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L'industrie est
présentée dans les Statistiques nationales (ONS) sous trois appellations
différentes ne permettant pas le même type d'analyse1:
Industrie globale, Industrie hors hydrocarbures et Industrie manufacturière.
Dans la mémoire collective, le secteur industriel a joué un rôle important, au
cours des deux premières décennies post-indépendance
(1966-1986), qui correspondent à la période de l'économie administrée
centralement. Mais il a évolué de manière contrastée, au cours des trois
dernières décennies. Dans ce qui suit, nous livrons quelques éléments de
synthèse d'une recherche dédiée à l'Industrie manufacturière.
Maintenant, nous savons, avec la problématique du développement humain2, que le développement d'un pays ne se réduit pas principalement aux seules usines, comme l'ont pensé, à la fin des années soixante, certains industrialistes algériens. Mais d'un autre côté, il est presque sûr «qu'il n'y a pas de développement sans usines», comme le concluent des études approfondies en notant que «la croissance du secteur manufacturier est un facteur important de réduction de la pauvreté, dans les pays en développement3». L'Algérie n'a pas fait d'impasse sur le développement humain puisqu'elle est arrivée en tête des pays d'Afrique4 après les Iles de Seychelles (100.000 habitants), mais n'a-t-elle pas sacrifié son industrie manufacturière ? 1. L'industrie manufacturière : une évolution contrastée L'évolution de la valeur ajoutée de l'Industrie manufacturière de l'Algérie a connu trois grandes périodes. La première période va de 1970 à 1986 et correspond à la période de l'économie planifiée qui a mis l'industrie au centre du développement, en lui allouant la majorité des investissements publics. La deuxième période (1987-1997) concerne la période de la manifestation de la crise profonde qu'a connue le pays (aux plans économique, institutionnel et politique). La troisième période (1998-2018) a été amorcée après le P.A.S (Programme d'ajustement structurel). Ces trois périodes ont enregistré des évolutions différentes de l'industrie manufacturière : 1970-1986 : la valeur ajoutée de cette industrie a été multipliée par 3,53 fois 1987-1997 : la valeur ajoutée a connu une chute de 25,7% 1998-2018 : la valeur ajoutée a été multipliée par 2,05 fois Il y a lieu de noter que la valeur ajoutée maximum de l'industrie manufacturière atteinte en 1986, a été dépassée de 65 % en 2018 (en monnaie constante, bien entendu), En 2018, la production manufacturière est bien supérieure au niveau atteint par la première période de l'industrialisation du pays. Evidemment, ce n'est ni suffisant pour l'économie nationale, ni tenable en comparaison à des pays comparables. En 1986, l'industrie manufacturière représentait 17,9 % du PIB et seulement 4,4 % en 2018. A titre d'exemple, en Egypte, ce taux est passé de 15,6 % à 16,7% et en Turquie de 27,2 % à 21,3 %, au cours de la même période. 2. Une évolution de l'industrie manufacturière supérieure à celle du PIB entre 1998 et 2019 Mais, quand on compare l'évolution des principaux paramètres économiques du pays, on peut s'étonner de remarquer que l'industrie manufacturière (décriée par beaucoup de discours alarmistes) a enregistré une croissance globale entre 1998 et 2018, supérieure à celle du PIB. En effet, le PIB (regroupant tous les secteurs d'activité économique) a enregistré une croissance de 95,2%, alors que l'industrie manufacturière a enregistré une croissance de 104,7%. Les données officielles de l'ONS ne permettent pas cette lecture immédiate, car elles ne publient ces paramètres qu'en dinars courants ! Cette industrie a donc bien été un facteur de croissance important, tout comme l'Agriculture. La plupart des discours tenus sur cette industrie la présentent, au mieux, comme une activité à très faible valeur ajoutée. A tort, comme on va le voir... Pour 2019 (année de crise), l'ONS5 nous apprend que le PIB n'a connu qu'une croissance de 0,8 % alors que l'industrie manufacturière a enregistré une croissance de 4,08 %. 