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Le dialogue entre deux intellectuels critiques et courageux que sont Edgar Morin et Tariq Ramadan, sur les questions de notre temps (la tolérance, la raison, la laïcité, la démocratie, le fondamentalisme, la question palestinienne, etc.) est allé au-delà de nos espérances. Le dialogue fécond et rigoureux entre ces deux penseurs qui tentent de décrypter, à partir de leur propre système de référence intellectuel, le monde où nous vivons, ne se réduit pas uniquement, loin de là, à un constat amer et dépité de celui-ci, mais va au-delà, pour nous indiquer des pistes pour sa possible métamorphose, dans le but de le rendre moins injuste qu'il ne l'est. Disons-le sans détour: les complicités et les sensibilités intellectuelles - même si des nuances, des clarifications, des précisions, des mises en perspective, concernant tel ou tel terme, sont apportées au cours du débat - semblent plus importantes que les divergences profondes d'idées. Nous ne pouvions qu'apprécier la hauteur de vue, l'écoute des propos de l'un à l'égard de l'autre et vice-versa, le refus de la fermeture et du dogmatisme, le besoin de revenir à l'histoire des sociétés, à la littérature, à la sociologie des religions, pour expliquer les multiples conflits présents dans nos différents pays. L'ouvrage, à lire et à relire, nous donne une leçon d'humilité, d'humanisme, d'ouverture à l'autre, face à nos petites certitudes, donnant plus de sens, de légitimité scientifique et de pertinence aux critiques fortes et puissantes de nos deux intellectuels, orientées en particulier vers les puissants de ce monde dominé par les acteurs économiques et financiers. «LA RAISON OUVERTE» Tout est en nuances et en précisions quand il s'agit par exemple d'évoquer la question de la raison qui nous rappelle la notion de complexité chère à Edgar Morin. Loin d'être une notion abstraite d'intellectuel enfermé dans sa tour d'ivoire, la complexité et la contradiction intimement liées sont précisément au cœur de la vie sociale et de l'homme. Pour Edgar Morin, la raison a sa propre limite quand elle devient fermée et donc dogmatique. Une rationalité en soi est donc aveugle sur ses propres limites. Cette raison fermée, nous dit Edgar Morin, «ne peut comprendre ce qui excède ses propres capacités. Moi, je suis pour une raison ouverte. Je pense que c'est par la raison que je peux comprendre les limites de la raison». Chaque notion est décryptée, retravaillée et contextualisée, en mobilisant respectivement leurs propres schémas de pensée. Tariq Ramadan convoque dans le débat, le Coran, lui permettant de donner plus de poids dans l'élucidation de certains termes. Pour lui, l'islam n'est pas «soumission», comme c'est l'usage trop superficiel, mais «entrée dans la paix» du divin. Tout en considérant l'apport indéniable de la pensée occidentale, il n'hésite pas à privilégier le syncrétisme des connaissances qui consiste à redonner de la pertinence à un universalisme ouvert, concret, reconnaissant l'Autre dans ses valeurs. Cette posture politique et intellectuelle se veut être l'antithèse de l'enfermement sur les constantes spécifiques et nationales. Edgar Morin évoque ce qu'il nomme «ses quatre démons» qu'il est possible de clarifier par ses convictions profondes, lui apparaissant inaliénables parce qu'elles représentent sa façon de penser et de voir le monde. «Je vais vous dire ma position: j'ai quatre démons, non pas au sens diabolique, mais au sens socratique du terme. L'un, c'est le doute; l'autre, c'est la raison; le troisième, c'est la foi; et le quatrième, c'est la religion ? mais une foi et une religion différentes de la vôtre. J'ai foi dans l'amour, dans la fraternité, l'amitié, la communion. C'est une foi que je ne peux pas justifier par la raison? Je suis à la fois pour l'épanouissement individuel et pour l'intégration au sein des communautés, par opposition à un individualisme clos». UNE LAÏCITE IDEOLOGISEE Même si des nuances sont apportées sur la question de la laïcité, il semble que l'on peut tout de même relever un accord minimal entre les deux auteurs, sur les perversions, les déformations politiques majeures qui ont marqué la laïcité au cours de l'histoire, devenue aujourd'hui «fébrile et sectaire». Edgar Morin note que le contenu de laïcité durant la Renaissance était dominé par les questionnements sur la nature, le monde, Dieu, l'homme en société. La laïcité aurait donc perdu de sa verve philosophique pour se limiter à «des formes extérieures telles que le voile ou le foulard», selon Edgar Morin. Tariq Ramadan centre davantage sa réflexion sur la séparation de l'autorité politique et religieuse qui doit en principe caractériser la laïcité. Il regrette les multiples formes d'ingérences politiques dans le champ du religieux, lui apparaissant comme des remises en question de la séparation du politique et du religieux. «La laïcité, selon moi, est le processus historique de séparation de l'Eglise et l'Etat, auquel j'adhère; le laïcisme est l'idéologie qui use du moyen de la laïcité pour combattre le religieux. C'est une distorsion à laquelle je m'oppose». Même si Edgar Morin intervient pour noter la confusion opérée par Tariq Ramadan entre l'anticléricalisme, l'athéisme politique avec le principe de la laïcité. «Je crois qu'il y a un point sur lequel vous exagérez? Il semble que vous confondez l'anticléricalisme et l'athéisme politique avec le principe de laïcité. Bien sûr, beaucoup de laïcs ont pu être anticléricaux, voir athées. Moi-même, je ne puis croire aux religions révélées ni à