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5ème partie
D'autre part, s'il ne fait aucun doute que le dialectal participe bien au mouvement de renouvellement d'une langue donnée, puisque contigu et complémentaire en permanence, il reste que c'est à cette dernière de faire les choix des termes qu'elle juge adéquats, appropriés et convenus pour être «transposé» (pour reprendre un terme décidément en vogue lui aussi dans le champ de la didactique), en connaissance de cause dans des espaces dits savants. Donc, sans vouloir aucunement négliger ni, encore moins, sous-estimer la remarquable fécondité autant que la surprenante vivacité connotée ou corroborée au langage dit populaire (ou usuel), n'est-il pas question, s'agissant du domaine hautement sensible et stratégique qu'est précisément l'enseignement - de surcroît dans son niveau supérieur- , de faire passer, dans des espaces académiques appropriés, un ensemble de discours signifiants, cohérents surtout, c'est-à-dire adroitement et structurellement maîtrisés en n'excluant pas au bout du compte son rôle d'appoint de premier plan en termes d'éléments nouveaux ou inédits ? Bien au contraire, n'est-il pas objectivement constaté actuellement que, loin d'assumer ce rôle, l'emploi même de ce dialectal - tel qu'actionné en tout cas à l'intérieur de certaines disciplines à l'intérieur même du cercle universitaire- offre une désolante et amère platitude, parce que lui-même utilisé le plus souvent de manière bancale et radicalement obsolète? C'est pourquoi au vu de ce décor délétère et un peu débonnaire, jamais sans doute le terme de «charabia» n'a semblé aussi approprié pour décrire une semblable situation. Comment alors feindre de s'étonner ensuite de voir l'étudiant patiner, parce que rencontrant de réelles difficultés à organiser, structurer et stabiliser sa pensée, si ceux-là mêmes chargés précisément de le former ne font point l'effort requis dans ce sens et participent nommément à l'advenue d'embardées expressives d'une déroutante tournure? D'autant plus que, en dernier ressort, il est courant de constater à quel point ces glissements dommageables et entorses frontales à la règle sont devenus d'une banalité plus que déconcertante, d'ailleurs formellement relevées au quotidien par les premiers concernés. Lesquels glissements ne peuvent au demeurant s'expliquer que par un net relâchement dans la dynamique même de l'institution universitaire au point de faire tressauter, plus d'une fois, l'assistance devant des propos pour le moins peu seyants, inconvenants, ou des expressions formalisées à la va-vite, jugées littéralement maladroites et indues? Comment espérer alors voir une langue fermement stabilisée, renforcée et surtout consolidée dans son usage quotidien si ne sont plus fixées, encore moins respectées, des règles standards ni définis, subséquemment, des codes ou critères établis aux fins précisément de l'ordonner, structurer, organiser et même «discipliner» dans une certaine mesure ? Et comme de bien entendu, s'il vous arrivait d'effectuer une visite rapprochée en direction des facultés de lettres arabes, ne soyez point surpris de constater parfois que même les «échanges» engageant le corps enseignant donnent souvent la priorité au canal précité. C'est-à-dire au détriment de la langue académique - dans sa version étoffée et apurée- sensée normalement régir, organiser, superviser et conditionner de tels échanges. Ainsi, sera-t-il loisible de relever que même ceux désignés sur le terrain pour la valider, cautionner et consolider comme il se doit, lui tournent ouvertement le dos au profit d'un «charabia» manifestement défraîchi, ratatiné et curieusement rabougri. Ces glissements dommageables et, bien évidemment, toujours regrettables, qui tendent à se répéter et se reproduire dans une indifférence inquiétante, que traduisent-ils concrètement? Tout d'abord, l'avènement d'un monolinguisme de fait réducteur, ankylosant, et dubitativement atrophiant en sachant que la défense de la langue arabe académique n'a jamais impliqué le délaissement du français comme langue d'appoint au même titre que d'autres langues porteuses ; ensuite, l'absence de tout contrôle académique entre pairs digne de ce nom qui rend possible tous les comportements erratiques et tous les non-sens imaginables. