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«Si les employés obéissaient
de façon rigide aux ordres stricts de bon fonctionnement d'une entreprise,
celle-ci se trouverait immédiatement bloquée, car les instructions qui tombent
du sommet sont abstraites et ne tiennent pas compte des épisodes imprévus et
incidents divers qui adviennent.» Edgar Morin, La Voie, pour l'avenir de
l'humanité.
«On enseigne des connaissances, mais on n'enseigne jamais que la connaissance est une source permanente d'erreurs et d'illusion que l'on prend pour des certitudes, parfois pendant des siècles.» Edgar Morin, Penser Global, l'humain et son univers. Nous avons, dans notre précédente contribution, présenté quelques-uns des pivots de ce que sera l'œuvre aktoufienne. Faisant ressortir en particulier son recours inédit et original à la méthode ethnologique, à la méthode historiographique, pour montrer un visage du management sous un jour jusque-là quasi inconnu : celui qui provient du point de vue de «ceux qui le subissent». Et ce, en remontant loin dans l'histoire, avant d'atterrir, avec les mêmes constats, au 20ème siècle au cœur de ce qui se passe «sur le plancher» dans deux brasseries, canadienne et algérienne. Dans la présente, nous voudrions aller plus en profondeur dans les «révélations» nouvelles et les éclairages inédits qu'Aktouf nous livre grâce à son méticuleux et spectaculaire travail d'anthropologue de l'économie et de la gestion. C'est ce que nous nous permettrons de dénommer «ADN» de son œuvre : la façon dont l'immersion dans le «ventre» de la «machine à broyer l'humain», combinée à sa culture encyclopédique, va donner naissance à une radicale et nouvelle manière de «lire» l'économie et la gestion. «Manière de lire» que nul, de ces domaines, ne peut plus ignorer de nos jours, sous peine de faute grave, tant les «prémonitions» et les avertissements se révèlent chaque jour plus fondés et confirmés par les faits.2 Le niveau macro : l'immersion dans les tréfonds de l'histoire du travail La lecture des premiers ouvrages du Pr Aktouf, notamment celui que nous continuons à explorer ici : Le travail industriel contre l'homme, (avec, prochainement, Les sciences de la gestion et les ressources humaines dont nous espérons une prompte réédition puisque les deux sont depuis longtemps épuisés) fascinent -littéralement !- par leur facture et leur contenu, tellement rares en univers économico-managérial. C'est là un des chaînons de «l'ADN» dont nous voulons parler. En disciple averti, entre autres, de l'École de la dialectique, de celle dite de Francfort, de la méthode foucaldienne consistant à remonter aux archéologies et généalogies des choses, de la phénoménologie propre aux travaux sartriens et à ceux de l'école dite «antipsychiatrique de Londres»3?notre brillant-éclectique chercheur nous fait revisiter d'abord l'histoire du travail, de la plus haute antiquité aux plus contemporaines des entreprises du 20ème siècle. Comment alors ne pas être un véritable pionnier et ne pas semer les graines d'une compréhension de l'économie-management à nulle autre pareille ? Sur le plan «macro» et sur le «temps long», Aktouf nous fait découvrir les dessous des arcanes de l'évolution de la notion et du «fait» «travail humain». Il remonte aussi loin que Sumer et les tablettes d'Hammourabi. Travaux d'Hercule intellectuels ! Pour nous montrer -y compris à l'aide d'étymologies comparées- combien les acceptions transmises par l'Occident sur la notion de travail elle-même sont chargées d'idéologies et de dévoiements «optimistes», enjolivant une réalité du monde du travail bien plus fantasmée que constatée. Aktouf nous apprend en effet que, loin d'être la joviale source de «satisfaction-accomplissement»? abondamment assénée dans les livres de management à la US, le travail -tout au moins celui de l'ouvrier lambda- a été, et reste, sauf rarissimes exceptions, souvent une souffrance et une multiple aliénation, plus qu'autre chose. À preuve, Socrate qui répétait que d'être obligé de gagner sa vie par le travail était néfaste à l'acquisition de la sagesse, ou