; et cependant une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri suprême de l'âme montée à son paroxysme» («Richard Wagner et Tannhäuser à Paris», in «Curiosités esthétiques. L'Art romantique», édition présentée par Henri Lemaître, Garnier Frères, 1962, 2e édition 1976, pp. 689-691). Il y a quelque chose comme une loi naturelle qui fait que les grands esprits se rapprochent à plusieurs égards, même sans aucun contact et à distance, dans un siècle donné (le 19e siècle, dans ce contexte) sur certaines idées, en l'occurrence sur l'esthétique et sur l'art en général. La conception du sentiment du sublime dans la pure contemplation (qui tient de l'«art pur» dans la compréhension baudelairienne) chez Schopenhauer se révèle ainsi réellement proche de celle de Baudelaire. Le poète de « les Fleurs du mal » et l'incomparable critique d'art dans « Curiosités esthétiques. L'Art romantique », a réalisé une très belle étude du peintre et dessinateur Constantin Guys (1802-1892) (« Le peintre de la vie moderne », in « Curiosités esthétiques. L'Art romantique », déjà cité), en mettant en exergue cette ?esthétique de l'ivresse' et de l'étonnement, qui tiennent du sublime, chez le peintre dont tous les matériaux, en se classant, « se rangent et s'harmonisent, subissant cette idéalisation forcée qui est le résultat d'une perception enfantine, c'est-à-dire d'une perception aiguë, magique à force d'ingénuité » (« Le peintre de la vie moderne », in « Curiosités esthétiques. L'Art romantique » Garnier frères, 1976, p. 466). S'inspirant d'Edgar Poe (« L'homme des foules » in « Nouvelles histoires extraordinaires », traduction Charles Baudelaire, Le livre de poche, 1967), il suppose que l'artiste « serait toujours spirituellement à l'état de convalescent », et il continue ainsi (je cite toute la page, tant elle est sublime) : « Or la convalescence est comme un retour vers l'enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s'il se peut, par un effort rétrospectif de l'imagination, vers nos jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu'elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d'une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L'enfant voit tout en nouveauté ; Il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur. J'oserai pousser plus loin ; j'affirme que l'inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d'une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L'homme de génie a les nerfs solides, l'enfant les a faibles. Chez l'un, la raison a pris une place considérable, chez l'autre, la sensibilité occupe presque tout l'être. Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté, l'enfance douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes viriles, et de l'esprit analytique qui lui permet d'ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C'est à cette curiosité profonde et joyeuse qu'il faut attribuer l'œil fixe animalement extatique de l'enfant devant le nouveau, quel qu'il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette» («Curiosités esthétiques. L'Art romantique», Garnier frères, 1976, pp. 461- 462). Ce génie de l'enfant qui trouve toujours du nouveau, de l'inexploré, dans toutes les choses et les êtres de la vie, qu'il lui arrive d'explorer avec toute la curiosité profonde et la joie propres à cet âge, et que Baudelaire à magiquement saisi et compris, j'en ai un peu touché dans un certain nombre de textes (dont quelques-uns ont paru dans Le Quotidien d'Oran, et d'autres ailleurs dans des revues), j'ajouterai seulement quelques remarques sur ce regard unique de l'enfant porté sur les objets et les êtres de ce monde, que seuls les authentiques poètes, et écrivains de même tempérament, ont su comprendre. L'adulte, avec sa raison déformante et sous l'emprise de la routine qui inexorablement banalise tout ce qu'il touche, est définitivement sevré de tout ce qui a rapport au merveilleux, à l'étrange, au mystérieux, au contraire de l'enfant dont la sensibilité et l'imagination pré-juvénile (extraordinairement inventive et fertile) lui font découvrir partout du merveilleux, du mystérieux, du fascinant, de l'attirant, du séduisant..., en un mot, tous les chatoiements imprévisibles où fantaisie, désir, caprice, ivresse dans la joie, extase et rêves se trouvent étonnamment réunis. Les premières impressions et expériences de l'enfant, dans leur fraîche candeur, et leur soudaine et étonnante révélation, sont pour le poète (avec son ?alchimie' du verbe) peut-être la seule clé de l'énigme, toujours insoluble, qui donne accès à l'allée secrète menant à l'entrée du palais fermé du roi. J'ai commencé ce texte par un voyage terrestre en train suisse, le long des pâturages alpestres et des paysages inoubliables avec des arbres aux couleurs exceptionnelles de l'automne, et je termine par le voyage terrestre en tant que prétexte pour retrouver, reconnaître, reconquérir cette vie intérieure du poète, et qui constitue son véritable moi. Voyager vers des pays étrangers et villes lointaines, voyager en Orient (je prends l'exemple emblématique de Gérard de Nerval vers le milieu du 19e siècle), c'est essentiellement une recherche de soi, une quête de bonheur ou d'apaisement, un ressourcement, une reconnaissance, une quête ultime, enfin, de notre âme totale et infrangible qui nous sera révélée un jour ou l'autre par l'écriture. * Universitaire et écrivain Note : (1) De son vivant, Schopenhauer (1788-1860) était beaucoup moins connu que ses prédécesseurs Fichte, Hegel et Schelling (qu'il appelait «Les trois sophistes») à l'Université allemande, et qui jouissaient d'une grande réputation (en milieu universitaire) dans la 1ère moitié du 19e siècle. |