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Cadre
introductif et problématique
La grande majorité des pauvres ne vivent pas seulement dans les pays les plus pauvres, mais aussi dans les pays à revenu intermédiaire dont l'Algérie1. L'assèchement du fonds de régulation des recettes de l'Etat, conséquemment à la dégringolade du prix de la principale matière première exportée, d'une part, et le ralentissement de l'économie qui en a résulté, mettent les pouvoirs publics à l'heure des «ajustements budgétaires face aux potentiels risques de dégradation des équilibres macro-économiques et financiers»2 et sociaux faut-il rajouter. Ces ajustements interviennent dans une Algérie de près de 42 millions d'habitants, où les générations montantes bousculent, sérieusement, la pyramide des âges, mais aussi le devenir des acquis sociaux. Bien que la république sociale soit une valeur historique commune, la crise qui s'installe, remet en question les certitudes face aux menaces de fractures sociales. Les besoins fondamentaux des populations, sont incompréssibles et sont appelés à être plus importants, en termes d'éducation, de santé, d'alimentation, de logement et de transport. Le rapport de présentation du projet de LF 2018 indique que «les dépenses de fonctionnement, (...) à fin juin 2017, ont baissé de 2,2%, sous l'effet, notamment, de la baisse du poste regroupant l'ensemble des transferts courants (Transferts sociaux et Actions économiques et sociales de l'Etat).» Pour l'année 2018, si les transferts sociaux budgétisés sont portés à 8,4% du PIB3, les Pouvoirs publics annoncent le passage iminent d'un systéme de subvention généralisé, vers un système de subvention ciblé; en clair, une modulation des subventions et des transferts sociaux, en fonction des revenus. Le rôle social de l'Etat évolue. Pour l'heure, on entend le redimensionner aux moyens4 de la Nation, et le mettre en correspondance avec le nouveau modèle de croissance, annoncé. Loin de l'effervescente question relative à la réforme des transferts sociaux, qui suscite depuis, autant d'arguments à charge contre leur résorption, que de démonstrations d'adhésion enthousiastes à leur réorientation, la stimulation de la bienfaisance à travers le Waqf est de nouveau, relancée par les autorités publiques ,depuis quelques années. Rappelons, à cet égard, que la reconnaissance, par les Pouvoirs publics de la fonction sociale de la bienfaisance a commencé à s'imposer, une décennie plus tard, après le recul, sans précédent, de l'Etat ?providence' du fait de la crise du milieu des années 80. Rappelons aussi que c'est sur les décombres d'une administration sociale, en déconfiture, qu'ont poussé des initiatives philantropiques de substitution ; certaines sincères, d'autres carrément opportunistes, voire foncièrement dangereuses, pour le pays. Le champ de la construction des mosquées, celui de l'Enseignement religieux, celui des ?uvres caritatives, entre autres, ont été investis à des fins politiques, ou pour asseoir des doctrines hégémoniques. En tant que profonds et indéracinables réseaux d'influence et en tant qu'inégalables réceptacles de dons, les ?zaouias' furent réhabilitées dans des habits neufs et réarrimées au projet républicain5; financements publics à l'appui. Leur encadrement leur conféra, aussi, l'onction officielle nécessaire à la poursuite de leur vocation, dans le cadre de l'ordre public qu'incarne, sans partage, l'Etat rassembleur, garant de l'intégrité de la Ntion. Avec un ministère des Affaires religieuses qui n'a plus pour seul horizon que les seules questions du culte, et forts d'un dispositif, plus ou moins, actualisé6, les Pouvoirs publics ont entrepris de valoriser l'acte de bienfaisance, à travers les biens Waqfs7 publics notamment pour en faire une institution socio- économique, d'intérêt général. A-t-on réussi à concilier l'essence originelle de l'institution du Waqf avec les objectifs de politique publique, en matière de lutte contre la pauvreté ? Quel est ce marché du Waqf public qu'on veut sortir de l'ombre et développer pour créer une solidarité intergénérationnelle ? Quelle en est la consistance et quel bilan en présente-t-on ? Par ailleurs, encourage-t-on le développement du Waqf privé alors que d'inestimables ressources se réfugient dans l'informel. Evolution et vicissitudes du statut des biens waqfs, en Algérie La bienfaisance est dans l'adn de toutes les sociétés. Elle a connu diverses manifestations et formes. Dans le monde musulman, la fiducie s'est imposée très tôt comme forme privilégiée d'organisation de la bienfaisance. Au XIII siècle, à Damas, capitale des Omeyades, les Waqfs étaient la principale forme de diffusion du savoir et des