Hésiode qui, dans Les travaux et les jours, déconseille le plus fortement à son fils d'avoir à exercer un travail manuel pour vivre. À preuve également les foules d'esclaves qui se convertirent au christianisme pour échapper à leur condition. Ce qui, comme par hasard, donna naissance -à l'époque de la Rome décadente- aux tous premiers écrits et discours vantant les «vertus» du travail ! C'est qu'il fallait convaincre des chrétiens «non-esclavagisables» qu'il y avait des «vertus» à faire l'esclave. Ce qui ouvrit la voie à une nouvelle exploitation «industrielle» de l'homme par son semblable, ce qu'on a vu précédemment avec la Révolution industrielle. Ici, Aktouf nous en apprend de belles : même la papauté (Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII) se mit de la partie pour faire admettre ce qui n'existait ni du temps des esclaves antiques ni de celui des serfs. C'est qu'il y a une différence de nature entre le «nouveau» travail aliéné4 de la manufacture et l'ancien travail «de partage» même inégal- du «fruit du labeur commun», que connaissaient les esclaves antiques; à ne pas confondre avec le sort réservé aux esclaves condamnés pour crimes, ou ceux des plantations US de cotons du XIXème, ou encore les serfs qui étaient aussi des sortes d'«investissements» que les maîtres avaient tout intérêt à «bien conserver». Partageant avec eux par exemple le contenu de leurs greniers et garde-mangers lors de famines5. Par ailleurs, dans le même ordre d'idées, notre fulgurant intellectuel décortique le «mensonge historique» maintenu et ressassé sur la prétendue «filiation» entre échoppe d'artisan et manufacture. Rétablissant les faits historiques, il montre que rien, absolument rien, ne lie ateliers d'artisans et futures usines. Car, dans l'univers artisanal, il n'y a de hiérarchie que sur la compétence du métier, il n'y a «hérédité» que de compétence, nul apprenti n'y entre sinon pour devenir un jour maître ouvrier et ouvrir sa propre échoppe (ce qui se gagne par la réalisation d'un «chef-d'œuvre»), la hiérarchie y est linéaire -non pyramidale-, et rotative (apprenti qui devient compagnon, puis ouvrier, puis maître-ouvrier?). Qu'y a-t-il dans tout cela qui ressemble à ce qu'on fera dans les manufactures ? Dans ce qu'on fait dans les usines ? Voilà, entre bien d'autres «percées», des détournements de faits historiques (comme il en sera plus tard de théories, ce que nous verrons ultérieurement), qui vont constituer aussi des chaînons de l'ADN intellectuel aktoufien. Nous en verrons bien d'autres ramifications «macro» en contributions futures. Pour le moment, voyons un échantillon de ce qu'il en est du niveau «micro». Le niveau micro : l'immersion en observateur participant au cœur de «la condition ouvrière» Ici, nous voudrions donner au lecteur un infime aperçu de ce que la méthode, infiniment originale et difficile autant intellectuellement que psychologiquement et physiquement 6 adoptée par le Pr Aktouf (pour «connaître la gestion dans son terrain d'application»). Et ce quelle peut apporter comme éclairages aigus et crus sur les «vraies réalités» de ce que vit un employé ou un ouvrier. De son point de vue, de sa position, de son vécu, de sa compréhension. Nous verrons, dans d'autres contributions, jusque quelles étonnantes découvertes et conséquences, autant en termes d'authentique savoir managerial que de percées théoriques, ce travail ethno-méthodologique aktoufien nous conduira ! Pour le moment, permettons-nous la lecture d'un extrait, sans doute un peu long, mais proprement hallucinant, de ce que «signifient», en plein XXème siècle, certaines «tâches» à effectuer dans un «poste de travail», auxquelles le Dr Aktouf s'est astreint. À une époque où faisait rage un débat entre l'anthropologie du proche et l'anthropologie du loin. Dans laquelle la question de la posture de l'observateur était loin d'être réglée, dans cette période où les grandes questions méthodologiques étaient : faut-il observer en interne ou en externe ? Convient-il d'annoncer sa posture de chercheur ou, ce qui était extrêmement rare, se faire