|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
3ème partie et fin
En face, on attendait l'opposition en France, en particulier la droite souverainiste, aborder le sujet sous cet angle. Ce que l'on a entendu, c'est plutôt une droite alignée sur Berlin, comme si le président français était de taille à contrer la chancelière, ce qui n'était évidemment pas le cas. La France n'en a plus les moyens et ne semble pas disposée à s'en pourvoir. Le projet de résolution signé avec l'accord du ministre français des Finances et des Comptes publics comportait un article remettant gravement en cause la souveraineté de la Grèce alors que le président français déclarait précieusement y tenir. «Le gouvernement [grec] doit consulter et obtenir l'accord des institutions sur tout projet de loi dans certains domaines importants (...) avant de le soumettre à une consultation publique ou au Parlement». Ce passage sera dûment consigné dans le texte final. Certes, la France, après avoir plusieurs fois fait défaut à sa parole, fait déjà partie des pays qui sont contraints d'abord de viser leur budget par Bruxelles. En réalité par Berlin et Francfort. C'est à ce même genre de traitement que le FMI soumet ordinairement les pays débiteurs. Ce fut, par exemple, le cas de l'Algérie après le contre-choc pétrolier de 1986 jusqu'à ce que l'Algérie, en meilleure position financière en 2004 consécutive à la hausse des prix des hydrocarbures, avait décidé de rembourser l'essentiel de ce qu'elle devait à ses créanciers.[13] La France a, il est vrai, mis ses experts à la disposition du gouvernement grec pour l'aider à mieux défendre sa cause. «Ce sont les Grecs qui tiennent la plume, mais ils se servent de nous comme d'un sparring-partner». «L'idée n'est pas de dicter aux Grecs ce qu'ils doivent écrire, mais de leur donner des conseils pour faire des propositions de réformes qui soient acceptables par le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne, confirme un autre responsable proche du dossier. Cela revient à leur dire par exemple: attention, telle proposition sur la TVA ou les retraites ne pourra pas passer, telle autre oui». Avec un objectif: que le plan présenté par M. Tsipras ne soit pas rejeté comme précédemment. (Le Monde Economie, V. 10.07.2015 à 11h35) Certaines mauvaises langues suggèrent que les Français, réputés proches des Grecs, obtiendraient plus facilement d'Athènes les concessions que Berlin ne parviendrait à obtenir que sous une contrainte médiatiquement difficile à régir. La force est un fusil à un coup. L'utiliser, c'est déjà un peu la perdre. D'autres suggèrent que F. Hollande cherche à consolider sa base politique et électorale (avec un Parti Socialiste menacé d'éclatement). Laisser croire que les Français sont aux côtés de la Grèce, c'est convaincre que l'exécutif français pilote vraiment à gauche. C'est possible. Mais l'essentiel est ailleurs. Et cela ne date pas de l'arrivée de F. Hollande à l'Elysée. QUI PARLE DE DIVERGENCES FRANCO-ALLEMANDES ? La France ne s'est jamais, culturellement et économiquement, totalement accommodée du régime de l'euro. La culture française est une vieille culture de la dévaluation, en cela plus proche de Rome ou de Madrid que de Berlin ou même de Zurich[14]. L'adoption de l'euro et de sa discipline a abouti à un démantèlement de l'industrie et de la compétitivité française, une économie coincée entre la compétitivité-prix des pays émergents comme la Chine et la compétitivité-qualité à l'allemande. La situation française, sans atteindre la gravité de celle de la Grèce, participe de la même «pathologie» qui débouche sur les déficits et l'endettement structurels. Depuis le début des négociations sur le dossier grec, l'Allemagne avait en réalité comme point de mire Paris, ses déficits, ses manquements, ses dérobades, sa duplicité. Les mêmes reproches que les Allemands et leurs alliés adressent à la Grèce. Les escarmouches franco-allemandes à propos de la Grèce avaient pour véritable objet la divergence entre les deux pays qui avaient intérêt à les