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont souvent les enseignants dits «francisants», c'est-à-dire maîtrisant initialement le français qui, parce qu'ayant intériorisé et intégré préalablement les modes de raisonnement et d'investigation requis, se trouvent être les plus chevronnés quant à l'usage strict et ordonné - autrement dit dans les règles de l'art- , de la langue arabe classique, donnant parfois l'impression de «damer le pion» à bien des pairs dits «arabisants» et lesquels, bien qu'ayant accompli pour certains leurs études dans cette langue de bout en bout, ne se font souvent guère de scrupules quant à la délaisser, déserter, à la moindre occasion au profit d'un dialectal déglingué, fragmenté et relativement de peu d'épaisseur confirmée ou attestée. Ce sont d'ailleurs ces mêmes enseignants «francisants» qui assument en même temps un appréciable et méritoire travail de traduction de concepts ou de notions prélevés dans les travaux les plus récents en rapport avec leurs disciplines respectives vers la matrice de la langue arabe, contribuant ainsi à lui apporter à leur manière ce que l'on peut considérer, sans exagération aucune, comme du «sang neuf». Mais quand il leur arrive de buter sur une difficulté indépassable pour trouver l'équivalent en arabe, ils n'hésitent point à se servir du terme dans sa langue originale (le français ou l'anglais) en passant par sa traduction, fut-elle approximative, en langue arabe et même en dialectal quand le terme semble adapté et ne pas prêter à quiproquo. Le tout, dans le strict respect d'un discours universitaire cohérent, ordonné et convenablement structuré. De toute évidence, les relâchements évoqués plus haut peuvent probablement aussi s'expliquer par l'évacuation progressive des normes éponymes apparentées à l'Université et qui, par le truchement de tels procédés ouvertement laxistes, deviennent comme caduques au sein d'une institution-phare qui, normalement et quelles que soient par ailleurs les carences admises ou comptabilisées dans le reste de la société, se doit de garder - quoi qu'il arrive- le cap sur l'excellence de ses prestations et son fonctionnement nommément désignés. Car en acceptant et avalisant de telles digressions aussi prononcées, l'Université aura failli incontestablement à ses missions intrinsèques, primordiales et validé à son corps défendant des impacts de dégradation continue. D'autre part, cela signifie aussi le refus de l'efficacité pour se complaire dans une fuite en avant préjudiciable pour son avenir et même pour sa raison d'être. En tout état de cause, même un simple «passant» visitant inopinément l'Université peut «croiser», de façon impromptue et tout aussi inattendue, des remarques souvent vociférées avec une telle charge de véhémence et de vulgaire suffisance qu'en est même exclue toute note/sonorité pédagogique, c'est-à-dire celle visant explicitement à susciter, favoriser et stimuler des enchaînements opératoires de calibrage, de structuration, et de pertinents enchaînements induisant une construction de sens. Un dialectal dru, agaçant, affligeant et on ne peut plus accablant même pour ceux qui viendraient à écouter de loin, ébahis, l'entretien pseudo-didactique. La sécheresse des propos témoignant tout à la fois de l'amère désertification des consciences et la quasi-inexorable altération des conventions basiques, en ce milieu académique déclaré. Dans cet environnement désarticulé et un peu «pince-sans-rire», même le français (à quelques exceptions près et toutes proportions gardées), n'est pas mieux loti pour autant et voit le plus souvent son exercice autant que son usage sérieusement ramonés, laminés, égratignés, ou du moins limités, dans de nombreux cas de figure (y compris dans des publications) par ailleurs signalés ici et là, et témoignant également d'une amère décrépitude de l'art même du parler, de l'expression - fine, élégante, raffinée, courtoise, élancée et preste- , en des lieux pourtant expressément, nommément, désignés pour les servir au plus haut point. Les mêmes formes de parasitages et mêmes abus de «marqueurs d'articulation» et/ou de transition» (??) , linguistiquement parlant, sont apparemment enregistrées tant chez nos voisins immédiats (Tunisie et Maroc) que dans des systèmes d'enseignement prétendument plus rodés et où l'enseignement de la langue maternelle reste néanmoins confronté à des difficultés avérées. Mais il n'en reste pas moins vrai aussi, comme on a pu le constater dernièrement à travers des propos avancés par de tous jeunes enfants à la télévision, que le levain, pour les deux langues, est bien en train de monter. L'avenir nous dira sûrement jusqu'à quel