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5. La pierre et le
courant marin dans la dialectique d'une «histoire»
Dans l'«Introduction à la philosophie de l'histoire - la raison dans l'histoire» : «On recommande aux rois, aux hommes d'État, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi sui¬vant les maximes qu'on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. [..] Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.) À cet égard, rien n'est plus fade que de se référer aux exemples grecs et romains, comme l'ont fait si souvent les Français pendant la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et celle de notre époque. Johannes von Müller, dans son Histoire Universelle, comme dans son Histoire Suisse avait de semblables intentions morales et voulait offrir aux princes, aux gouvernements et aux peuples, particulièrement au peuple suisse, de tels enseignements. Il a réuni en un recueil spécial des maximes et des réflexions et donne souvent, dans sa correspondance, le nombre exact des réflexions qu'il a fabriquées dans la semaine. Ces sentences, il les a parse-mées dans ses récits mais c'est seulement dans quelques cas concrets qu'elles parviennent à s'insérer au contexte d'une manière vivante. Ses réflexions sont très superficielles ; elles le rendent ennuyeux et ne comptent assurément pas parmi ce qu'il a fait de meilleur. (Les réflexions doivent être concrètes.) Pour que les réflexions soient vraies et intéressantes, il faut avoir une intuition des situations solidement étayée, une intuition libre et large, ainsi qu'un sens profond de l'Idée telle qu'elle se présente dans l'histoire. L'Esprit des Lois de Montesquieu, œuvre à la fois solide et profonde, en est un exemple.» Mais comment rendre compte de l'histoire comme dit Hegel et l'étayer au moyen d'une intuition libre et large, ainsi que du sens profond de l'Idée telle qu'elle se présente dans l'histoire. Précisément, en se basant sur l'intuition, une histoire «concrète» peut peut-être nous donner une signification du concept fondamental de Hegel, «La raison dans l'histoire». Supposons un homme dans une plage, quelque part sur le Littoral algérien. Cet homme, ne sachant pas nager, s'assurait toujours, lorsqu'il était dans l'eau, de toucher le fond avec ses pieds. A un certain moment, en se baignant, il tomba par hasard dans un trou. Ne sentant plus la terre sous mes pieds, il paniqua. Il n'avait personne près de lui pour le secourir. Que peut-il faire cet homme sinon à faire tout ce qui est possible en lui pour s'en sortir. C'est-à-dire se débattre et tenter de regagner le rivage. Mais plus il se débattait, plus il se fatiguait. Ses mouvements incohérents ne faisaient que le plonger. A un certain moment, il ne réagissait plus. Quelle a été sa situation, sur le plan de la phénoménologie de Hegel ? Il était un «être en vie», jouissant des plaisirs de la vie pour, tout d'un coup, se retrouver «jeté dans un étant». Cet homme a-t-il voulu cet «étant» ? Non, c'est évident. Un pur hasard a fait que cet «étant» s'est retrouvé inscrit dans son destin. De plus, si cet «étant» a existé pour lui, il peut exister pour chaque être. Tout être, même un bon nageur, risque une noyade. Une crampe, une mer qui se soulève, un éloignement, etc., peuvent être des causes de noyade. Donc, en cet homme et pour chaque homme, il y a l' «être existant» et l' «être non-existant» ou «non-être». Si le «non-être» n'existe pas encore, il existe néanmoins «en puissance», c'est-à-dire que cet être peut se noyer et mourir. En d'autres termes, nous véhiculons à la fois notre vie et notre mort qui est inscrite dans notre destinée. Sauf que l'être, dans son existence, pris par les problèmes de la vie qui sont multiples et complexes, n'a que peu conscience de son état d'être mortel. En revenant à la phénoménologie de l'esprit, il y a en l'être une contradiction d'une affirmation d'être, d'exister, c'est-à-dire «en acte» et une négation d'être, c'est-à-dire «en puissance». Ce jour, pour cet homme, cette négation a atteint un seuil