3. Quatre principales caractéristiques de l'industrie manufacturière méritent d'être soulignées : a. Une privatisation rapide de l'activité Bien entendu, la privatisation des entreprises publiques, n'a pas été un succès, de l'avis des experts et principalement dans l'industrie6. Si le secteur privé ne représentait en 1980, qu'à peine 28,1 % de la valeur ajoutée de l'industrie manufacturière, ce taux est passé à 39 % en 2000 pour atteindre 65,4% en 2018. Ainsi, on constate qu'en 2018, le secteur privé domine 87,2 % de l'industrie agro-alimentaire qui représente plus de la moitié de la production manufacturière du pays. Ce secteur semble s'être totalement adapté aux besoins de la société, car la consommation des biens agro-alimentaires représente une partie non négligeable du budget des ménages (44% en moyenne en 2011). Même s'il reste dépendant des importations pour une partie de ses matières premières et semi-produits, sa gamme de production s'est fortement élargie, et la dernière tension créée à l'occasion du début de confinement relatif à la pandémie de Covid-19 a montré sa capacité à satisfaire les pics de demande en produits agro-alimentaires et ménagers. Aucune pénurie notable n'a concerné les produits agro-industriels et les produits ménagers. C'est un vrai succès de l'industrie manufacturière dont personne ne parle. b. le poids de la valeur ajoutée créée est non négligeable C'est par le poids de la valeur ajoutée créée par rapport à la production brute, ou chiffre d'affaires, qu'on peut mesurer l'importance des transformations apportées par cette industrie. En 2000, à la suite des restructurations et assainissements résultant des réformes et du P.A.S, le secteur public a faiblement amélioré sa part de valeur ajoutée qui est passée au taux de 36,6% et celle du secteur privé a faiblement baissé. En 2018, pour l'ensemble de la production (public et privé), la part de la valeur ajoutée n'a pratiquement pas changé par rapport à 1980, soit 34,8 %. Mais ce dernier taux cache la performance réalisée par le secteur privé qui a nettement amélioré son taux de valeur ajoutée devenu supérieur à celui du secteur public (35,2 % contre 34%). A titre de comparaison, en France, ce taux est variable d'une branche à l'autre, mais la moyenne, qui ne change pas en une décennie, est de l'ordre de 25,8%, en 2016. Le taux de l'industrie agro-alimentaire qui représente 19,8 % de l'industrie manufacturière, est de 21,60%, en 2016, alors qu'il a été de 31,60 %, en Algérie, en 2018. Comparativement, selon ces données, l'industrie manufacturière algérienne ne semble pas souffrir d'une faiblesse de son taux de valeur ajoutée. c. L'effondrement du poids des rémunérations salariales Pendant longtemps, les gestionnaires et analystes du secteur industriel dominé par le secteur public se sont focalisés sur le poids des rémunérations pour expliquer la faiblesse des performances financières des entreprises industrielles au cours des périodes 1970,1980 et 1990. Qu'en est-il actuellement ? Les données indiquent qu'il y a eu une chute très importante du poids des salaires dans la valeur ajoutée. Globalement, il est passé de 76,1%, pour le secteur public et 43,6 % pour le secteur privé en 1980, à respectivement 39,4% et 18 % en 2018. Dans l'industrie manufacturière, la rémunération du travail ne représente plus que 25,4% de la valeur ajoutée, soit un taux très faible par rapport à ce qu'il était en 1980 et 2000, et surtout par rapport à l'industrie européenne. Pourtant, au cours de la période 2000-2018, la valeur ajoutée de cette industrie a été multipliée par plus de deux. Le travail est très faiblement rémunéré dans l'industrie manufacturière, si on le compare à la France où la rémunération du travail est passée de 57,5 % en 2000 à 59 % de la valeur ajoutée en 20187. Cette réduction des coûts salariaux en Algérie résulte de la chute des effectifs employés et du recours prédominant à une main- d'œuvre peu qualifiée. Pourtant, elle n'a pas entraîné de réduction des coûts de production dans de nombreuses branches d'activité et surtout n'a pas mis fin aux déséquilibres