embaucher, en gardant secrète -ou non- son identité. Il semblerait, avec ce que nous découvrons ici chez Aktouf, que nous avons affaire à un précédent qui ne doit pas passer inaperçu dans l'histoire de la recherche en science humaine. Car la «méthode-intention» adoptée par Aktouf a ceci de particulier qu'elle favorise une posture d'observation de soi en interaction avec les sujets étudiés et l'environnement infligé ! Ceci à travers l'accomplissement des travaux dévolus aux ouvriers, y compris les plus pénibles. L'extrait ici choisi concerne le travail de nettoyage de cuves de décantation de composants du brassage de bière : cela se lit comme la soumission à une forme de torture ! (In Le travail industriel contre l'homme, p. 155-156) : «Enfin, cette nuit, j'ai eu droit à un «baptême de la cuve du pasteurisateur» : il s'agit de faire comme l'équipe préposée au nettoyage: revêtir une tenue de marin de haute mer, de pied en cap et pénétrer dans les tankers d'acier du pasteurisateur pour les nettoyer de l'intérieur. Ce serait chose banale s'il ne s'agissait de tankers d'environ l, 20 mètres de haut et où il faut entrer en rampant dans une vase gluante et puante (et où abondent les tessons de bouteilles) à travers une espèce de soupirail (genre écoutille de sous-marin à ras du sol) de forme ovale et ne dépassant guère quarante-cinq centimètres sur trente centimètres ! Je suis loin d'être corpulent, mais l'entrée fut douloureuse aux coins des aisselles ! A l'intérieur, je me cognai violemment la tête en voulant me redresser : à mi-hauteur, le tanker est coupé par le plancher sur lequel circulent les bouteilles ! Il faut donc rester accroupi ou à genoux, et tête baissée ! Le bruit est affreux : une caisse de résonance dans tout le sens du terme ! De plus, c'est très obscur et puant ! Mon partenaire et moi passons environ une demi-heure à gratter, à tirer, à pousser les saletés gluantes à l'aide d'une palette à manche et d'un jet d'arrosage puissant...Il faut vraiment ne pas être claustrophobe ! Une indicible impression de caveau, de descente aux enfers... A un moment, mon compagnon me fait signe (pas question de se parler ici) de le suivre vers le fond du tanker. Entre chaque tanker (il y en a quatre ou cinq par cuve), il y a une séparation constituée par une arête d'acier qui aboutit à quinze centimètres du «plafond» mais s'élargit aux extrémités pour atteindre environ vingt-cinq ou trente centimètres; et du «plafond», il descend des lames d'acier de trente centimètres aussi qui parcourent toute la longueur du tanker. Il faut donc toujours se tenir entre deux lames et quasiment s'aplatir d'un côté et de l'autre de l'«ouverture» de trente centimètres du fond du tanker. Pour éviter d'avoir à sortir et re-rentrer par le soupirail voisin, les nettoyeurs utilisent donc ce «passage» ! Mon compagnon glisse la tête de côté devant moi, puis un bras, puis l'autre, puis se glisse comme une chenille, tout en plongeant de la tête en avant (pour éviter la lame supérieure du tanker voisin) et tirant les jambes maintenues raides et à angle plongeant pour ne pas heurter la lame voisine du «passage» de notre tanker. Un instant je me demandai s'il fallait que j'en fasse autant ! Par mille contorsions, mais d'une extraordinaire souplesse, mon compagnon, plus grand et plus fort que moi pourtant, se «coule» en formant un «U» renversé autour de l'arête métallique. Arrive mon tour : J'ai franchement peur. J'essaie de faire comme lui, je m'égratigne la figure sur l'arête de séparation, je me couche dessus et j'essaie de tirer avec les bras et pousser avec les jambes, je n'avance pas ! Je fais alors comme un reptile, j'ondule de tout le corps : l'arête d'acier au bord hérissé (découpée au chalumeau et non polie) me cisaille littéralement les côtes, l'abdomen et surtout tout le long des cuisses jusque et y compris les genoux, et non moins douloureux, les tibias. J'en ai vraiment mal et je sue abondamment. A peine arrivé, mon compagnon me demande la «gratte». Il me l'avait confiée avant de s'engager dans le passage, mais avec mes appréhensions face