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Nous allons nous limiter
stricto sensu au chapitre XXIV du livre premier du Capital, dans ce chapitre
Marx entend tout d'abord raconter l'histoire de l'accumulation primitive (ou
accumulation par dépossession qui se poursuit de nos jours) depuis le XVIe
siècle et expliquer les raisons de ce processus. En filigrane aussi, il pose
deux questions essentielles imbriquées dans le même raisonnement : comment la
force de travail est-elle devenue une marchandise ? Ou, plus généralement
comment la classe ouvrière est elle apparue ?
La pensée bourgeoise, en particulier celle de John Locke (philosophe, esclavagiste et grand propriétaire foncier) et Adam Smith, voudrait nous faire croire à cette histoire de contes de fées, que la transition du féodalisme au capitalisme s'est faite progressivement, sans douleur et en douceur (textes à l'appui, Marx reprend de longs passages des écrits de ces deux penseurs bourgeois, p.800 à 805). Marx s'inscrit en faux démontre que les choses ne se sont pas exactement passées ainsi. «Le premier rôle est tenu par la conquête, l'asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence. Dans la suave économie politique, c'est l'idylle qui a toujours régné. Droit et «Travail» furent de tout temps les uniques moyens d'enrichissement, exception faite chaque fois, naturellement, de cette année» (p.804). Au contraire : «Elle est inscrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu» (805). Marx féru de lectures historiques, juridiques et encyclopédiques, décrit le processus réel de l'accumulation primitive (initiale ou accumulation par dépossession) comme d'une autre nature et qui consiste à déposséder par la force une classe entière du contrôle des moyens de production, d'abord par les moyens illégaux, et plus tard, grâce à l'action de l'Etat. Marx cloue au pilori Adam Smith dans ses propres contradictions, notamment là où Smith reconnaît que l'accumulation du capital s'enracine dans l'appareil et le pouvoir d'Etat, alors pourquoi, rétorque Marx, préconiser le laisser-faire comme moyen primordiale d'accroître le bien-être individuel et national ? Smith comme d'autres économistes politiques, au risque de démolir sa propre argumentation a donc préféré ignorer le rôle joué par l'Etat dans l'accumulation primitive. Marx reprend en conséquence avec une précision horlogère, en extension (mondial) et en intention (en rendant poreuse les frontières de transition entre le féodalisme et le capitalisme), le locus classicus de la description des guerres de l'accumulation à partir de ce moment où, entre le XVe et le XIXe siècle, les seigneurs de la terre et la bourgeoisie naissante déchaînent une guerre civile en Angleterre contre la paysannerie, les artisans, les travailleurs journaliers pour la privatisation des terres communes (la loi sur les ?' enclosures'', en Grande Bretagne, entre 1727 et 1815, plus de 5000 lois furent votées qui autorisent les clôturages). La destruction de la structure communautaire des villages et des foyers de production domestique, l'abandon des cultures vivrières et l'expropriation des fermes réduisent la population à la misère et contraignent à la mendicité et au vagabondage un nombre croissant de déracinés auxquels on ne laisse d'autre choix qu'entre l'extermination et la disciplinarisation (biopolitique et biopouvoir décrites par un Michel Foucault euro-centré) à marche forcée et le regroupement des tenures (Terre concédée à un vassal non noble) dans toute l'Europe. Une Europe soumise à ces «législations sanglantes» que Marx a longuement analysées et qui ressuscitaient l'esclavage avant de généraliser la pratique de l'internement dans les workhouses comme cadre du travail forcée, se doublent d'une appropriation, des «terres sans maîtres» des «Amériques». Il ne faut pas perdre de vue que l'accumulation par dépossession de l'ordre colonial se poursuit sans discontinuer de nos jours et qui auparavant la conquête, le pillage des richesses naturelles et minières allié à l'exploitation agricole des «terres en friches», débouchera sur un véritable génocide des populations indigènes dont le «vide» sera comblé par la traite des esclaves grâce à la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires (peaux noires et masques blancs, 1952, Seuil, Frantz Fanon) que décrira de manière inimitable, brutale et quasi liturgique à son tour feu Eduardo Hughes Galeano, dans ?'les Veines ouvertes de l'Amérique Latine'' Essai poche 1981 (Livre que le regretté Hugo Chavez a offert à Obama). [[De ce génocide en Amérique Latine, l'année 1610 est le premier palier qui nous fait entrer de plein pied dans la géohistoire par le géopouvoir qui l'anime (A ce titre consulter l'excellent ouvrage «Pour les peuples indigènes des Amériques,la fin du monde a déjà eu lieu, en 1492»par Deborah Danowski et Eduardo de Castro). A partir de l'analyse de la glace des pôles par forage et carottage, les scientifiques ont pu déterminer qu'à cette date (1610), la quantité CO² dans l'atmosphère avait atteint un niveau anormalement bas. Les raisons de ce phénomène sont des plus instructives car elles mettent en valeurs objectives l'importance du génocide pratiqué par les puissances coloniales européennes sur les Amérindiens : c'est le quart de la population de la planète qui disparaît (entre 1492 et 1610) quand la population indigène du continent chute de 85 millions à 4 millions. On comprend mieux que la plus grande catastrophe démographique de l'histoire du monde ait pu entraver dans