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Quel
beau livre ! Il nous enflamme par son érudition immense et généreuse, bouleversant
nos petites certitudes et nos fausses croyances sur l'Autre lointain.
Il nous conduit progressivement avec beaucoup de délicatesse et d'humanisme à opter pour un tout autre regard sur cet Orient riche en histoire, en littérature, en arts, en musicologie, en archéologie, qui irrigue l'Occident et vice-versa. Il nous montre ce que représente la passion de la recherche, de l'aventure, de l'exploration fine et désintéressée d'une équipe de chercheurs qui ont la foi en l'Autre enracinée profondément en eux, parcourant avec obstination ces villes prestigieuses, dont certaines, aujourd'hui, sont ravagées par une guerre absurde qui broie tout sur son chemin : Damas, Alep, Palmyre, Téhéran, Istanbul. L'ouvrage se nourrit et nous nourrit de cette belle et multiple production intellectuelle, esthétique et culturelle qui donne à voir un Orient épris de ce qui est Beau (musique, poésie persane, etc.), même si les mystifications d'ordre idéologique le présentent toujours sous un angle très réducteur, en opposition frontale avec un Occident arrogant et moralisateur. Les mots métissage et mélange semblent ici les plus appropriés pour caractériser cette construction culturelle commune entre l'Occident et l'Orient. C'est l'antithèse de ce que nous assènent quotidiennement les hommes politiques, plus préoccupés de leurs intérêts immédiats, de leurs pouvoirs et de leurs territoires, en mettant en scène l'opposition, la fermeture, la dichotomie, les violences des identités imposées. Comment ne pas être sensible à ce croisement pluriel de regards entre deux civilisations, refusant de les embrigader dans une sorte de ghetto culturel ? Les exemples sont nombreux dans l'ouvrage, nous apprenant que Rimbaud, Verlaine, Balzac et autres ont été éblouis par l'épaisseur culturelle des intellectuels qui ont marqué de leurs empreintes les sociétés iraniennes, syriennes ou turques. Les longs séjours de l'auteur, Mathias Enard au Moyen-Orient, sa connaissance linguistique du persan et de l'arabe lui permet d'évoquer avec beaucoup de sensibilité, d'amour, l'immense savoir de l'Autre, souvent caché et enfoui par la bêtise humaine. L'auteur nous montre ce que recouvre la Beauté au sens esthétique, musical et intellectuel, qui ont été l'œuvre de ces multiples explorateurs, poètes, musicologues, historiens qui ont souvent, au péril de leur vie, affronté avec courage les multiples aliénations produites par le politique. Pour construire son ouvrage, Mathias Enard met en scène deux personnages profondément fascinés par l'Orient. Frantz Ritter, musicologue autrichien, résidant à Vienne, trouvant difficilement le sommeil, malade, mais ce qui ne l'empêche pas d'être profondément épris de l'Orient. Ce qui le conduit à rencontrer Sarah, chercheure pluridisciplinaire. Il semble en effet difficile de la "classer" dans une discipline, étant véritablement à la quête d'un savoir total sur ce Grand Est, travaillant de façon obstinée, profonde et rigoureuse sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux. Ritter et Sarah nous font partager leurs échanges par courrier, leurs séjours en commun dans ces pays, leurs recherches passionnées et passionnantes, évoquant à la fois les poètes, les écrivains, les musiciens d'Orient et d'Occident, nous rappelant, par de subtils détours, les ruses et les violences au cœur de l'histoire coloniale. " Ismaÿl Urbain, le premier Français d'Algérie ou premier Algérien de France, dont il serait temps que les Français se souviennent, le premier homme, premier orientaliste à avoir œuvré à une Algérie pour les Algériens dès les années 1860, contre les Maltais, les Siciliens, les Espagnols et les Marseillais qui formaient l'embryon des colons rampant dans les ornières tracées par les bottes des militaires : Ismaÿl Urbain avait l'oreille de Napoléon III et peu s'en fallut que le sort du monde arabe n'en fût changé, mais les politiciens français et anglais sont des couards retors qui se regardent surtout le fait-pipi dans la glace, et Ismaÿl Urbain l'ami d'Abdelkader mourut, et il n' y avait plus rien à faire, la politique de la France et de la Grande-Bretagne était prise de bêtise, engluée dans l'injustice, la violence et la veulerie " (p119-120). L'ouvrage nous invite à réfléchir à la notion de création dans les arts, la musique, ou la recherche, réfutant avec force l'enfermement sur soi, pour au contraire privilégier les postures de l'Altérité, d'Ouverture à l'égard de l'Autre, pour transformer le Soi. Pour Mathias Enard, la création n'est pas d'ordre interne, statique et identitaire. Le génie, dit-il, veut la " bâtardise, l'utilisation des procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie " (p120). Mathias Enard a le courage intellectuel, rare par les temps qui courent, pour nous évoquer le bel Orient créateur, inventif, qui donne envie d'aller à sa rencontre, de l'aimer, se nourrissant de l'Autre (l'Occident et vice-versa). |