maintenir dans les coulisses. La France, parce qu'elle tenait à l'euro et à la fable du pilotage à deux de l'Europe. L'Allemagne, parce qu'elle ne voyait pas comment bousculer publiquement Paris sans remettre en cause tout l'édifice européen. La France n'est pas la Grèce. Un conflit ouvert entre la France et l'Allemagne n'est pas opportun. Sous peine d'enchaînements imprévisibles. L'Allemagne n'est pas encore prête à apparaître telle qu'elle est. Elle trouve aussi avantage à entretenir les mythes. Le «couple franco-allemand» peut encore servir. Même les Etats-Unis ont compris le parti qu'il y avait à tirer les ficelles derrière les rideaux. Le 12 juillet, le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, a mis en garde l'Allemagne contre les conséquences de ses initiatives, notamment pour les relations entre Paris et Berlin. «Ce serait fatal pour la réputation de l'Allemagne dans l'Union européenne et dans le monde si Berlin ne saisissait pas la chance que présentent les offres de réformes avancées par la Grèce», déclare-t-il au journal allemand Süddeutsche Zeitung à paraître lundi. «Si l'Allemagne pousse à un Grexit, cela provoquera un profond conflit avec la France. Ce serait une catastrophe pour l'Europe». «La responsabilité de l'Allemagne est énorme», ajoute le chef de la diplomatie luxembourgeoise Dans une tribune publiée dans le «Guardian», Yanis Varoufakis accuse le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble d'avoir notamment souhaité un Grexit pour imposer à la France plus de discipline budgétaire.[15] Dans un entretien accordé au magazine britannique New Statesman du 13 juillet, Y. Varoufakis éreinte le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble. Selon lui, le groupe des ministres des Finances de la zone euro est «complètement, totalement» dominé par lui. «C'est comme un orchestre extrêmement bien dirigé, dont il serait le chef», raconte M. Varoufakis. «Il n'y a que le ministre des Finances français [Michel Sapin°] qui émettait une tonalité différente de la ligne allemande, et c'était très subtil. (...) Dans l'analyse finale, quand Doc (sic) Schäuble répondait et déterminait la ligne officielle, le ministre français finissait toujours par plier et accepter», assure-t-il. «Les peuples d'Europe ne comprennent pas la surenchère allemande», peut-on lire dans un communiqué de Jean-Christophe Cambadélis s'adressant au vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel, également président du SPD. (Reuters le 12/07/2015 à 14:46) Dès le 8 juillet, de l'Assemblée nationale, le Premier ministre E. Valls recadre avec une emphase désuète le partenariat franco-allemand: «Quand l'essentiel est en jeu ? et l'essentiel est en jeu ? la France et l'Allemagne ont le devoir de se hisser à la hauteur de l'événement. Bien sûr, chacun peut avoir ses sensibilités, notamment au sein de son opinion publique. Mais la force de cette relation, c'est de savoir avancer ensemble». LA CUREE Coutumier du fait, l'ancien président français N. Sarkozy a attiré l'attention par ses interventions tonitruantes dans ce dossier. Une première fois à la veille du référendum grec. Invité d'honneur, dans le Loir-et-Cher, de la Fête de la Violette, le rassemblement annuel de la Droite Forte, courant conservateur du parti Les Républicains (LR), il vise directement le Premier ministre grec : " La Grèce s'est dotée d'un Premier ministre qui ne partage aucune de nos valeurs ", lance-t-il. " Un homme qui dit aux créanciers qu'il a peu à faire de ce qu'ils pensent. " " Mais moi je veux dire au Premier ministre grec, prenez garde monsieur, parce que les créanciers, ce sont les contribuables français et européens ". " Aujourd'hui, la question est moins de savoir comment sauver la Grèce que les 18 autres pays de la zone Euro ", a-t-il déclaré devant environ 4.000 sympathisants et militants. (Reuters le S. 04/07/2015 à 15h43) Au rebours de la position du gouvernement, il remet ça juste avant l'ouverture du sommet consacré au troisième plan d'aide à la Grèce. N. Sarkozy participait à