niveau précis. Toujours est-il qu'il n'en faut point moins conclure que l'Université subit actuellement une situation d'appauvrissement, d'affaissement, linguistique, intellectuel et même moral. En attendant, des réponses fourre-tout sont souvent avancées par les étudiants : ««On» ne nous a pas formés ! «On» ne nous a rien appris dans les paliers antérieurs !», tout en s'abstenant dans le même temps d'expliciter comment ils ont pu parvenir à «avancer», «glisser», se «déplacer» et se «faufiler» dans les interstices ou mailles calibrées du cursus scolaire et s'y déplacer ainsi d'un cycle/palier à l'autre sans que ne soient jamais détectés, encore moins évalués à leur juste mesure, d'aussi patents, flagrants et saillants déséquilibres. De plus, de telles assertions sont souvent loin de correspondre à la réalité. Car à l'occasion de discussions impromptues avec des élèves (des cycles primaire, moyen ou secondaire), on en rencontre encore nombre d'entre eux qui, fort à l'aise dans la langue (et même dans les deux langues pour être précis), savent convenablement structurer leur pensée et la mobiliser adroitement dans une expression orale confiante et mesurée. En fait, les handicaps réels sont bien plus perceptibles au niveau de l'Université, encouragés qu'ils sont par un laxisme débonnaire des plus placides et, cela va de soi, des plus inquiétants. A l'évidence donc, et comme souligné précédemment, nombre d'étudiants d'aujourd'hui ne semblent plus manifester ouvertement et intensément le désir d'explorer les territoires juxtaposés de la langue, ni de pousser les choses jusqu'au bout à l'instar de leurs prédécesseurs. Tout au contraire, ils font ainsi montre d'une sorte d'épuisement avancé, précoce même, dans l'usage concret de la langue pour se contenter la plupart du temps de formules/litanies lamentablement étriquées et désuètes. A tel point qu'il est permis de parler d'un véritable travail de sape qui atteint de manière frontale non seulement le développement de la capacité communicationnelle mais l'équilibre même d'un raisonnement scientifique explicitement structuré et, cela va de soi, méthodiquement codifié. Dans bien des cas, la simple prononciation des mots (voire d'une simple lettre) devient plus qu'un exercice ardu: un labeur véritablement épuisant puisqu'obligeant le locuteur potentiel à se «re-prendre» à plusieurs reprises pour achever une quelconque formulation. Le rapport à l'écrit n'est pas mieux loti pour autant, comme peuvent en témoigner ces spécimens d'écritures hachurées, zigzagantes, dévoilant moult difficultés dans la coordination et l'agencement des simples mouvements ordonnés à l'acte même d'écriture. Enfin, il ne faut pas perdre de vue qu'il y a aussi, en toile de fond de cette tendance routinière, un environnement documentaire se rétrécissant de jour en jour, comme peau de chagrin, puisque le prix du livre lui-même (contrairement à ce qu'il était dans les années soixante-dix d'ailleurs considérées sur ce plan comme des années fastes), devenu prohibitif, le rend pratiquement inaccessible pour de larges couches. N'oublions pas non plus que la ceinture des riches librairies qui, naguère foisonnantes et rayonnantes, a fini par dépérir au fil du temps sous les coups de boutoir/assommoir d'un autre commerce estimé plus florissant : celui des pizzerias et autres fast-food ayant maintenant pignon sur rue, aux lieux et places mêmes des structures prestement évincées. N'omettons pas enfin de rappeler encore que souvent même les bibliothèques universitaires, en raison probablement de modalités de gestion désespérément archaïques, ne fonctionnent pas en qualité de partenaire à part entière pour accompagner comme il se doit le parcours vers la réussite des cohortes successives d'étudiants. Comment, dans de telles conditions, parler d'amour précoce de la lecture chez des étudiants qui, par-dessus le marché, ne perçoivent même pas de façon régulière le montant de leurs bourses pour pouvoir s'offrir le cas échéant de telles virées livresques, comme cela se faisait dans ces mêmes années soixante-dix ? Loin de nous l'idée d'attribuer aux principaux concernés un quelconque déficit de communication; mais il est bien évident que c'est tout un environnement global à prendre en ligne de compte pour comprendre le sens des impasses corroborées à l'usage de la langue arabe en milieu universitaire tout précisément et qui, indiscutablement, attestent une fois de plus que les bonnes situations pédagogiques ou