Dieu anthropomorphiques, mais il est certain que le principe selon lequel la religion est affaire privée, l'Etat relevant d'autorités politiques elles-mêmes élues démocratiquement, est à mon avis, un principe valable». LA CRISE DE LA PENSEE POLITIQUE Les deux intellectuels reconnaissent les limites du politique profondément dépendant de l'économie mondiale libérale qui impose aux Etats les orientations et les actions qu'ils doivent impérativement poursuivre. A l'origine de cette surdétermination des finances internationales dans la gestion du monde, Edgar Morin évoque de façon explicite la crise de la pensée politique actuelle. Toutes les formes d'utopie politiques qui se voulaient au départ généreuses et justes dans le but de changer les sociétés, ont été profondément laminées. «La pensée politique est en crise parce qu'elle est totalement vidée. La pensée qui voulait transformer le monde positivement, à savoir la pensée de gauche, du socialisme, du communisme s'est détruite. La social-démocratie s'est épuisée. Le communisme a explosé. La pensée politique s'est à ce point désintégrée qu'elle a fait place à l'économie: l'économie néolibérale qui croit que le marché et la croissance peuvent tout résoudre. Cet économisme-là aggrave la crise qu'il a suscitée?». Pour Tariq Ramadan aussi, le pouvoir d'Etat et la démocratie ont été marginalisés au profit de nouvelles catégories d'acteurs représentées par les banques, les multinationales et les technocrates qui sont à présent «les maîtres du jeu» dans l'administration du monde. Il évoque un exemple significatif : «Le président Bill Clinton a déclaré un jour que les USA étaient gouvernés par 1% de la population américaine: il faisait allusion aux riches, au monde de la finance et de l'économie. On voulait un Etat libéré du contrôle de la religion, le voici sous contrôle de la nouvelle Eglise de l'économie et des finances. Tous les Etats sont pris à la gorge et leur marge de manœuvre est limitée». Quelles formes sociales devrait prendre aujourd'hui la démocratie dans les sociétés ? Pour Edgar Morin, la démocratie a besoin d'un long enracinement historique, rappelant les multiples discontinuités et ruptures obligeant certains pays occidentaux à se plier à une gouvernance dictatoriale, optant, comme c'est le cas de l'Allemagne, pour le nazisme, pourtant le pays le plus cultivé d'Europe, etc. Il montre bien que les sociétés peuvent connaître des bouleversements importants, souvent imprévisibles, remettant en cause des héritages acquis? La voie prônée par Edgard Morin est celle de la démocratie par le bas, celle qui se construit progressivement dans les municipalités, redonnant du sens au pouvoir local qui permet aux citoyens réels, socialement reconnus et non pas fictifs, de contribuer à la transformation de la cité. «La démocratie dans nos pays est stagnante: pas assez de diversité, trop de corruption? Non seulement les citoyens sont démoralisés, mais ils ne disposent pas de moyens d'information sur des problèmes scientifiques et techniques tels que le nucléaire», écrit-il. Dans le monde arabe, Edgar Morin réfute la détermination du religieux dans la crise de ces sociétés, pour au contraire insister sur les greffes hasardeuses, incertaines et standardisées qui ont profondément contribué à une profonde destruction des tissus sociaux et culturels, donnant à voir des espaces urbains défigurés et sans âme. L'uniformisation efface toute reconnaissance de la diversité culturelle et sociale, notamment en Algérie. Reprenant la thèse de l'anthropologue africaniste Georges Balandier, il indique qu'on est en présence d'une confusion grave, au sens où la modernité n'est pas une rupture avec le passé; bien au contraire, il faut respecter le passé, préserver le meilleur des traditions. Cette confusion est aussi de nature politique, selon nous, étant l'apanage des dictateurs qui pensent à la place de leurs peuples, voulant construire une société à partir de leur seule image. Edgar Morin rappelle que dans son ouvrage La voie (2011), il avait émis l'idée importante «des symbioses des civilisations, par opposition à la destruction de la dominée par la dominante, à l'érosion des peuples en situation d'infériorité par les dominations ? situation qui, du reste, ne cesse de s'aggraver». Tariq Ramadan insiste sur l'existence d'une démocratie abstraite peu enracinée dans les sociétés occidentales parce que le système éducatif qui doit permettre d'accéder à ce qu'il nomme une «éthique de la citoyenneté» aurait occulté des enseignements focalisés sur la compréhension de la notion de responsabilité individuelle et collective. On peut résumer son propos de la façon suivante: le citoyen doit être un acteur responsable qui doit intérioriser clairement ses droits et ses devoirs. Selon lui, «Il faut éduquer et instruire des sujets dont l'autonomie, en tant que sujets, est de reconnaître certains devoirs. Le rapport à soi et à la collectivité n'est pas un rapport de bons sentiments, de solidarité momentanée, mais un rapport de conscience, de responsabilité, de devoir, qui doit habiter l'intelligence de l'individu». Pour conclure, Edgar Morin insiste à juste titre sur la nécessité de «relier les connaissances, les êtres humains, les membres d'une société, relier les sociétés les unes des autres». Or cette voie est occultée, aujourd'hui, parce que la mondialisation s'est construite et renforcée pour dominer l'Autre. «La mondialisation ne relie pas. Elle homogénéise, elle sépare de plus en plus. Nous sommes confrontés à un monde de la dispersion et de la séparation». |