Bruxelles à une réunion du parti PPE (dirigeants conservateurs de la zone euro, dont la chancelière allemande) et intervenait dans les débats en cours. Il déplore que la France soutienne le Premier ministre grec Alexis Tsipras contre l'Allemagne. " Ces divisions n'ont pas de sens compte tenu de la gravité de la situation ", a dit Nicolas Sarkozy aux journalistes. " Il faut que M. Hollande se ressaisisse et reconstitue son unité avec Mme Merkel. " (Reuters le 12/07/2015 à 15h52). A l'unisson, en France, le mot est repris par ses plus proches adjoints. Au-delà, c'est toutes les élites de droite, à quelques exceptions, qui se mobilisent contre les dirigeants grecs. Comme le montre la première page du magazine Le Point du 09 juillet, affichant la tête de Tsipras mise à prix. " Que les Grecs cessent de vivre au-dessus de leurs moyens avec les nôtres !", clame à son tour Alain Lamassoure, député européen, ancien ministre délégué aux affaires européennes, qui oublie ce que son pays et ses déficits doivent aux marchés et à l'Europe. (France Info, D. 12 juillet 2015) Naturellement, la critique est licite. Toutefois, cette prise de parole est étrange, d'une part parce qu'elle perturbe et fragilise la position du président français, alors que les négociations avaient atteint un niveau de gravité de première importance. D'autre part, il est d'usage que l'opposition évite généralement d'étaler ses divergences politiques intérieurs à l'étranger. UNE HISTOIRE DE COCUS Le différentiel de part et d'autre du Rhin ne date pas de la crise grecque. Il découle d'une évolution sur plusieurs décennies. L'actualité la confirme. L'Allemagne participe à la négociation avec l'Iran dans le cadre du " 5+1 ". Et le premier visiteur occidental en Iran, après l'accord trouvé le mardi 14 juillet sur le nucléaire iranien, sera le vice-chancelier allemand ce dimanche. On verra plus tard pour le facétieux Fabius. Il fera la queue à Téhéran, comme tout le monde. Les perdants dans cette affaire : Israël, l'Arabie Saoudite (vassaux compris, de l'océan Indien à l'Atlantique) et la France, en pointe dans sa croisade anti-iranienne. Intransigeance surfaite, peu en rapport avec ses intérêts. Depuis mars 2013, les Etats-Unis menaient des pourparlers secrets avec Téhéran. A l'insu des Français et des Saoudiens. Malgré les convenances diplomatiques, il est clair que la France ne tirera aucun parti de sa politique. Un changement à la tête de la France en 2017 ne changera rien à cette inconfortable situation : les socialistes ont, point par point, repris (et parfois précédé) la position de la droite sarkozienne. La politique étrangère française est gérée de manière très consensuelle par les socialistes et la droite. Ils ne divergent que par la com'. - Il en sera de même du dossier syrien où là aussi Paris a été en pointe contre le régime du président Assad. Cela n'a pas empêché Washington en sept. 2013 de renoncer unilatéralement au bombardement de la Syrie, faisant les mêmes victimes parmi ses " alliés ". - Rebelote à propos de Cuba alors que Paris est, avec Miami, la capitale des anticastristes militants, Washington ne considère que ses intérêts et reprend langue avec La Havane et envisage de supprimer l'embargo qui l'étreint depuis 1960. La visite opportuniste et précipitée de Hollande à Cuba le 11 mai dernier ne changera rien à l'affaire et n'améliorera pas la position française. Que de couleuvres avalées et de chapeaux mangés. Dans tous ces différents dossiers, la France agit contre ses intérêts, à l'écart de ses traditions d'indépendance à l'égard des Etats-Unis et de ses principes : " pas d'ennemis déclarés à l'avance ". Dans la crise grecque, là non plus, la France n'a pas pesé dans le sens de ses intérêts en s'alignant sur la position intransigeante de l'Allemagne. En y mettant la forme, cela va de soi. Les vieux Empires savent se coucher avec panache. La " Perfide Albion " montre le chemin. UN GOUVERNEMENT ECONOMIQUE DE L'EUROLAND. LES FRANÇAIS S'Y FONT. L'Europe allemande est une fiction ou un monstre. Dans le