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Les conséquences
de l'échec du putsch concocté par une partie de l'armée turque, (arrestations
massives parmi les militaires, purges massives dans les différents secteurs de
la fonction publique, tentation de rétablir la peine de mort, l'annonce d'un
état d'urgence de trois mois et la censure de plusieurs médias, etc.), étaient
prévisibles.
En effet, la répression a touché tout ce qui symbolise le mouvement de Fethullah Gülen, ennemi juré d'Erdogan en exil aux Etats-Unis, qui a apparemment noyauté l'Etat. Ces actions et bien d'autres à venir peuvent renseigner sur les intentions du président Recep Tayyib Erdogan post-coup d'Etat. Cependant il existe une certaine confusion qui entoure ce putsch dont l'amateurisme est criant, à savoir que les putschistes, dont l'identité politique n'a pas encore été révélée, indiquent dans leur communiqué qu'ils ont agi au nom «de la démocratie, de la liberté d'expression et de l'Etat de droit» critiquant au passage Erdogan et son Premier ministre «qui ont violé la Constitution et les valeurs universelles du droit»1. Le communiqué cite le nom de Mustapha Kemal Atatürk, premier président de la république turque. S'agit-il d'un groupe kémaliste ? Si c'est le cas, pourquoi Erdogan s'acharne sur les disciples de Fethullah Güllen, son allié d'hier? Les partisans de ce dernier sont accusés de mettre en place un «Etat parallèle» et considérés comme une organisation terroriste semblable aux hachichines de Hassan Es-Sabah2 Fort de sa popularité, de plusieurs réalisations durant ses différents mandats électifs (maire d'Istanbul, Premier ministre et enfin président de la République), de la réussite économique faisant de la Turquie un pays émergent, de son aura auprès de l'élite politique et intellectuelle de plusieurs pays musulmans, de son rôle majeur dans la région du Moyen-Orient, Erdogan suggère que son système est un modèle à suivre dans les pays dont les soulèvements du «printemps arabe» ont mis à mal plusieurs régimes. Il s'affiche comme la première démocratie islamique aboutie, en fait un système politique «islamo-laïc» ou «laïco-islamique», prônant «des réformes radicales rompant avec la laïcité toujours officielle, mais une inflexion de plus en plus nette de la vie sociale sous l'emprise des normes religieuses»3. Il serait, néanmoins, utile de rappeler que ce système politique est l'aboutissement de profondes mutations, politiques, sociales et culturelles ayant marqué l'Histoire de ce pays depuis l'après-guerre de (1914-1918). La création d'une république laïque par Mustapha Kamel Atatürk va avoir ses détracteurs parmi les dignitaires religieux et ouvrira la voie à des conflits incessants. Une laïcisation au pas de charge Ainsi, la Turquie devient le lieu par excellence de la confrontation politique et idéologique entre le nationalisme laïc et le Califat islamique, quoique de fait le creuset remarquable d'un syncrétisme culturel entre l'Orient et l'Occident. Le Califat, en tant qu'institution politico-religieuse et en tant que territoire regroupant tous les musulmans ne pouvait pas résister à la montée des nationalismes qui se sont affirmés à l'occasion de cette grande guerre, les raisons historiques et objectives de son existence étant devenues caduques, il fut aboli par Atatürk en 1924. A cette époque, le pays va faire face à des difficultés politiques importantes qui menaçaient alors son existence même. Le pays a été envahi par les alliés de la Première Guerre mondiale et devenu, à l'instar d'autres pays musulmans, zone d'influence encadrée par le «traité de Sèvres». Les puissances qui parrainaient ce traité projetaient le démantèlement de l'empire ottoman et d'en faire des pays arabes qui étaient sous son contrôle administratif, des colonies européennes. Mais c'était sans compter avec la détermination d'Atatürk qui a organisé la résistance dans la perspective de récupérer l'Anatolie spoliée par l'envahisseur grec. Le chef de la résistance, Atatürk en l'occurrence, a, à ce moment-là, pris la décision d'installer le siège de son commandement dans la ville d'Ankara rivalisant de ce fait avec la ville d'Istanbul, dominée par les Britanniques. Cela a permis de contrer la désintégration de la Turquie, et a hissé Atatürk au statut de héros national. Ce puissant militaire considérait l'abdication humiliante du Sultan ottoman Muhammad Six aux exigences britanniques comme une trahison. Ce «nouvel ordre» politique dont les signes distinctifs se cristallisant à Ankara sous la férule de ce dirigeant débouchera sur un conflit systématique et permanent avec «l'ordre ancien» d'Istanbul. Et en dépit de la victoire du nouveau système politique, le conflit avec les survivances de l'ancien ordre politique perdure sous multiples formes jusqu'à l'heure actuelle. Ces faits considérables qui ont marqué l'histoire de ce pays vont peser sur ce qui suivra comme construction sociale, politique et culturelle. En 1924, Atatürk promulgue une nouvelle constitution, instaure un système républicain et se fait élire président