enseignements, lequel s'exerçait à travers, environ, 400 écoles. De même, le statut de Waqf s'étendait au tiers des terres agricoles en Egypte et en Turquie. Dans l'Algérie malékite, le habous a connu un développement important, surtout au cours de la période ottomane,8 durant laquelle l'attachementaux biens de la communauté et leur préservation étaient de salvateurs actes de résistance, face à l'extension du domaine beylical9 et aux lourdes et obérantes taxes imposées aux habitants et perçues comme illégitimes, étant bien au- delà de la ?zakat' due aux pauvres10. Le choc avec le colonisateur11 a été encore plus fatal pour les Waqfs ; tous les biens s'y rapportant ont été confisqués puis spoliés aux fins d'appropriation du sol, mais aussi parce que cette institution constituait le principal liant de la société de par le nombre et l'importance des biens et services mis en commun qu'elle préservait. Au lendemain de l'Indépendance, les Pouvoirs publics ont tenté d'encadrer ce qu'il en subsistait12en les versant dans le domaine public13. La vague des nationalisations qui ont marqué les premières décennies post- indépendance a vidé la substance du Waqf (ordonnance portant réforme agraire notamment)14. Avec la loi n° 84-11 du 9 juin 1984, portant code de la famille, dont les fondamentales et principales sources sont la ?Charia' et le ?Fiqh', l'institution du Waqf «migre» tout naturellement, dans le droit positif relatif au statut personnel, à travers huit dispositions15 du livre quatre du code intitulé : ?dispositions testamentaires, Les constitutions de 1989 (article 49), puis celle de 1996 (article 64), reconnaissent et garantissent les biens waqfs pour les rétablir. La loi 90-25, du 18 novembre 1990, portant orientation foncière qui a mis fin à la réforme agraire, va permettre la restitution des biens, aux fondations religieuses. Afin de définir les règles d'organisation, de protection et de fonctionnement des biens waqfs, la loi 91-10 du 27 avril 1991 relative aux biens waqfs fut, enfin, adoptée. Cette loi fut amendée et complétée, successivement, par : la loi 01-07 du 22/05/2001 qui consacre une vision entrepreneuriale des biens waqfs publics dont la gestion revient à l'Etat. Cette loi introduit pour ce faire, de nouveaux modes d'exploitation supposés, en phase avec les mutations économiques (prêts grâcieux d'utilité waqf, la commandite waqf..), afin que le Waqf public soit «fructifié et développé» et qu'il devienne «une institution forte, visant à développer différents secteurs en prévention de crises économiques »16, et par, la loi 02-10, du 10 du14 décembre 2002, qui redéfinit les deux catégories de Waqf publics, à rente indeterminée, en élargissant leur domaine ; ce qui marque une rupture avec la conception des précédents rédacteurs dont le texte porte la trace d'une influence laique,17 S'agissant des Waqfs privés, cette loi reconduit (article 2 alinéa 3) les dispositions de la loi 91-10 dont elle en a abrogé les dispositions susceptibles de restreindre le Waqf privé. Les textes réglementaires qui seront pris, ultérieurement, porteront essentiellement sur la matière des Waqfs publics. Le waqf Public: un domaine «quasi public» de redistribution et de régulation sociale ? La pauvreté gagne du terrain. La précarité frappe de plus en plus tôt, durablement et indistinctement, toutes les strates sociales qui constituent le ventre mou de la société. La machine du travail est en panne, les capitaux sont peu ou plus assez productifs. La politique de redistribution sociale a atteint ses limites, le risque de rupture dans le corps social, ne relève plus de la fiction pessimiste de quelques sombres oracles. Comme dans tout corps social, le devoir moral d'entre-aide et l'esprit de solidarité créent des digues pour éloigner le chaos qui menace tous. Les élans de solidarité apparaissent à travers des actions de mobilisation informelles, plus ou moins spontanées, et celles plus ou moins régulières des associations qui ont pignon sur rue, toutes en vue de secourir les plus faibles, toujours plus nombreux, et de subvenir aux besoins sociaux de ceux qui ne peuvent emprunter les circuits étatiques de la solidarité nationale. Pressentant tout le potentiel de la bienfaisance, notamment celui dont elles ont la charge, les Autorités religieuses entendent, mobiliser le Waqf en tant qu'institution sociale et le développer dans un sens entreprenarial18 pour générer, non pas seulement de la charité, mais des opportunités de vie décente. Mais, la philantropie ne soulève pas, seulement, la question de son contrôle et de la régulation des utilisations qu'on en fait, mais une question d'ordre politique, qui implique un niveau et un degré de