poulailler, il ne peut sévir qu'un seul renard. Le modèle allemand de l'Europe n'en admet pas plus d'un : au nord des pays sous-traitants, au sud les pays du " Club Med " pour divertir les masses industrieuses du nord. Entre les deux, l'Empire industriel des donneurs d'ordres teutons. Après 1933, une organisation éphémère fut créée pour un office semblable : Kraft durch Freude (KdF). Dans le cas qui nous occupe, nous avions formulé une hypothèse concernant le choix qui se présentait à l'Allemagne[16]. Ceci pour qu'un cas similaire à celui de la Grèce ne puisse plus se représenter. Ou bien l'Allemagne quitte l'Euroland pour former une zone monétaire qui reprend les contours de l'ancienne zone mark, rejointe par les ex-pays de l'Est. Ou bien l'Europe se dote d'un véritable gouvernement économique qui soustrait la gestion budgétaire aux autorités nationales. Malgré leur opposition à cette vieille idée régulièrement mise sur le tapis, en ce qu'elle placerait l'Allemagne à sa tête, les Français semblent peu se résoudre à la seconde option. Probablement parce que cela ne changerait pas grand-chose à la situation actuelle. Toutes les institutions décisives en Europe sont coiffées par un Allemand ou par un homme sous contrôle germanique. Exemple : les Français s'étaient opposés à ce que l'Euroland soit présidé par W. Schaüble. Ce fut un Néerlandais germanisé qui fut élu. Paris n'a rien gagné au change. Seulement un ressentiment de plus que le ministre allemand qui a la rancune tenace mettra au passif de Paris. Aujourd'hui, quand quelqu'un veut parler à l'Europe, contrairement à l'époque où H. Kissinger se perdait dans les numéros de téléphone, tout le monde sait que c'est à Berlin qu'il faut s'adresser. Après s'y être opposé au nom de la souveraineté nationale, mais subordonné en son état par l'objectivité des chiffres, à la faveur de la crise grecque, Paris se rallie à reculons à une gouvernance économique supranationale. Idée retenue d'abord par l'ancien président N. Sarkozy (se souvenant du sort fait à son projet avorté d'Union de la Méditerranée) : " Il faut un gouvernement économique à l'Europe (...) pour poser les conditions d'une harmonisation de nos politiques économiques. Ça doit être fait vite et sur la base d'un axe franco-allemand indestructible. " Nicolas Sarkozy, D. 12 juillet 2015 Le 14 juillet, cette même idée est ensuite reprise par F. Hollande. Se pourrait-il que dans les négociations à propos de la Grèce, un projet de faire sortir l'Europe de l'ornière par le haut se jouait parallèlement aux négociations sur la crise grecque ? Nous le saurons très vite dans les mois qui viennent. EMANCIPATION ALLEMANDE La position allemande paraissait être la plus cohérente et la plus constante. A tort ! Nous l'avons vu. Mais ici les enjeux sont plus vastes et plus retors. Les Allemands ont des doutes sur le sérieux de leurs partenaires méridionaux, comme les Anglais se défiaient des PIGS, exigeant invariablement que des garanties sérieuses et très précises soient obtenues de la part des pays débiteurs. L'opinion publique allemande et le Parlement réclament que l'on rende compte de l'usage des fonds mis à la disposition de pays si peu fiables. C'est compréhensible, dans la mesure où l'Allemagne est la première économie et le premier créancier européen. Ce n'est pas que les Allemands soient pingres, plus que d'autres. Ils ont déjà fait confiance et on les a trompés. Depuis, qui leur en voudrait d'être sourcilleux et exigeants pour tout ce qui touche aux crédits qu'ils consentent à leurs partenaires qui semblent profiter de leur prospérité et tout compte fait de leur labeur. Exemple oublié dans un monde médiatico-politique amnésique. En octobre 2008, alors que l'Irlande était au bord de la faillite, pour obtenir l'aide de l'Union et du FMI, les banquiers irlandais - dirigeants de l'Anglo Irish Bank (AIB) - avaient délibérément et effrontément menti sur l'état réel de leur situation. Ces cadres se réjouissaient de pouvoir "taper du blé" à l'institut d'émission, avec la garantie implicite