de la République, par le biais du Conseil national installé par lui-même. Fort de ces attributions, il prend plusieurs mesures allant dans le sens de ses orientations politiques : il abolit le Califat et fait exiler la famille régnante. Suivront d'autres décisions dont l'abrogation de plusieurs lois et usages établis, tels que la polygamie, la suppression de l'article 2 de la constitution qui stipule l'Islam religion officielle et adoption de la graphie latine pour la langue turque en remplacement de l'alphabet arabe. Il ordonne que l'appel à la prière soit en langue turque, interdit la tenue traditionnelle en dehors des espaces religieux, procède à l'adoption du calendrier grégorien et au remplacement du vendredi, journée du repos hebdomadaire, par le dimanche. Il est incontestable que le règne d'Atatürk s'est défini par la mise en place d'un système politique autoritaire (le kémalisme) qui a bénéficié d'un soutien sans faille par une armée régentant tous les domaines de la vie quotidienne. Instaurée par les Occidentaux et conçue en Europe du Moyen-Age, la laïcité est en fait un instrument politique de gestion de la cité, dont la finalité serait de séparer les questions qui relèvent de l'ordre du religieux et celles qui s'inscrivent dans l'ordre du politique, et par là garantir le vivre-ensemble à toutes les catégories sociales et politiques dans leurs différences religieuses, culturelles et ethniques. Ce principe politique était en fait dirigé contre l'Eglise et les systèmes monarchiques afin d'en limiter l'hégémonie et la tyrannie. En adoptant le modèle français de la laïcité, connu pour ses excès, Atatürk en a fait une idéologie qui ne reconnaît la religion et ses rites que dans la sphère privée exclusivement. Après une brève période de multipartisme, le fondateur de l'Etat-nation turc qui a dirigé le pays d'une main de fer institue le parti unique. Mais en dépit de son autoritarisme, Atatürk a su redonner à la Turquie le prestige politique et économique auquel elle aspirait en introduisant une révolution sociale dont les retombées ont permis aux Turcs de vivre dans un certain confort. La Turquie se tourne vers l'Europe La «Révolte arabe» conduite par Hocine Ben Ali El Hachemi, fondateur du royaume du Hedjaz Hachémite qui fut un allié des Britanniques contre les Ottomans, a mené aux accords de Sykes-Picot ouvrant la voie à la spoliation de la Palestine et l'annexion de plusieurs territoires arabes. Lawrence d'Arabie, un espion anglais, a joué un grand rôle pour berner les dirigeants arabes de l'époque, leur promettant monts et merveilles. Il est à supposer que toutes ces questions et bien d'autres ont amené Atatürk à rompre définitivement avec les Arabes, avec les symboles du pouvoir des sultans d'Istanbul et de s'orienter vers l'Europe. Il est également important de signaler que la Turquie a connu une transition très difficile, du système califal religieux vers le système national et républicain. Comme il fallait s'y attendre, face à ces réformes, les réactions intenses des mouvements religieux et autres personnalités qui ont appelé au retour aux sources et aux traditions religieuses en vigueur avant Atatürk, ne se sont pas fait attendre. Plusieurs initiatives seront prises pour restaurer «l'ancien ordre», mais elles seront rapidement écrasées par ce puissant militaire. La modernisation du pays, qui a pris les colorations d'une occidentalisation, a été une véritable révolution menée par le haut, excluant la participation populaire et l'apport de la société civile. Le legs politique d'Atatürk ne sera pas enterré à sa mort en 1938, son aura et sa popularité demeurent intactes jusqu'à l'heure actuelle, beaucoup de partis politiques turcs, de différentes obédiences, se réclament de son héritage. Son influence s'est fait ressentir dans certains pays et auprès de plusieurs leaders politiques dans le monde arabe et musulman, ses détracteurs sont également nombreux. Les successeurs de ce dirigeant turc vont essayer, tant bien que mal, de suivre la voie tracée par Atatürk, en introduisant le multipartisme et à chaque velléité de remise en cause du kémalisme, les militaires s'opposent en organisant des coups d'Etat. En optant dès 1950 pour le régime parlementaire, le pouvoir en place a permis à l'opposition islamiste d'être présente dans l'instance législative. Cette mouvance est arrivée, grâce à la mise en œuvre de ces nouvelles mesures, à conquérir beaucoup d'espace politique et à recueillir, lors des différentes élections, beaucoup de suffrages. Il est à rappeler que la Turquie a connu, avant le putsch manqué du vendredi 15 juillet 2016, trois coups d'Etat dans les années 1960 et 1980, à cause de la présence des islamistes au pouvoir et de leurs projets anti-kémalistes. Mais il est important de souligner que ce pays est coutumier des coups d'Etats et de leur corollaires : les procès et les purges. A suivre... *Professeur Notes 1- https://ledesk.ma/2016/07/16 2- Selon Erdogan : Interview donnée à France 24 le 23/07/2016. 3- http://www.slate.fr/story/64373/akp-turquie-vrai-faux |