partage des espaces publics avec la société civile. En vertu de l'article 2 de la Constitution, l'Etat occupe légitimement et légalement, à titre exclusif, l'intendance des Waqfs publics dont il en fait un quasi domaine public. Il conserve ainsi, non seulement le contrôle mais surtout la gestion et donc l'affectation des revenus ; ce qui lui donne, par conséquent, le pouvoir d'incarner souverainement le Waqf. Pragmatiques et enthousiastes, les défenseurs de la relance du Waqf, n'hésitent pas à considerer, ce second domaine de compétence, encore vierge, du ministère des Affaires religieuses, comme étant celui du «troisième secteur économique» 19 et déploient pour ce faire, une lexicologie savante, autour de la fiance éthique. Et, qui mieux que les autorités religieuses, dont les structures n'ont cessé d'être étoffées, depuis la crise nationale, de la fin des années 80, pour exhorter la société à puiser dans le leg culturel et dans la tradition musulmane, de quoi s'aquitter de son devoir éthique envers son prochain et prendre part au développement et au rayonnement social? Le ministère des Affaires religieuses s'est ainsi «doté» d'un domaine économique à part entière. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'influence française n'a pas disparu du champ politique algérien, dans la mesure où l'on tient, encore, pour définitive, la conviction que le don est une responsabilité publique de l'Etat20 et que l'Etat est le principal régulateur du social. Comme en France aussi, la justice sociale en Algérie se veut, toujours, une justice distributive. Celle-ci passe par la fiscalité et par les transferts sociaux, et non par les dons, lesquels proviennent librement21 des particuliers. La crise s'imposant, depuis quelques années, les Pouvoirs publics lancent des signaux d'alerte au sujet des subsides publics, mais aussi des appels incantatoires aux dons pour réanimer et enrichir un patrimoine waqf pour restaurer une solidarité non contrainte et surtout pérenne. Les dons de piété sont encouragés mais sous la bienveillance de l'Etat22. Les appels réitérés au partenariat, avec des investisseurs et autres promoteurs privés pour développer des projets économiques se rapportant aux biens waqfs, indiquent que, d'une part, l'Etat se place au cœur de la finance islamique23 comme un acteur incontournable et que, d'autre part, il passe du «faire seul» au «faire avec» des initiatives privées, issues d'une société dans laquelle croît, au demeurant, une préoccupante économie de type informel. Ces appels aux bonnes volontés pour impulser le tiers secteur, passent difficilement, dans une société aussi imprégnée par l'omniprésence de l'Etat, au point que l'édifice social en dépend dans toutes ses composantes y compris celle religieuse. La société n'est pas, seulement, en retrait, elle est ouvertement indifférente, voire hostile à la chose publique même lorsque celle-ci est d'intérêt général. La bienfaisance, ne cesse-t-on de le rappeler, est source de prospérité, mais elle ne serait pas encore au niveau des attentes, ni à la hauteur du potentiel approché de donateurs fortunés24. Et pour preuve, le fonds national de la Zakat25 n'en aurait capté qu'à peine 20%26 alors qu'il s'agit d'une aumône obligatoire pour les musulmans27. En ces temps difficiles de crise récurrente, le don est de nouveau magnifié en ce qu'il a d'éthique mais pas seulement. Les pouvoirs publics ont réglementé en les distingant, deux catégories de Waqf, constituant ainsi deux secteurs du Waqf. L'un privé relatifs aux waqfs familliaux ou privatifs qui bien qu'encadrés sont laissés à l'initiative privée, et le secteur des Waqfs publics pris en mains par l'Etat. En matière de Waqfs publics, l'Etat entend en maîtriser les ressources, les capter pour orienter, ensuite, tous les revenus tirés ou à tirer de tels dotations, (trésorerie) dans des activités qui renforceraient le rôle du Waqf dans le développement de projets économiques ou à retombées économiques (éducation, santé, prévention etc..), venant ainsi, en concurrence avec le département ministériel de la Solidarité. La récupération des biens immobiliers waqfs auprès d'indus possesseurs, leur recensement, leur inventaire, leur enregistrement au Registre du foncier, constituent autant de démarches et de procédures, par le ministère des Affaires religieuses pour organiser de véritables fonds dont la gestion lui permettrait de domestiquer la bienfaisance et s'allier à ses acteurs. Le choix a été fait d'une gestion étatique directe et hypercentralisée, au prix d'un mariage artificiel avec les outils traditionnels du Waqf. En matière de Waqfs privés, en revanche, le dispositif n'a rien apporté pour réanimer une institution qui aurait besoin d'incitations pour la rendre intelligible et plus attractive, notamment au secteur informel. A suivre Notes : 1-Au titre de l'année 2017-2018, l'Algérie s'est maintenue parmi les «pays à revenu intermédiaire supérieur», alors que le revenu par habitant a baissé de 5480 dollars en 2013 à 4270 dollars en 2016, selon les données de la Banque Mondiale. 