de Berlin. Dans ces conversations rendues publiques cinq ans plus tard, on les entend même chanter l'ancienne version de l'hymne allemand, Deutschland über alles. Aucun responsable des banques renflouées par l'Etat n'avait été inquiété par la justice. Ni par qui que ce soit. Ces révélations avaient affecté A. Merkel qui le déplorait amèrement lors du Sommet de la fin juin 2013 : " Pour les gens qui vont travailler tous les jours pour gagner honnêtement leur vie, ce genre de choses est très dur à avaler, c'est impossible à digérer ". " Comment un Allemand peut-il être enthousiaste quand il entend dire 'on doit aider ces gens-là'? Ces gens-là doivent venir présenter des excuses " estime un responsable européen.[17] Un Irlandais peut présenter des excuses. Jamais un bankster ! Comment ne pas comprendre Berlin ? Comment supporter l'idée qu'on vous prenne pour une " bonne poire ", pour une vache à lait.[18] " L'Allemagne a tellement à se reprocher? " Un crédit illimité pour tous ceux qui ont une culpabilité à exploiter : un vrai de droit de tirage spécial? C'est à cela que Berlin veut mettre un terme. Berlin est prêt à expulser la Grèce de l'Euroland. Mais il n'est pas encore prêt pour un éclatement de l'Eurozone et encore moins d'une division de l'Union. Pourtant, cette hypothèse revient régulièrement sur le tapis, depuis la fin de la Guerre Froide et l'effondrement du Mur de Berlin. C'est la raison pour laquelle toute la classe politique française, tous partis confondus, redoutait la réunification allemande sans oser le reconnaître publiquement. L'Allemagne voulait accéder à un rang politique et diplomatique en rapport avec sa puissance réelle et ne supportait plus sa subordination diplomatique et ses tuteurs américains et français. Elle supportait encore moins la culpabilité ad vitam aeternam qui pèse sur elle depuis 70 ans. Les Allemands ont reconnu les monstruosités du régime du IIIème Reich et en ont payé le prix (moralement, économiquement et financièrement). C'est une tache indélébile dans leur histoire, enseignée aux générations futures, mais cela ne peut durer et on ne peut continuer à tenir leur liberté en laisse pour l'éternité. Avec doigté, les Allemands soutiennent les projets de réformes des institutions internationales (le Conseil de sécurité des Nations Unies, par exemple) et désirent participer, compte tenu de leurs moyens et de leur position, aux résolutions des grands conflits qui agitent le monde, localement et globalement. Leurs intérêts les y invitent aussi. Toute la géopolitique européenne devait être réinitialisée. Une Allemagne forte recentrée sur la Mitteleuropa avec les perspectives nouvelles d'un axe Berlin-Moscou. Voire un rêve poutinien d'une union eurasiatique qui passerait par Pékin et Tokyo. Projet naturellement inconcevable ! Ni par Paris, ni par Londres et encore moins par Washington depuis que Poutine au début du siècle s'est attaché à redonner à la Russie la puissance et le lustre qu'avait ruinés un Eltsine grabataire et alcoolique. Un Traité de Brest-Litovsk ou un Pacte Molotov-Ribbentrop, inacceptable ! Cela, même si la Russie d'aujourd'hui n'a que peu à voir avec l'URSS d'avant 1990. UNE EUROPE, UNE CRISE, DES QUESTIONS... Elle en a connu d'autres, mais cette crise aura creusé des failles entre les pays et les partis. Il est difficile de prévoir ce qu'il en sera de la gestion des prochaines crises que l'Europe aura à affronter. Elle pourrait ne pas s'en relever. L'avenir est semé de questions. Chacun aura compris que la crise grecque est loin d'être terminée. Prétendre que la Grèce est sauvée relèverait sans doute de la mauvaise plaisanterie. Comment espérer voir réussir des mesures qui ont fait à plusieurs reprises la démonstration de leur échec. On sait ce que Athènes refuse. Refus qu'il a fait valider par le peuple grec lors du référendum du 05 juillet et qu'il a malgré cela accepté, contraint et forcé, pour qu'un accord avec ses créanciers soit signé. Mais on ne sait pas grand-chose de sa stratégie et de sa tactique. Alexis Tsipras l'avoue