financiers des entreprises publiques. d- L'importance du surplus dégagé par l'industrie (ENE) Cet indicateur financier est important car il regroupe le surplus dégagé par l'activité pour rémunérer le capital (revenus des détenteurs du capital), les emprunts bancaires dont a bénéficié l'activité (les frais financiers), l'Etat (les divers impôts) et financer les investissements. Il serait plus intéressant de calculer l'excédent brut d'exploitation qui ajoute à l'ENE le montant de l'amortissement annuel (l'usage annuel du capital). Des pans entiers du secteur public se sont effondrés comme dans les branches des ISSMMEE, de la Chimie, l'Agro-alimentaire, les textiles et les cuirs. Un grand nombre d'usines des entreprises publiques ont dû fermer silencieusement (et parfois bruyamment sans résultat) leurs portes. Le bilan de cette casse industrielle n'a pas encore été réalisé. En revanche, le secteur privé dans l'industrie manufacturière a connu une véritable éclosion entre 2000 et 2018, puisqu'il affiche plus d'un million d'emplois en 2018, alors qu'il n'enregistrait que 88.611 emplois en 1990. Son taux de l'ENE est passé de 70,4 %, en 2000 à 64,7%, en 2018. A partir des années 2000, les entreprises publiques restantes ont commencé globalement à afficher un ENE positif, passé de 18,8% à 30,1 %, en 2018. Quelques branches d'activité restent malgré tout, fortement déficitaires, même si l'industrie manufacturière publique affiche un résultat positif, en 2018. En 2018, les ISMMEE affichent un déficit de -2,4% de la valeur ajoutée produite, les industries chimiques -6% (la production pharmaceutique du secteur public a connu une chute de 23 % entre 2009 et 2017, malgré les investissements réalisés), les industries textiles - 64,1% et les cuirs et chaussures -21,4%8. Peuvent-elles survivre longtemps avec des déficits pareils et, surtout, comment les financer ? De plus, ces entreprises, victimes de leurs déséquilibres financiers, ont cessé ou ralenti tout investissement nouveau, ce qui ne présage d'aucune possibilité de réduction des coûts de production et d'amélioration de leurs équilibres financiers. Il est d'ailleurs étonnant que le taux de marge calculé ne permette pas au secteur de fonctionner correctement, alors que comparativement, il est presque le double de celui qu'affiche l'industrie française, dans l'agro-alimentaire. La question qui se pose est de savoir pourquoi avec un taux de marge de 69,3% en Algérie, l'industrie manufacturière privée soit moins outillée que l'industrie manufacturière française qui n'affiche que 36,9% et consacre un taux important à l'investissement (soit 14,8% de la valeur ajoutée en 2016) et à la recherche et développement. Cette question mérite une recherche approfondie. En conclusion : 1. L'industrie manufacturière a connu au cours des dernières années une croissance non négligeable, faisant d'elle une locomotive de la croissance du PIB (malgré les lobbies de l'import-import). Statistiquement, elle est mal saisie et mal suivie. 2. Cette industrie a montré sa capacité, dans un grand nombre de segments (agro-industrie, produits ménagers, pharmacie, produits chimiques,....), à s'adapter à un pic de la demande nationale (au moment de la décision de confinement) et éviter le cauchemar des pénuries dont la société avait fortement peur. 3. La valeur ajoutée dégagée par son activité est relativement importante (contrairement à une croyance persistante) et son taux est même supérieur à la moyenne française. 4. Le coût du travail est devenu très faible dans cette activité. C'est un atout pour attirer des investisseurs et une faiblesse pour l'économie. 5. L'excédent brut d'exploitation est nettement supérieur à la moyenne européenne. Comment se fait-il que l'épargne dégagée dans l'industrie ne soit pas réinvestie dans l'industrie et /ou dans la recherche et développement ? 6. Les barrières à l'entrée dans l'industrie, en Algérie, sont très élevées9. Si les institutions qui la conditionnent sont réadaptées (aux plans fiscal, douanier, bancaire, administratif, statistique,...), elle peut enregistrer une forte croissance en modernisant ses entreprises et en réinvestissant son épargne oisive. 