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Albert Camus, qui
a été consacré Prix Nobel en 1957, a eu durant la phase de lutte de libération
nationale une attitude connue pour s'être illustrée par son caractère ambigu
mais témoignant, somme toute, d'une position assez spéciale qu'il voulait tout
à fait personnelle. Ainsi, durant toute la période 1954-58, particulièrement
féconde dans son travail de journaliste, qui vit sa bifurcation progressive
vers d'autres virages idéologiques contrastant avec ses conceptions
d'auparavant, comme le reflète la teneur de ses reportages sur la misère en
Kabylie ayant ébranlé bien des esprits et qui laissait croire que Camus allait
agir dans le sens des engagements nets en faveur de la cause algérienne, à
l'instar des Chaulet, Jeanson, Yveton, Maillot, Aleg, Anna Greki, Henri Krea,
Myriam Ben, Annie Steiner, etc., Ceci parce qu'il voulait, déclarait- -il,
prôner une attitude «neutraliste, de «paix et de vérité», selon lui : attitude
divergeant, donc, nettement avec celle qu'il adoptait auparavant, du temps où
il était entièrement engagé dans chacune des luttes qu'il défendait âprement
Par la suite, écartelé entre deux pays en conflit, dont il se disait se
réclamer des deux,sinon d'aucun, il se redécouvrait subitement «étranger «aux
yeux des deux communautés qu'il avait tenté en vain de ramener à de bons
sentiments de «trêve» civile en 1956 !.
Et ce qu'il y a lieu de dire, c'est que sa position de quête de neutralité dérivait, évidemment, moins des circonstances concrètes l'environnant ou de considérations tactiques politiciennes que d'une certaine conception du monde qu'il s'est forgée, faisant suite à une expérience philosophico- esthético- littéraire personnelle : soit une théorie existentielle propre ( allant à contre-courant de l'existentialisme Sartrien) qu'il s'est dégagée et visant à traduire conceptuellement une certaine philosophie naturaliste de la vie ( sagesse humaniste naturelle) excluant toutes approches et visions maximalistes du monde, pour ne se fier qu'aux justes mesures proportionnelles relativisées. En d'autres termes, tendant à considérer les faits, les êtres et les choses dans leur juste mesure, bannissant les extrêmes, en tenant compte de leurs tenants et aboutissants, fins et moyens adéquats, etc. Ainsi, en abandonnant ses conceptions d'auparavant de l'absurde, Camus en vint à opter pour sa nouvelle approche de l'histoire, d'une manière générale, notamment dans sa «Lettre à un ami Allemand» où transparaît son glissement vers l'esprit de révolte contre l'ordre oppressif du puissant, mais dissertant néanmoins sur un type de révolte «mesurée», relativisée, n'outrepassant pas certaines lignes rouges? sous peine d'atteinte préjudiciable aux valeurs humanistes. Ce qui n'a pas manqué de faire juger ses considérations par trop romantiques. En effet, là où Camus faisait cas d'une «dispute entre deux peuples» c'est une guerre sanglante qu'il se voilait à ses yeux et aux yeux des autres. N'est-ce pas paradoxal chez un penseur qui auparavant faisait l'apologie de «l'homme révolté» et qui se retrouvait en train de mettre sur le même pied d'égalité oppresseurs et oppressés ? C'est que le Camus de la nouvelle période avait sensiblement évolué vers d'autres axiomes d'idées, comme indiqué ci-dessus, et ce qui explique le plus son attitude changeante c'est sa conception relativiste dans tout, donc, ou cet «esprit de juste mesure du milieu « cher à l'antiquité grecque qui l'a amené à se méfier des extrêmes : ainsi dans La peste où ce qu' importe le plus à ses yeux, au-delà de tous idéologismes sectaires ou mythologies fantasmagoriques, c'est l'homme et sa condition naturelle terrestre de «ni saint, ni héros», ( cf. développé dans La peste) mais de simple mortel cherchant, ( à l'image de Sisyphe trimballant constamment son rocher - symbole de la peine quotidienne de l'homme ), à survivre décemment avant tout! Pour aller droit au but, Camus ne croyait plus aux révolutions qui aboutissaient à des goulags comme dans les ex-Soviets, et encore moins au national ?socialisme et autres insurrections qui s'achevaient dans les bains de sang et le martyr du monde. Aussi, se méfiait-il désormais, de tous ces révolutionnaires qui n'hésitaient pas à commettre des hécatombes de crimes pour parvenir à leurs fins? inhumaines! D'où cette attitude «mesurée» de Camus qu'il témoigna, conséquemment, vis-à-vis des insurgés algériens, désapprouvant leurs moyens «non pacifistes» utilisés pour parvenir à une fin pacifiste - indépendantiste? qu'il jugeait possible d'atteindre par le non recours à la violence qu'il condamnait ans équivoque. Et c'est là, évidemment, que se trompait Camus: la violence fut incontestablement le dernier recours pour les révolutionnaires algériens, après que le Mouvement National eut longtemps patienté, durant des années et des années dites d'assimilation et de pacification, tentant en vain d'arracher «pacifiquement' les moindres initiatives de réformes sociales pour les «indigènes va-nu-pieds» autochtones! Le changement des destinées du pays et de ses habitants ne pouvait, de ce fait, se décider, dès lors, que par le recours imposé de la voie des armes, la perspective d'un fédéralisme pacifiste entre les deux communautés, comme l'espérait Camus, tenant franchement d'une vision fantasmagorique. Tous propos mesurés. On comprend, néanmoins, les nobles sentiments humains et idéaux ayant trait à la liberté, la justice, l'honneur, le courage, l'amour des êtres et