candidement le 14 juillet et le réitère le lendemain quand il appelle le Parlement à voter : " J'ai signé un accord auquel je ne crois pas ". " J'assume la responsabilité d'un texte que j'ai signé pour éviter le désastre. " Comment le gouvernement grec compte mettre en œuvre une politique économique, qu'il assume sans y croire, devant lui permettant de sortir le pays du marasme dans lequel il est plongé, sans aucun espoir de réussite ? Cette question demeure sans réponse. Chacun sait quels résultats produisent les réformes qui lui sont imposées. Des " gauchistes dogmatiques et immatures " ? L'accord du 13 juillet n'a pas permis d'éjecter Syriza de la tête de la Grèce. Tout au moins à court terme. Même s'il serait prudent de ne pas tirer des conclusions hâtives de ces chiffres obtenus dans des conditions très particulières, il faut néanmoins admettre qu'ils invitent à la réflexion. Cependant, les performances de l'acrobate A. Tsipras ne sont pas minces. Il est loin d'avoir échoué auprès des Grecs. Qu'on en juge : 25 janvier : il accède au pouvoir avec 36% des suffrages 05 juillet : le " non " au référendum obtient 61% des voix 10 juillet : 83% des députés soutiennent ses propositions présentées à l'Eurogroupe 16 juillet : 76% des députés votent le texte imposé à la Grèce par l'Europe. A chaque fois qu'on tente de l'évincer, ce Phoenix retrouve vigueur et rebondit. La Grèce n'est pas sortie de l'Euroland, Syriza est toujours au pouvoir, fragilisé mais toujours aux commandes et Alexis Tsipras est toujours Premier ministre. Ni complètement soumis, ni véritablement démis. On ne sait combien de temps cela durera, mais en attendant tel est l'état de la situation. Les conservateurs européens réalisent que les " gauchistes immatures " qu'ils ont en face d'eux possèdent un art consommé du jeu d'échec et de la guerre des tranchées.[19] C'est sans doute pour cela qu'ils avaient tenu à durcir leurs propositions et que la BCE a étranglé les banques grecques. Punissant collectivement, sans discernement, et le peuple et le choix de ses dirigeants. Cette brutalité aura probablement des effets économiques (contreproductifs), mais à ce jour elle semble sans effets politiques décisifs. En d'autres temps et en d'autres lieux, un coup d'Etat militaire (à la Stroessner, à la Pinochet ou à la Hugo Banzer Suarez) aurait mis un terme à cette expérience. Pourquoi pas un remake du Plan Condor sur les rives de la mer Egée ? Certains nostalgiques d'une époque révolue l'ont très sérieusement envisagé ces jours derniers. Paradoxalement, et contrairement à sa couleur politique qui effraye les créanciers et les idéologues, le gouvernement grec actuel devrait inspirer plus confiance que les gouvernements conservateurs ou socialistes précédents. Objectivement, la Grèce pèse peu mais elle joue de tous les avantages comparatifs qui ne relèvent pas des domaines économiques et financiers. Créateurs de l'Agora, les Grecs ont réussi à faire de leur crise un spectacle offert au regard de tous. Syriza est partout en Europe. Peu importe le label sous lequel il apparaît. Même en Allemagne que certains présument à tort monocolore (pourquoi pas totalitaire ? la liberté de caricaturer ne souffre pas de borne), uniformément peuplée d'harpagons accrochés mordicus à leurs économies. Les dirigeants européens sont loin d'avoir fait la démonstration d'une grande intelligence politique. L'image de l'Europe est abîmée, depuis longtemps, nombreux sont les Européens à lui faire porter la cause de leurs difficultés. L'Europe se clochardise. Déjà, des associations humanitaires (y compris en Allemagne où l'espérance de vie diminue dans les länder orientaux) se mobilisent pour venir en aide aux Grecs. Il y a peu ils l'étaient pour aider les pays du Sahel et les réfugiés qui déferlent en Méditerranée. Aujourd'hui, de la gestion de la crise grecque, l'Europe se sort en plus mauvais état. Le traitement infligé à la Grèce n'augure pas des lendemains qui chantent. W. Schaüble et ceux qu'il représente devraient prendre garde à ne pas oublier