critique vu qu'il était en train de se noyer. Supposons qu'il est resté vivant, ce qui veut dire qu'il a pu sortir de cette noyade, donc d'une mort inéluctable. Une question se pose : d'où est venu le secours à cet homme ? «Jeté dans un étant», il y a eu forcément un autre événement qui a changé le cours de l'«étant». Précisément, cet homme, à demi-conscient, était en pleine vision «féerique du monde». Il ne se sentait pas mourir, il était bercé par des «visions incroyables, les plus sublimes de sa vie», quand il sentit une pierre qu'il frôlait de son pied. Ce frôlement le réveilla de ce «entre ciel et terre féerique». Tout d'un coup, il prit conscience de sa situation. Comme si une force le poussa et lui impulsa un mouvement, il prit appui sur cette pierre providentielle avec son pied et projeta sa tête hors de l'eau. Il commença à brasser, brasser? et brasser de toutes ses forces. Mû plus par instinct que par un sens d'orientation, il se dirigea vers le rivage. Arrivé à quelques mètres, il ne put continuer. Il s'affala de tout son corps dans l'eau. Allongé, sa tête ressortant de l'eau, ne pouvant se relever, ses jambes étaient comme morts, il héla par des signes avec ses mains aux gens qui passaient. Des personnes sont venues et l'ont sorti de l'eau. C'est ainsi que se termina l'histoire de cet homme que le «hasard» a mis dans une situation de danger de mort, et qui l'a ensuite tiré de la mort. Plus tard, cet homme se posait cette question : comment a-t-il pu en échapper ? A chaque fois qu'il y pense, cette pierre qu'il a sentie revient dans son esprit. Etrange histoire, les pierres dans l'eau peuvent-elles sauver des êtres ?, se demande cet homme. Aujourd'hui, il le sait. Il sait aussi qu'elles peuvent sauver comme elles peuvent tuer (chute d'une pierre d'une montagne, d'un tremblement de terre, une pierre qui se présente à un alpiniste lors d'une chute et lui sauve la vie, etc.). Quel sens donner à cette histoire ? Un être «jeté dans l'étant», engage une lutte, un combat contre la mort. Cet homme qui a voulu survivre, perdit le combat. Le «non-être en puissance» allait passer «en acte». Cette contradiction entre l' «être» et le «non-être» ou son affirmation face à sa négation qui allait se solder par sa «négation», i.e. sa mort, va finalement se résoudre par la «négation de la négation». Grâce à la pierre et aussi au courant de l'eau qui la lui fit rencontrer, cette pierre n'était pas sous son pied lorsqu'il a commencé à se noyer, il survécut. Deux éléments de la nature, la pierre et le courant marin l'ont tiré de la noyade. La pierre et le courant marin ont-ils un esprit ? A notre échelle humaine, ils n'en ont pas, mais à une autre échelle que nous ne connaissons pas, on ne peut pas savoir. De plus, il est encore présent dans notre esprit le désastre qu'a vécu le Japon, le 11 mars 2011. Le tremblement de terre suivi d'un tsunami a ravagé le nord-est du Japon. Cette histoire peut être l'histoire de n'importe quel homme. En 1976, Cat Stevens, le célèbre chanteur américain, se baignait près de la côte californienne. Il s'est retrouvé dans la même situation que cet homme. Une lame de fond l'a emporté au large. C'est alors qu'il dit en son intérieur « God, if you help me, i'll work for you » («Dieu, si tu m'aides, je te promets de travailler pour toi»). A ce moment précis, Cat Stevens raconte qu'une immense vague le ramène sur le rivage : le musicien est sauvé. Cet événement représente un tournant radical pour le chanteur. Cat Stevens renonce à la célébrité et à la fortune et se convertit à la religion musulmane sous le nom de Yusuf Islam. Il y a une «Raison universelle» dans l'être et les choses, une «Raison dans l'histoire», comme dit Hegel. Cette «Raison» est une «activité pure» dans notre vie individuelle et collective, elle donne sens à notre existence. Si l'Esprit, en tant que «processus absolu», en tant que «Raison dans l'histoire» l'accomplit pour un être, il l'accomplit aussi pour un peuple. La dialectique hégélienne de l'histoire n'est pas simplement l'histoire des