au problème de la «traversée», je l'ai oubliée ! Il ne me restait plus qu'à retourner dans le premier tanker. Je fis donc le chemin inverse (et retour) et cette fois la douleur et l'appréhension étaient plus vives... Je restai dans le deuxième tanker encore une demi-heure, mais à l'approche du moment du passage au troisième, je m'en excusai par gestes, mais je fis comprendre à mon compagnon que je sortais. Je rampai encore dans la vase... immense dégoût... et me retrouvai dehors abasourdi, écœuré, suant à grosses gouttes (en plus, il fait très chaud là-dedans). Je respirai à grandes bouffées et me dis que c'était là un travail de galérien ! Mon compagnon m'apprendra qu'il fait cela lui, (dans les tankers) de trois à quatre heures par soir, quatre fois par semaine !». Le livre dont on parle ici recèle des dizaines de pages de cet acabit. Quelles recherches par questionnaire interposé, ou «échelle d'attitude», ou «entrevue en profondeur»? pourraient faire toucher du doigt de telles réalités de ce que le «travail ouvrier» peut signifier ? Avec quelles théories du management peut-on en rendre compte ? De quelle «motivation» parle-t-on, si on est d'un côté ou de l'autre de la réalité du «nettoyage des tankers» ? Voilà une autre dimension de l'ADN du souffle intellectuel auquel nous invite Aktouf. Des trésors de vrai savoir, d'authenticité et d'humilité. La méthodologie choisie : pivot de l'ADN de l'œuvre aktoufienne ? Nous verrons cela plus en détails en de prochaines analyses, mais ce dont nous parlons jusque-là ne livre que quelques bribes de l'étonnante richesse d'enseignements nouveaux qu'il recèle. Et cela est, à notre avis, largement redevable à la méthodologie privilégiée : l'ethnographie et l'observation participante. Aktouf lui-même relate combien il lui était inattendu qu'il puisse en arriver à «apprendre» et «désapprendre» tant et tant de choses sur le monde de la gestion. Dans notre prochaine contribution nous nous attacherons, entre autres, à dévoiler l'époustouflant parcours, par phases successives, que le vécu, le ressenti et le penser de cette méthode peuvent donner à vivre au chercheur qui? se découvre en découvrant. Notes : 1- Formateur certifié en formation des RH. 2- Il est remarquable comme les travaux du Dr Aktouf non seulement rejoignent ceux de grands noms (autant aux niveaux micro que macro) comme J.K. Galbraith, Christophe Dejours, Vincent de Gaujelac, Tomas Peter, Joseph Stiglitz? mais même, vont plus loin en finesse et profondeur d'analyse de ce qui afflige l'univers de l'économie-gestion de nos jours. 3- D'après ce qu'il nous a lui-même confié, quant à ses sensibilités et références intellectuelles. 4- Concept d'importance cardinale qui jalonne l'œuvre du Dr Aktouf : nous aurons l'occasion d'y revenir et de voir à quel point l'ignorance de cette notion va nuire aux théories et pratiques autant économiques que managériales. 5- « Quand a-t-on vu, demande en ce sens Aktouf, des chefs d'entreprises modernes ? hors pays scandinaves ou nippo-asiatiques- partager avec leurs ouvriers leurs fortunes ou leurs économies lors de crises ou de récessions ? Bien plus tard, dans La stratégie de l'autruche, Aktouf reviendra à la charge sur ce point avec une frappante analyse de la « supériorité en rationalité » du « marché traditionnel » et du « marchandage », sur le soit disant « marché rationnel-abstrait-autorégulé ». 6- Dans le sens où il est bien plus aisé de faire une recherche par questionnaire, enquête pré formatée? que par présence physique, vivant et travaillant avec les « observés », du fait qu'on ne s'expose pas aux inévitables « réactions » de méfiance, de distance, de « mises à l'épreuve », voire d'hostilité ou d'agression que peuvent manifester les employés envers une « présence » qu'ils peuvent légitimement interpréter comme quelqu'un « en mission » pour « espionner » et augmenter la mainmise patronale? C'est un autre aspect crucial de l'ADN dont nous parlons et sur lequel il vaudra la peine de revenir, pour le plus grand bien du savoir gestionnaire et celui de futurs chercheurs en gestion. |