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Il est des hommes dont la
mort suscite des échos médiatiques. Cela est sans doute justifié par la
notoriété des défunts, relayée par la presse ou par le bouche à oreille. Il en
est d'autres dont la disparition se fait dans le silence sidéral et
l'indifférence. Dans ce cas d'espèce, on ne saurait incriminer quiconque. Cette
fatalité tient à l'existence de citoyens dont le service rendu à la nation
n'est pas audible. Pourtant, Ali Brahiti, homme d'une
humilité hors norme, a contribué un demi-siècle durant à rétablir ordre et
clarté, dans le fouillis foncier algérien. Premier ingénieur géographe, dont le
diplôme fut obtenu en 1967 auprès de l'Institut Géographique National ( IGN
-France ), il occupa, depuis cette date, jusqu'en août 2.000 où il prit sa
retraite, les fonctions de sous-directeur du Cadastre et de la Conservation
foncière dépendant du ministère des Finances, puis, successivement au sein du
même ministère, directeur des Affaires domaniales et foncières, directeur
général du Domaine national.
En 1992, il est nommé comme ministre-délégué au Budget et ce, dans six gouvernements successifs. Ce n'est un secret pour personne de rappeler la complexité du foncier algérien. Feu Brahiti l'a appréhendé à bras le corps, à un moment où il fallait gérer l'imbroglio juridique où s'entremêlaient le droit foncier colonial, la Chari'a encore en vigueur dans les zones qui n'avaient pas aiguisé l'appétit des colons, et d'autres zones encore, plus reculées où prévalait le «Urf» ( droit coutumier). Il fallait souvent jongler avec ces trois rationalités juridiques, auxquelles s'ajoutera, quelques années après l'indépendance, les premières dispositions régissant le secteur privé agricole (hormis les terres coloniales et quelques substituts affiliés). Ayant eu à travailler aux côtés de mon père, expert-foncier près les tribunaux, depuis 1963, sur les litiges fonciers de la post-indépendance, notamment dans l'ouest du pays, inutile de décrire la situation surréaliste des co-indivisaires dont une partie venait de rentrer du Maroc et vendre ses terres pour s'installer, ailleurs. À cela s'ajoutait le cas surréaliste de paysans dépossédés å une date récente par des Caïds locaux, dont les biens furent intégrés aux Domaines autogérés, et où, le défendeur, quand le litige est enrôlé par les tribunaux d'instance, n'est autre que l'Etat lui-même, ce qui n'est pas un moindre paradoxe. Cette complexité du régime foncier algérien n'a pas échappé à Ali Brahiti. En 2013, il publia aux éditions ITCIS un ouvrage intitulé : « Le régime foncier et domanial en Algérie : évolution et dispositif actuel ». Ce travail relate la situation juridique des terres qui prévalait avant la Constitution de 1989, la complexité du passage de l'économie socialiste à celle dite libérale, le contexte de l'actualisation cadastrale et domaniale (la photogammetrie aidant, puis l'image satellitaire vont donner un coup de pouce à l'opération d'encadastrement, mais restent encore insuffisantes pour les terres « inconnues » (cela rappelle les noms ?SNP' du temps colonial ), et surtout lesdites terres de parcours, dont le statut juridique est aujourd'hui traité à la hussarde. La première fois que j'ai rencontré feu Brahiti remonte au contexte de la Révolution agraire. En sa qualité de directeur national des Affaires domaniales, Il a fait appel à moi pour une consultation concernant le traitement de la limitation, prévue dans la deuxième phase, des co-propriétaires soumis au régime de l'indivision. Il savait que seule l'expertise judiciaire pouvait départager les co-indivisaires, mais cela se faisait en cas de litige. Or, dans le cas d'espèce (article 815 du code Napoléon : vu que nul n'est tenu de rester dans l'indivision), les co-indivisaires n'étaient pas en situation litigieuse. Leur cas relève d'une disposition coloniale tardive qui élargit les spoliations de cet article aux actes notariaux et administratifs. Un projet d'aménagement pour utilité publique pouvait mettre fin à l'indivision. Mais ces mesures juridiques s'inscrivaient dans le contexte des lois scélérates, combattues depuis, par l'Algérie en quête de recouvrer son indépendance. Comment donc valider une norme dont le présupposé colonialiste est avéré ? Certes, la Révolution agraire a vocation à rétablir l'équité entre les ayants-droit, néanmoins l'abrogation de l'indivision doit faire l'objet d'une loi générale qui va au-delà des quotités à déterminer pour évaluer les quotes-parts des justiciables, au regard des fameuses «fourchettes» d'attribution. En plus, pour chaque propriété familiale enquêtée, il faudra procéder à l'expertise, à l'instar de l'expertise judiciaire qui, ceci dit en passant, était et est encore un casse-tête chinois. Les jeunes enquêteurs de la deuxième phase de la RA, formés dans le tas et sans expérience, pouvaient-ils, sans dégâts, surmonter cette épreuve? Voilà en gros la discussion que nous avons menée des heures durant, à ce premier étage (ou second, je ne m'en souviens plus ) du Palais du Gouvernement, dédié au ministère des Finances. Depuis cette rencontre, qui remonte à l'année 1973, nous avons gardé feu Brahiti et moi, des relations d'estime réciproque, jusqu'au jour où, l'ayant appelé au phone comme à l'accoutumée pour avoir de ses nouvelles, il m'apprit qu'il se trouvait à l'Institut Gustave Roussy, à Villejuif. J'ai compris, pour y avoir accompagné un parent en 1983, que cette institution hospitalière est réputée pour la recherche sur le cancer, mais qu'elle n'accueille que les cas désespérés. J'ai appelé un peu plus tard. Son fils m'a répondu que le papa n'est plus. Paix à son âme. Puisse-t-il servir d'exemple pour les Commis de l'Etat en devenir. *Professeur Émérite des Universités |