contradictions de la pensée en tant que «pensée existante dans l'être» qu'elle surmonte en passant de l'affirmation de cet «être» à la négation, et de la négation à la négation de la négation, i.e. le devenir. Elle a besoin encore de la réalisation de l'«Esprit» pour qu'il soit devenir. Cet «Esprit» ne peut être que Dieu, dont la pierre, le courant marin et la force qui a jailli en cet homme ont été ses «instruments». Ce qui veut dire que l'homme ou la communauté des hommes, combien même leur libre-arbitre les dirige, restent toujours dépendants des contingences, qui relèvent de l'«Esprit». En fin de compte, l'existence libre de l'homme et des peuples et ce qu'ils ne peuvent percevoir, la «force des choses et du monde» qui ne relèvent pas d'eux mais agissent en eux, constituent leurs «êtres en devenir» Et c'est ce que formule Hegel dans l'Esprit dans la dialectique de l'histoire : « C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l'histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l'Esprit a trouvés en lui et qu'il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n'exprime rien d'autre que la nature même de l'Esprit.» 5. Qu'en est-il de la dialectique dans l'histoire des peuples ? Une question se pose : Comment, dans la dialectique hégélienne, faire une approche sur l'évolution des peuples? Quelle possibilité s'offre pour étayer l'histoire passée et présente des peuples? Peut-on tirer une réflexion sur le monde à venir ? Prenons un peuple qui a subi la colonisation. Et nombreux furent les peuples d'Amérique, d'Afrique ou d'Asie, à être envahis, colonisés ou mis sous protectorat par les pays européens, les siècles passés. Il faut remonter aux années 1500, quand l'Europe découvrait le Nouveau Monde. La conquête militaire et spirituelle du Nouveau Monde fut l'œuvre des navigateurs et explorateurs (conquistadores) tels Magellan, Christophe Colomb et autres qui ont ouvert ces contrées à l'expansion européenne. Celle-ci s'est soldée par la constitution d'empires, en Europe. Que se passera-t-il quand un peuple se retrouve envahi par une puissance extérieure ennemie ? Ce peuple, avant l'invasion, vivait libre, avec ses coutumes et ses croyances. Heureux ou non, il vivait dans son pays d'origine. Qu'une armée ennemie l'envahisse, et, tout d'un coup, tout s'effondre. Ce peuple se retrouve «jeté dans l'étant». Sa réaction sera évidemment de «résister», de «lutter» contre cette force étrangère pour assurer sa liberté, sa survie. Il sait que, «soumis» par la force, il aura à payer un «lourd tribut à la puissance occupante». Contraintes terribles qui se traduisent par des prélèvements de richesses, d'impôts, enfermement, massacres, répression, etc. Ce «jeté dans l'étant» n'a pas été voulu par ce peuple, mais l'a été par la force des contingences qui ont certainement une «signification dans l'ordre du développement du monde». Mais ce n'est pas cette signification qui nous intéresse pour l'instant, c'est la nouvelle situation pour ce peuple, que l'on peut comparer à la situation de l'homme « en train de se noyer». Ce peuple se trouve devant la contradiction de son «être» avec son «non-être». Pour la première fois, ce peuple fait face à son «non-être», et qu'il risque de disparaître en tant qu'Etat doté d'une personnalité et, dans notre époque, en tant qu'entité nationale. Si la résistance échoue, ce peuple sera soumis à la puissance étrangère, subissant alors la colonisation. Que donne la dialectique historique hégélienne dans sa thèse, antithèse et synthèse pour ce peuple ? Le destin a annihilé ses efforts de résistance face à la puissance étrangère. Et l'histoire de la contradiction de ce peuple, en tant que «pensée existante dans l'être», subissant le diktat de la puissance étrangère, aura-t-elle surmonté cette négation (colonisation) ? Non, c'est évident. Ce peuple est soumis et réduit en servitude, son «être est toujours en acte», mais son « non-être en puissance » risque de l'emporter, entraînant la «mort de ce peuple», en tant que communauté libre. Par absorption, peuplement, occupation