7. Le marché qui s'offre à l'industrie manufacturière est très important : une demande insatisfaite des ménages dans un grand nombre de segments, une agriculture florissante qui ne demande qu'à être accompagnée à l'amont et à l'aval par l'industrie, un système éducatif et un système de santé, en constante croissance, qui doivent se moderniser, constituant un marché immense en équipements et en produits industriels de toutes sortes, un parc immense de logements qu'il faut équiper et moderniser... 8. Le travail ne manque pas pour l'industrie manufacturière pour les dix prochaines années...si toutes les barrières à l'entrée, avec des lobbies10 anti-industriels très actifs11 (monopolisant et gelant une grande partie des zones industrielles du pays), sont identifiées et neutralisées. *LAREGE Université d'Oran 2 Notes : 1- La Nomenclature des activités est présentes dans tous les documents de l'ONS qui présente les sections industrielles come suit : Section B : Industries extractives (Hydrocarbures, Mines et carrières) Section C : Industrie manufacturière : ISMMEE ( industries sidérurgiques, métallurgiques, mécaniques, électriques et électroniques), Matériaux de construction, Chimie-Plastiques et Pharmacie, Agro-alimentaire, Textiles, Cuirs-chaussures, Bois et papiers et industries diverses. 2- Amartya Sen ( prix Nobel d'économie 1999) a écrit avec Mahbub ul Haq le premier Rapport sur le développement humain en 1990, publié par le PNUD ( Programme des Nations unies pour le développement), où ils mettent le développement humain au cœur du développement en général, et économique en particulier. Leur contribution se traduit par la création d'un Indice de développement humain (IDH), qui combine trois facteurs considérés comme essentiels : la santé (évaluée avec l'espérance de vie), l'éducation (taux de scolarisation et d'alphabétisation) et les ressources monétaires (revenu par habitant en parité de pouvoir d'achat) 3- Cadot, O., de Melo, J., Plane, P., Wagner, L. & Woldemichael, M. (2016). Industrialisation et transformation structurelle : l'Afrique subsaharienne peut-elle se développer sans usines ? Revue d'économie du développement, vol. 24(2), 19-49. doi:10.3917/edd.302.0019. 4- Le fait qu'elle soit classée en tête des pays d'Afrique ne semble réjouir particulièrement ni les pouvoirs publics, ni des experts médiatisés et encore moins les commentateurs. Il s'agit en fait d'une forme de déni collectif !? 5- ONS, Les Comptes nationaux trimestriels, 4ème trimestre 2019, Données statistiques n°889, mai 2020. 6- A ce jour, dans les revues algériennes, on recense 42 articles portant sur la question de privatisation des entreprises publiques en Algérie in www.asjp.cerist.dz/ 7- Banque de France, Bloc notes éco, Billet n°65, Part du travail dans la valeur ajoutée : un diagnostic difficile. 2020. 8- Calculs effectués à partir des Comptes économiques, ONS 2020 9- Selon le dernier Rapport du Doing Business 2020, l'Algérie a la pression fiscale sur les entreprises parmi les plus élevées au monde, soit 66,1% de l'excédent brut d'exploitation et 27 paiements par an !( aucun expert ni administration n'ont contredit cette information qui a un impact d'éviction certain sur des éventuels investisseurs étrangers et nationaux !!) 10- Communiqué du Conseil des Ministres du 18 janvier 2020 « Lors de ce Conseil, le deuxième qu'il a présidé depuis son investiture, M. Tebboune a mis l'accent sur «l'impératif de mettre un terme à l'influence des lobbies et des groupes d'intérêts dans les politiques publiques», selon le communiqué du Conseil. 11- A titre d'illustration : LSA-direct Le soir d'Algérie, 01/07/2020, titre : Les révélations chiffrées du Ministre de l'industrie pharmaceutique. Le Ministre révèle que plus d'une trentaine d'unités de production pharmaceutique étaient bloquées, parfois pour des raisons futiles, pendant plus de deux années, en mettant en relief les actions funestes des lobbies très forts anti-industriels dans le domaine du médicament. |