didactiques sont loin d'être toujours mobilisées pour la cause considérée. C'est dire ainsi que, trente ans après environ, l'Université algérienne n'est pas encore sortie de ses tâtonnements et de ses improvisations en matière d'arabisation. Ce qui semble être pour le moins paradoxal surtout l'on sait que, en plein milieu de la bourrasque coloniale, le mouvement national algérien avait réussi la gageure de maintenir à flots et bien vivante, à tous points de vue, une langue arabe pourtant combattue et harcelée sans relâche par la France coloniale et ses innombrables relais. Tout comme l'on sait aussi que les premières fournées ayant reçu l'enseignement de la langue arabe au lendemain de l'indépendance s'y sont adaptées sans rencontrer d'obstacles majeurs. Mais, dès le milieu des années soixante-dix, les données vont radicalement changer et prendre apparemment une toute autre tournure et une autre ampleur, suite aux surenchères idéologiques émanant de tous bords et sous toutes les coutures. Aussi, peut-on dire que s'il y a eu, par la suite, un décrochage observé dans la dynamique du bilinguisme en Algérie, les causes seraient alors à rechercher dans un défaut de perspective et de vision novatrice. LE SENS, LE BON SENS ET LES SENS DESSUS DESSOUS Mise en pratique dès l'indépendance, la politique d'arabisation de l'enseignement et de l'environnement est sans doute celle qui a connu le plus de déboires et de revers sur le terrain d'application. Si elle reste, au niveau des principes encore une fois, à classer parmi les options les plus hautement légitimes car elle traduit avant tout l'ardente obligation, pour un pays nouvellement affranchi de la domination coloniale, de renouer avec un passé et une culture séculaires, elle n'en laisse pas moins apparaître une bien curieuse conception de l'avenir, davantage basée sur des «coups de cœur» et des enthousiasmes débordants que sur un projet formellement défini et surtout mûrement, méticuleusement, réfléchi. Ouvrons ici une petite parenthèse: on a souvent tendance à reprocher aux pays décolonisés leur empressement à vouloir tout expliquer - les carences s'entend- par référence à la période coloniale. Il arrive même que des «intellectuels du terroir» soient irrités et piqués au vif par la facilité avec laquelle on ramène toujours les causes des problèmes au fait colonial. Certes, la colonisation n'explique pas tout mais il faudrait savoir aussi qu'on n'efface pas un traumatisme pluriel (social, psychologique, culturel et moral) de grande ampleur dans la conscience d'un peuple d'un simple coup de baguette. Quoi qu'il en soit, on ne saurait minimiser les conséquences liées à l'inexorable et implacable enchaînement de meurtrissures et traumatismes réitérés, successifs, dont furent victimes les Algériens. Et, par conséquent, il n'est pas du tout exclu que la colonisation, en s'acharnant comme elle l'a fait sur ces derniers avec une violence aveugle, sans cesse décuplée, ait brisé quelque part, dans leur habitus, un circuit vital d'équilibre et d'énergie. Le déracinement et la paupérisation de larges couches de la population en furent, depuis le début de la conquête, l'illustration la plus frappante. C'est pourquoi il n'est pas du tout exagéré de penser que ces causes anciennes et lointaines ont certainement leur part d'explication dans ce qui se passe aujourd'hui à l'échelle de la formation sociale algérienne actuelle soumise depuis, comme on le sait, à toutes les turbulences, toutes les nuisances et dissonances remarquées. Celle-ci, comme sonnée et encore étourdie, groggy, par les implacables coups de boutoir de la colonisation, conjugués à des effets de conditionnement et d'aliénation sans limite, n'a vraisemblablement pas encore retrouvé pleinement tous ses sens. Aussi, contrairement à ceux qui voudraient précisément tourner la page comme si de rien n'était, persisterions-nous donc à croire que de nombreux problèmes auront, pendant au moins une ou deux générations encore, leur origine dans cette douloureuse expérience que fut pour nous tous l'arbitraire colonial et ses dures, terribles, implications sur tous les plans et tous les segments, et sur le plan psychologique tout particulièrement. Et pour clore cette parenthèse, il ne fait aucun doute que la colonisation, par les profonds et multiples bouleversements qu'elle a provoqués et générés, entraîne de fait des effets mesurables sur la longue durée et à différents degrés. *Faculté des Sciences Sociales Université d'Oran |