son sillage la reforestation du continent et augmenter le stockage du CO² dans des proportions telles que les climatologues peuvent s'en servir comme d'un minimum étalon à partir duquel mesurer son augmentation constante.]] De ces «législation sanglantes», Boris Geremek , dans ?'truands et misérables dans l'Europe moderne ( 1350-1600) '' édit. Gallimard 1980 p.98-99, nous livre copie de l'acte promulgué en 1547 par Edouard VI , roi d'Angleterre et d'Irlande: «Chaque homme qui reste pendant trois jours sans travail est considéré en flagrant délit de vagabondage. Les juges «doivent immédiatement faire marquer ledit oiseux sur le front à l'aide de l'acier brûlant par la lettre V, et adjuger ladite personne vivant si soigneusement au présentateur [c'est-à-dire au dénonciateur] pour qu'il soit son esclave, pour qu'il possède et tienne ledit esclave à la disposition de lui-même, de ses exécuteurs ou serviteurs par l'espace de deux ans à venir». La fuite est punie par un châtiment corporel, par une nouvelle marque, un S, et la condamnation à l'esclavage perpétuel. La récidive de fuite et punie de mort». Que font ces populations expulsées de leur terre ? C'est ce que va expliquer Marx dans ce long chapitre XXIV du Capital. Ne trouvant souvent pas d'emploi, ils deviennent, du moins aux yeux de l'Etat, des vagabonds, des mendiants, des voleurs, des bandits. L'appareil d'Etat adopte en effet des méthodes qui se sont perpétuées jusqu'à nos jours : il les criminalise, il les emprisonne, il les frappe avec la plus extrême violence. «C'est ainsi que le peuple des campagnes, brutalement exproprié et expulsé de sa terre, réduit au vagabondage, fut astreint par des lois d'un terrorisme grotesque à la discipline nécessaire au salariat à coups de fouet, de marquages au fer rouge et de tortures» (828). La violence de l'assujettissement des travailleurs au dispositif disciplinaire du capital est d'abord transparente. Mais, à mesure que le temps passe, «la contrainte muette des rapports économiques scelle la domination du capitaliste sur le travailleur» (829). Une fois le prolétariat dressé, une fois les travailleurs habitués à leur condition d'ouvriers salariés, de simples détenteurs de force de travail, la violence ouverte peut passer à l'arrière plan. Mais la «bourgeoisie montante» a encore besoin du «pouvoir d'Etat» pour réguler les salaires et empêcher les travailleurs de s'organiser collectivement (à cette époque, les lois anti-syndicales s'appelaient les «Combination Laws» qui interdisaient aux travailleurs de s'associer ou même de se rassembler) (830). L'Etat devient dès lors le pilier de la consolidation du régime libéral (fondé sur la propriété privée). «Dès le début de la tempête révolutionnaire, la bourgeoisie française osa reprendre aux ouvriers le droit d'association que ceux-ci venaient à peine de conquérir. Par un décret du 14 juin 1791, elle déclara que toute coalition ouvrière était «attentatoire à la liberté et à la Déclaration des droits de l'homme» (...) (833) Le droit bourgeois est donc utilisé pour entraver la puissance collective des travailleurs. Marx examine ensuite tout le procès de la circulation en partant de la genèse du fermier capitaliste. Le landlord pourvoit en semences le fermier qui paie en retour une rente (en argent ou en nature) au landlord. Ce procès de monétarisation et de marchandisation implique une «révolution agricole», qui offre au capital un certain type du contrôle du sol. Marx de façon acérée nous explique que ce capital se met à circuler à travers le sol, à travers la nature, exactement de la même façon qu'il s'est mis à circuler dans le corps des travailleurs devenu capital variable. Comme l'explique de façon saisissante dans la partie suivante du capital, cette révolution agricole est à double tranchant. Elle libère une grande quantité de force de travail, mais elle libère aussi les moyens de subsistance qui étaient auparavant consommés directement sur place. Elle transforme l'offre de nourriture en marchandise. Le marché des biens et des marchandises s'élargit donc, en partie parce que de moins en moins d'individus sont capables d'assurer leur propre subsistance. Dans le même temps, le capital détruit un grand nombre de commerces artisanaux, émerge alors un marché plus solide et plus vaste. La croissance, à partir du XVIe siècle, du marché intérieur britannique est selon Marx un moment important dans le développement du capitalisme. Une crise d'accumulation survient par l'absence de croissance, c'est la première grande crise du capitalisme, la crise de 1848 a été un véritable matériau que Marx étudia parcimonieusement (j'ajoute celles qui ont suivi, en 1929, 1970, 1987, 2001 et 2008). Marx examine inlassablement en détail la crise de 1848, en mettant en évidence en premier la circulation du capital pour repérer les points de blocage susceptibles d'engendrer les perturbations et les crises les plus graves. Ces points de blocage auxquels va répondre Marx sur une centaine de pages sont : 1- D'où vient l'argent de départ ? 2- D'où vient la force de travail ? 3- L'accès aux moyens de production. 4- La pénurie de ressources naturelles. 5- La question de la technologie. 6- La perte du contrôle du procès de travail par les capitalistes. 7-Le problème de la réalisation et de la demande effective. 8- Le système de crédit et la centralisation du capital. 9- La circulation d'ensemble du capital. A suivre... * Docteur en physiques et DEA en sciences du Management |
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