ou éclatement. Si, au-delà de la servitude, les forces vives de ce peuple restent toujours fortes, le «devenir» qui survient pour ce peuple est un «devenir transitoire», c'est-à-dire une colonisation de fait qui appelle forcément, dans la philosophie de Hegel, un autre «devenir» à ce «devenir», une autre étape encore lointaine mais susceptible de se réaliser. L'«Esprit en lui» doit encore se réaliser pour changer le cours du destin de ce peuple. Qu'en est-il de la puissance occupante ? Sa situation est aussi intéressante du point de vue de l'histoire. Elle aussi est passée de l'«être» à son «non-être». Une puissance qui procède à une expansion hors de ses frontières, donc à annexer, par la force, des territoires qui ne lui appartiennent pas, ne le fait que si elle fait face à une contrainte absolue, c'est-à-dire une nécessité que posent les problèmes économiques internes auxquels se greffent des considérations géostratégiques, besoins de matières premières, etc. Ce sont ces problèmes qui poussent un Etat à envahir un autre. Tous ces besoins d'ordre économique et stratégique caractérisent son «non-être». S'ils ne sont pas satisfaits, cette puissance peut se trouver dans une posture comparable à celle d'un peuple envahi par un autre. Carthage n'a pas été détruite par Rome ? La France n'a pas été occupée plusieurs fois par l'Allemagne. Le Japon, en 1945, par les États-Unis. L'Irak, après une tentative d'annexer le Koweït, par les Etats-Unis ? Les exemples sont innombrables dans l'histoire. Par conséquent, l'histoire des contradictions de la pensée de cette puissance, elle aussi, en tant que confrontation entre son «être» et son «non-être», trouve son dépassement, i.e. son «devenir», dans une occupation ou une colonisation d'un territoire qui n'est pas le «sien». Le destin de cette nation occupante se trouve lié à ce peuple assujetti à sa puissance. La situation n'est pas simple. Pour s'adapter, cette nation doit en permanence déployer des forces pour maintenir sa domination et penser même à une politique de peuplement. Ce qui n'est pas chose aisée, toute politique de domination et de peuplement a des limites, elle dépend à la fois des possibilités démographiques et de la résistance du peuple du territoire occupé. C'est ainsi que s'ensuit une situation de ni guerre ni paix, régie uniquement sur les rapports de forces. Aucun peuple au monde n'accepterait d'être assujetti, ce qui veut dire que, combien même la sujétion dure des mois, des années ou des siècles, ce peuple saisira la moindre occasion susceptible de le libérer pour agir. De la même façon que le pays occupé, l'«Esprit de la nation occupante» continue à se réaliser, en amenant le changement du cours de l'histoire. Mais comment va se réaliser l'«Esprit» dans le cours de l'histoire? Ce sont ce qu'appelle Hegel, les «ruses de l'histoire» qui vont permettre au peuple occupé de se libérer et réaliser son «être». Mais quelles ont été les «ruses de l'histoire» pour que l'Esprit, la «Raison dans l'histoire», se réalise dans l'histoire. Ce qui a été pour l'homme «la pierre, le courant marin et l'irruption en lui de nouvelles forces» pour le tirer de la noyade, l'a été aussi pour le peuple soumis, c'est-à-dire d'autres événements, d'une autre nature, qui vont permettre de lui insuffler de nouvelles forces. Ces événements, on les devine, ce sont des guerres ou tout cataclysme qui affaiblira la puissance occupante. En l'occurrence, deux guerres mondiales sont intervenues pour rebattre, par deux fois, les cartes du monde. La première a vu plusieurs empires disparaître et plusieurs peuples ont recouvré leur liberté. La deuxième, plus effroyable encore, a terminé le reste. C'est ainsi que les peuples «soumis» ont réalisé dans une lutte de libération leurs «êtres». Sans les deux guerres mondiales, le système de domination mondiale aurait probablement peu changé, ces peuples seraient encore ce qu'ils étaient. Ainsi, on comprend l'importance de la dialectique hégélienne pour la compréhension de l'histoire. Suite en page 8 |