qu'une part de leur réussite (dont personne ne songe à nier le mérite, malgré les nuances qu'il serait nécessaire d'y apporter), c'est peu ou prou à l'ombre de l'Europe qu'elle a pris forme. La France possède 300 chars. La Grèce 1350 chars, tous d'origine allemande. Il y a de l'histoire à chaque fois que le lendemain se distingue de la veille et que, pour le comprendre, on doive se doter d'un nouveau système de référence : il y a de l'irréversible dans ce qui s'est passé en ces mois de juin-juillet. L'Europe a atteint une limite et ne sera plus jamais tout à fait la même. Il n'est pas certain que les Européens soient prêts à se hisser à la hauteur d'une puissance libre de ses moyens et de son destin. En tout état de cause, de nombreuses questions demeurent sans réponse sur les détails exacts des négociations, sur la stratégie et les objectifs des différents acteurs de cette crise : en premier lieu celle de Tsipras et de Syriza, de l'Allemagne, de la France, de la Commission. Comment expliquer les louvoiements tortueux du FMI, semblant tantôt ferme face à Tsipras, tantôt favorable reprenant quelques-uns de ses arguments ?[20] Pour défendre quels intérêts et comment les Etats-Unis intervient-ils, eux qui sont restés jusque-là très discrets ? Jusqu'à quel point les Russes, voire les Chinois, sont-ils prêts à se porter au secours de la Grèce et quelle est la nature de l'aide que les Grecs pourraient en attendre ? Enfin de quelle manière les " marchés ", cette entité complexe et multiforme, participent-ils de ce drame ? Quels impacts cette crise va-t-elle produire sur les autres pays européens, en particulier sur l'évolution du paysage politique (et des scrutins qui seront suivis avec grande attention) en Espagne et au Portugal ? Un jeu de chats et de souris périlleux dans une région où la densité de conflits au kilomètre carré est la plus élevée du monde. [13] En 1997, j'avais eu l'occasion d'échanger sur ce sujet avec le ministre des Finances au Palais des Nations à Alger. M'inquiétant auprès de lui des conséquences des mesures imposées par le FMI et la Banque mondiale sur l'économie algérienne, sur la population et la perte de souveraineté du pays, il me regarda avec étonnement et une pointe d'ironie et répondit laconique : " On ne perd que ce que l'on a ". Signifiant par là que la souveraineté de l'Algérie était une fiction qui ne préoccupait que les gens qui avaient du temps à perdre. Il est vrai que les Algériens étaient alors occupés à s'égorger et que les finances du pays se limitaient à quelques semaines d'importations. [14] En quelques jours, début de l'année 2015, le Franc suisse a pris plus de 20% de sa valeur, réduisant d'autant la compétitivité-prix de ses produits. Il est passé de près de 1.5 FS pour un euro en 2010 à la parité aujourd'hui. Seul le Japon s'est montré capable d'absorber un tel choc (1981 et 1985). Les Helvètes s'en accommodent. [15] "Germany won't spare Greek pain - it has an interest in breaking us" Yanis Varoufakis (The Guardian, Friday 10 July 2015 19.25). Même si c'était faux (et ça ne l'est pas), c'est de bonne guerre. [16] A. Benelhadj, le Quotidien d'Oran, 05 et 06 juillet 2015. [17] (Reuters le 28/06/2013 à 19h09) [18] Le vocable E.C.U. avait été récusé par Berlin justement parce qu'en allemand il évoque phonétiquement ce paisible ruminant. [19] Pour éviter le défaut de paiement, la Grèce a su dénicher dans les textes du FMI des clauses dont l'institution elle-même avait oublié l'existence. Une première fois début juin renvoyant à une règle qui n'a été utilisée qu'une seule fois, au milieu des années 1980, par la Zambie, pour réduire les coûts des transactions. Une seconde fois le 30 juin, les Grecs sortent une autre clause - provision G, section 7, article 5- qui a servi le Nicaragua et le Guyana en 1982. Le Fonds, totalement surpris, a lancé une enquête pour savoir d'où Athènes tenait cette expertise. A ce jour cette recherche demeure sans résultats. [20] Lire : Crise grecque : le rôle ambigu du FMI. (Le Monde, le L. 13.07.2015 à 10h45) |