de la nature paradisiaque, qui animent l'auteur de «Noces» et qui l'honorent par bien des côtés. Cependant on ne peut être d'accord avec certaines considérations camusiennes. Ainsi quand il tourne le dos aux révolutionnaires qu'il met tous dans le même sac (les jugeant tous sur un même pied d'égalité),indépendamment de leurs milieux et contextes sociaux, commettant là, visiblement, une grossière erreur de jugement : par exemple, si dans sa pièce «Les justes» son révolutionnaire refuse au dernier moment de passer à l'acte, parce qu'il voit une personne civile innocente accompagnant le duc ciblé et qu'elle pouvait faire les frais de son attentat, cela est tout à l'honneur de son personnage qui se convainc, pourrait - on dire, de la nécessité d'opter pour d'autres voies de lutte,moins barbares, et plus pacifistes, humainement parlant Ceci du fait qu'il s'agit là de luttes entre groupes en conflit faisant partie d'une même société ou d'une même communauté nationale. Et dans ce contexte précis, l'appel comme celui Camussien exhortant des parties en conflits à tisser des liens pacifistes plutôt que de recourir à la violence meurtrière, apparaît tout à fait sensé chez toute personne soucieuse des hautes valeurs humanistes. Particulièrement quand il s'agit de régler des conflit fratricides «allumés» entre des membres partis - prenants d'une même communauté sociale où les impératifs de paix et de justice se doivent absolument de s'imposer pacifiquement, bannissant toutes formes de violences. Là on est tout à fait d'accord! Par contre, lorsqu'il s'agit d'une société colonisée, où les membres composant cette dernière sont répartis entre, d'une part, «colons étrangers expropriateurs de terres et de biens indigènes «et d'autre part, «colonisés autochtones expropriés», la problématique de l'équation se présente dès lors tout autrement! Car si aux pays des goulags, des luttes de classes implacables et des révolutions prolétariennes ayant débouché sur des « cités idéales» illusoires d'où montaient les lamentations d'horreurs, il devint possible avec le temps de pouvoir remédier à la situation par la substitution à la révolution prolétarienne classique une autre dynamique d'édification sociale et de progrès plus humaine et, surtout «épargneuse» des vies humaines des membres indissociables d'une même communauté nationale, la situation, par contre, se présente tout autrement dans les pays colonisés . En effet dans ces derniers, où les hordes de l'occupant étranger sévissent,conquérant terres et biens et liquidant systématiquement tous les autochtones refusant de se plier à l'ordre colonial de l'abdication, de l'esclavagisme ou de la soumission au dictat imposé d'une puissance étrangère et la cohorte de ses colons, on ne peut escompter, dans ce cas là - où les parties en conflit ne sont ni membres d'une même communauté sociale «fraternelle», ni ne partageant la même langue, la même religion, les mêmes traditions et histoire nationale, etc., - l'espoir d'une quelconque alternative de pacification. Toute velléité de fédéralisme pacifiste dans ce contexte précis, relevait bel et bien d'une somptueuse chimère. Et la question qui ne manquait pas de se poser chez beaucoup d'intellectuels de la période et bien au-delà; c'est: comment Camus qui s'est pourtant élevé contre le nazisme, ne pouvait-il pas percevoir ce rapport de rapprochement entre l'idéologie SS des conquérants fascistes et celle pas très lointaine de l'ordre colonial faisant tout autant fi des droits les plus élémentaires des autres? Il est probable que l'attitude de Camus était susceptible d'évoluer, mais telle qu'elle se manifestait durant la cruciale phase de guerre de libération nationale des Algériens, elle lui faisait rater à coup sur un rendez-vous important avec l'Histoire. Même si cela était motivé, non pas par des considérations politiciennes, comme seraient tentés de le croire certains, mais par des considérations, somme toute, philosophiques, humanistes, mais par trop idylliques et auxquelles l'auteur de l'Etranger y a sincèrement cru. C'est pourquoi son attitude «neutre» dictée par ses conceptions personnelles, n'ayant pas fait formellement l'apologie du colonialisme, ni s'étant prononcé en faveur de l'Algérie combattante, dont il chérissait plus que tout sa nature et son soleil et ses «frères» Algériens,ainsi qu'il les désignaient dans ses carnets, cette attitude ? là, se trouve être,par conséquent, de loin plus appréciable par rapport à celle d'un bachagha Boualem, par exemple, qui expropriait en compagnie de ses contre- maîtres- colons ses infortunés «compatriotes» indigènes réduits à l'état de misère, situation scandaleuse que dénonçait justement, dans ses écrits journalistiques «l'étranger Albert Camus l'Algérien pacifiste et artiste universel !» ? En toutes choses il sied de faire la juste part des choses quand c'est possible, sans trop se soucier des partis pris des uns et des autres. Tant il est vrai que ce qui importe le plus généralement en matière d'idées diverses, c'est de convier aux débats constructifs surtout, sur de possibles terrains d'échanges démocratiques pluralistes fructificateurs, susceptibles d'aboutir à des éclairages réciproques profitables par-ci et par-là? à condition qu'on puisse témoigner, au préalable, d'un esprit de tolérance vis-à-vis de nos parts d'erreurs et d'insuffisances quand on aspire vraiment à avancer sur ce plan et dépasser résolument les attitudes rigides classiques de la «ghettoïsation» mortifère de la pensée. |