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«El mendjel»,
un autre mot qui vient de s'ajouter au dictionnaire langagier des Algériens,
après la révolte populaire du 22 février qui continue jusqu'à ce jour.
Ainsi, après «Hirak», «Cachir» ou « Issaba», «El mendjel» est un autre mot qui, détourné de son sens pragmatique premier, s'initie dans un contexte plus large, allégorique et complètement éloigné de sa qualité originale. Traduit en français par le mot « La Faux», «El mendjel» est un outil agricole manuel qui sert à faucher les herbes pendant la période des fenaisons pour la récolte du foin, ou pour la moisson des céréales dans les terrains accidentés inaccessibles aux moissonneuses industrielles. C'est un instrument d'une longueur moyenne avec une lame arquée sur un demi-cercle, maintenue par un manche qui mesure la portée de la paume d'une main. Pas besoin d'être un intellectuel ou un fin lettré pour manier «el mendjel», il suffit de lever la main et de chiper les herbes en bouquets. L'outil ne réfléchit pas, il obéit à la force de tire que la main lui donne. Il ne calcule pas et ne choisit pas une herbe distincte au milieu des autres. Il rafle tout dans son élan, du moment où tout le champ doit être mis à ras afin d'entamer une nouvelle saison avec d'autres labeurs. Mais, au-delà de sa signification ordinaire, «El mendjel» s'étend vers une connotation politique assez péjorative, née justement du développement des événements semaine après semaine en Algérie. Il ne s'agit donc pas du rasage des champs pour la préparation de nouvelles récoltes agricoles, « El mendjel» revêt une signification impartiale qui exprime l'ambition du peuple de découdre totalement avec les éléments d'un système politique inique, lesquels ont géré et conduit le pays vers un état de chaos. A ce titre, il est toujours nécessaire de rappeler que l'Algérie était gouvernée par une oligarchie clanique institutionnalisée par la fraude électorale à tous les niveaux et instrumentalisée par la corruption des administrations et des services à toutes les échelles de l'Etat. Vols, gaspillage, corruption, surfacturation des projets, détournements de fonds, abus de pouvoir et d'autorité pour l'extorsion des biens publics ou l'appropriation illégale d'immobilier et du foncier étatique : ce sont des exemples de délits que les premières enquêtes ont révélés chez nombreux hauts responsables des anciens gouvernements. Les sommes d'argent escamotées du trésor public sont faramineuses, les chiffres déclarés par les investigations sont inimaginables. Le mal est profond, il est partout parmi les cercles des gouverneurs et les relais tentaculaires qui les soutiennent et les relient à la masse de la société civile (partis politiques, mouvement associatif, syndicats ou personnalités d'influence). «El mendjel» est alors le seul moyen pour mettre de l'ordre dans ce cafouillage mafieux, il devient le justicier. Le secteur de la justice recouvre enfin un degré appréciable d'indépendance d'agir et de décider, son travail est cependant colossal, par rapport au nombre impressionnant des incriminations et à la complexité des affaires à devoir élucider. Nombreuses personnalités impliquées dans des dépassements, autrefois intouchables, sont jugées et mis en détention provisoire en attendant les suites de leurs procès. Certains sont sous poursuite judiciaire avec interdiction de quitter le territoire et d'autres attendent leur tour pour rendre compte de leurs méfaits devant les tribunaux. « El mendjel» ne distingue pas un gradé militaire d'un cadre invétéré des hautes sphères de l'Etat, ni un homme politique de renom d'un industriel richissime ni un vieux carriériste à la retraite d'un jeune en plein exercice de ses fonctions. Tous sont égaux devant la loi, chacun est responsable de ses actes. Traditionnellement, « El mendjel» est un objet rural qui n'a pas sa place dans les mœurs de la vie citadine. Mais, la circonstance alarmante oblige qu'il soit présent dans toutes les rues du pays. Désormais, chacun des millions de manifestants a son «mendjel» brandi dans sa tête. Toutefois, le nettoyage de la République est une besogne titanesque qui risque de prendre du temps, par rapport aux complications des dossiers politico-financiers et aussi en regard des enjeux urgents qui pressent pour sortir de la crise politique et constitutionnelle que le pays traverse depuis plusieurs mois. Durant son histoire, «El mendjel» a toujours été observé comme un outil miséreux, de par son association au métier pénible de cultivateur saisonnier, utile seulement lors des moissons des céréales. Ces ouvriers journaliers se regroupent dans des endroits particuliers, ils ont un coin à eux dans chacune des villes de l'intérieur du pays. Chacun son chapeau de paille sur la tête pour se protéger de la canicule des grandes chaleurs et, bien entendu, son «mendjel» sous le bras, ils attendent qu'un fermier vienne les louer pour effectuer une courte besogne, moyennant un salaire mesquin et parfois une partie des exploitations. On les entend chanter en chœurs des refrains bédouins en bravant des parcelles reculées, défiant le climat sec et l'aridité des terres difficiles à œuvrer. Sans un revenu stable ni un statut social officiel, ces paysans singuliers subsistent au hasard de la baraka d'Allah. Pauvres, ils sont l'une des classes les plus démunies de la population. «El mendjel» est évidemment le symbole de l'infortune de ces gens déshérités, son apparition dans la société est probablement un acte réparateur de torts appliqués par des gouverneurs inconscients et irresponsables. Il est là pour redresser cette situation de non-droit, pour juger et punir tous ceux qui ont trahi la nation et manqué à leurs engagements envers le peuple en entier, et pas seulement pour ennoblir les paysans qui en font leur gagne-pain. Il faut dire qu'en dehors du sérail républicain, c'est tout le peuple qui a subi et souffert des abus d'un régime tyrannique aussi fermé que celui du système algérien. A présent, «El mendjel» fait peur aux dirigeants défaillants qui ont fauté dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'est plus l'outil agricole qui reflète la détresse de ses usagers, il est la règle qui explique la véritable application de la loi, le chemin qui conduit assurément vers un Etat de droit. *Ecrivain |