2-Cf « Rapport de Présentation du projet de la Loi de finances pour 2018. 3-On aurait mieux apprécié le niveau des transferts sociaux s'ils étaient rapportés aux revenus des ménages. 4- Ces moyens sont menacés par les contraintes induites par une conjoncture économique internationale défavorable. 5- « Elles ont été tant décriées par la colonisation, une grande partie des réformistes musulmans et des nationalistes algériens de la première moitié du XXe siècle et par beaucoup, depuis le sommet de l'état dans les premières décennies de l'Algérie indépendante, en particulier sous le président Boumediene ». Aziz Sadki dans l'état algérien, les zâwiyya et les turûq 6- Le dispositif à caractère reglementaire n'est pas encore finalisé. 7- Qu'il soit privé ou public, le Waqf possède la même finalité sociale, restreinte à la lignée familiale pour le premier et généralisée à la communauté pour le second. 8- « A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIX è siècle, 75% environ des biens étaient sous le régime du Waqf. Le régime de Waqf constituait, pour les propriétaires, une protection contre les abus de pouvoir, notamment, la confiscation des biens dans un environnement sociopolitique marqué par des rapports de force difficiles. L'institution du Waqf limitait les actes d'injustice et les dépassements des gouvernants consécutifs aux décisions de destitution, de confiscation de biens et de taxation auxquels étaient exposés les biens non soumis au régime du Waqf ». In Le Waqf en Algerie à l'époque ottomane XVII è - XIX è siècles ?Nacereddine Saidouni. 9- « Le habous était « un cadre juridique commode pour se protéger des expropriations et mainmises (?.) du pouvoir central ottoman, connu pour ses visées discrétionnaires» in Le Waqf et l'urbanisation d'Alger, à l'époque ottomane, Samia Chergui, Revue d'anthropologie, 2009. 10- L'Etat turc pratiquait de forts prélèvements fiscaux comme le Djabri (impôt foncier forfaitaire), le Ouchour et différentes Ghrama, 11- Ainsi en a-t-il été avec l'ordonnance du 8 septembre 1830, et celle du 01/03 1833, française qui a supprimé la propriété, l'immobilier et les dotations des Algériens, puis des ordonnances de 1844 et 1846 qui rendirent les habous aliénables. 12- On estimait qu'en 2009, 5500 wakfs étaient exploités de manière illégale. 13- Au moyen du decrét 64-283 du 17 septembre 1964 14- L'article 34 de l'ordonnance 71/73 portant révolution agraire avait, pourtant, soustrait les Waqfs à la nationalisation. 15- (Articles 213 à 220). 16- Déclaration de Bouabdalah Ghlamallah ancien ministre des Affaires religieuses lors d'un forum d'El Moudjahid à propos du projet de création de l'Office chargé de la gestion des Waqfs (22/04/2013) 17- Les Waqfs publics indéterminés ne sont plus cantonnés à la diffusion des seuls savoirs islamiques. 18- La Zakat annuelle des Algériens a été estimée par l'économiste Farès Masdoura, à 2.5 milliards de dollars », en 2008 « 25 millions de dinars au moins, tel est le montant de la Zakat d'un milliardaire, sachant que 6000 milliardaires auraient été recensés à cette époque 19- Le decret 80-31 de la 09/02/1980, portant organisation de l'Admnistration centrale du ministère des Affaires religieuses a institué une sous-direction des biens waqfs. 20- Le non-versement de la Zakat, troisième pilier de l'Islam n'est assortie d'aucune mesure de contrainte terrestre, le musulman agit en son âme et conscience. 21- Ordonnance 77 03 du 19 fevrier 1977 relative aux quêtes la directive 1601 promulguée le 16 mars 2015 afin de réguler l'opération de quête de dons 22- Public, dans le sens anglais du terme. 23- La philantropie est liée au capitalisme, ?Sans richesse créee, pas de dons». 24- Ce fonds crée en 2002, serait en échec. Outre, le mode de sa collecte et l'opacité de sa gestion, ce fonds se serait éloigné de l'esprit de la Zakat ; ses initiateurs l'ayant assimilé à une banque à taux zéro, et à un mécanisme similaire à celui de l'ansej. 25- Au vu de l'ampleur de l'informel et des difficultés d'appréhension des fortunes, cette estimation ne peut être qu'indicative. 26- Contrairement à la Zakat, le Waqf est une aumône surérogatoire, librement consentie et qui a l'avantage d'être durable car l'usufruit ou la rente dégagée du Waqf sont foncièrement pérennes. 27- Les avis ne sont pas départagés sur ce point |