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BOSTON
- Même ceux qui ont d'amères critiques à formuler à l'encontre de Henry
Kissinger reconnaissent que la visite du président américain Richard Nixon en
Chine en 1972 a changé la géopolitique à tout jamais. Avant que Kissinger
n'orchestre cette ouverture diplomatique, les dirigeants américains décrivaient
le monde par la formule « capitalisme contre communisme » et quiconque avait
des amis communistes risquait d'être étiqueté comme un dangereux « rouge ».
Après Kissinger, le contrôle sans limite du Parti communiste chinois a été autorisé à prospérer au sein de l'économie de marché mondiale. Pourtant si l'on a beaucoup fêté la « réussite » économique de la Chine, on a bien souvent perdu de vue les coûts de la stratégie chinoise de Kissinger aux États-Unis et dans le monde entier. Si Donald Trump redevient président début 2025, cette stratégie va probablement avoir le dessus, mais sous une forme plus dangereuse. Des décennies durant, Kissinger s'est montré un fervent partisan d'une reprise des relations commerciales avec la Chine, et il a gagné beaucoup d'argent par la réouverture de ces marchés. Cela impliquait, entre autres, d'accorder son soutien à Deng Xiaoping après le massacre de manifestants pacifiques sur la place Tiananmen le 4 juin 1989. Moins de deux mois plus tard, Kissinger écrivait : « Aucun gouvernement au monde n'aurait toléré que la place principale de sa capitale soit occupée huit semaines durant par des dizaines de milliers de manifestants qui ont bloqué l'entrée du bâtiment principal du gouvernement. En Chine, une démonstration d'impuissance dans la capitale risquait de déclencher le régionalisme et la politique des potentats locaux dans les provinces. Une répression était donc inévitable. Mais sa brutalité a été choquante ? sans parler de la propagande et des procès staliniens qui lui ont succédé. » Cette observation a ensuite été suivie d'un paragraphe contenant la définition la plus claire possible de la realpolitik de Kissinger : « Pourtant, la Chine reste trop importante pour la sécurité nationale américaine pour risquer de sacrifier cette relation sur l'autel des émotions du moment présent. Les États-Unis ont besoin de la Chine comme contrepoids possible aux aspirations soviétiques en Asie et ont besoin que la Chine reste pertinente aux yeux du Japon comme un acteur clé dans les événements asiatiques. La Chine a besoin des États-Unis comme contrepoids aux ambitions perçues des Soviétiques et du Japon. En retour, la Chine exercera une influence modératrice en Asie et ne défiera pas l'Amérique dans d'autres régions du monde. Ces réalités n'ont pas été modifiées par les événements. » Cela est devenu le refrain standard parmi les gourous américains de la politique étrangère et les chefs d'entreprise poursuivant des investissements en Chine. L'économie chinoise a décollé dans les années 1990, en grande partie parce que les entreprises basées à Hong Kong, à Taïwan, en Europe et aux États-Unis ont rivalisé d'empressement en construisant des usines visant à employer de la main-d'œuvre chinoise bon marché. Mais une fois qu'une économie commence à croître, les travailleurs veulent tout naturellement (et raisonnablement) des augmentations de salaires, qui peuvent provenir soit de la concurrence sur le marché du travail, soit de l'organisation collective et de l'exigence d'un meilleur salaire. C'est ce qui s'est finalement passé lors des révolutions industrielles britanniques, européennes et américaines. Alors que les propriétaires d'usine étaient initialement à l'aise avec l'utilisation de la violence pour réprimer les travailleurs (comme dans le massacre de Peterloo de 1819 et la grève de Homestead de 1892), la pression politique a augmenté et des réformes ont été adoptées. Ces changements ont marqué le début d'une prospérité partagée à l'ère industrielle. Les gains de productivité ont commencé à être partagés avec des travailleurs mieux organisés et opérant dans un environnement politique plus démocratique, puis la technologie a commencé à être déployée de manière à créer de nouveaux emplois mieux rémunérés. Durant des décennies, le marché intérieur de la Chine a été réduit et son principal attrait pour les investisseurs a été son offre essentiellement illimitée de main-d'œuvre bon marché ? un atout soutenu par des infrastructures financées par le gouvernement et des politiques conçues pour plaire aux propriétaires d'entreprises. Encouragée par la Maison Blanche, la Chine est devenue le premier emprunteur de la Banque mondiale dans les années 1990, puis a été admise à l'Organisation mondiale du commerce en 2001, à la demande des investisseurs étrangers et des responsables du G7. Le boom de la Chine après son accession à l'OMC a été rendu possible par une sous-évaluation délibérée du renminbi (contraire aux règles et normes du Fonds monétaire international) et par une répression continue exercée sur les travailleurs. Cette combinaison a rapidement conduit à une augmentation des importations chinoises bon marché aux États-Unis, accélérant ainsi le déclin industriel dans le Midwest et dans d'autres parties du pays, avec plus de deux millions d'emplois perdus entre 1999 et 2011. Bien sûr, l'intégration de la Chine à l'économie mondiale lui a permis d'atteindre une croissance rapide du PIB, créant ainsi la classe moyenne la plus importante au monde. Mais les inégalités ont grimpé en flèche et la croissance économique a surtout profité aux professionnels urbains instruits et bien connectés, plutôt qu'aux agriculteurs et aux travailleurs ordinaires, dont les revenus restent réduits. Une voie de développement alternative moins dépendante de la main-d'œuvre bon marché et des exportations subventionnées (comme dans d'autres parties de l'Asie de l'Est) aurait pu être bien meilleure pour la classe ouvrière chinoise. Quel que soit le vainqueur des élections à présidence américaine en novembre prochain, la Maison Blanche sera confrontée à une Chine de plus en plus agressive, même si les exportations chinoises restent des composantes essentielles de la majeure partie de ce que les Américains produisent et consomment. Bien que Trump parle d'un match important consistant à tenir tête à la Chine, son approche transactionnelle sans principes représente une intensification de la realpolitik cynique de Kissinger. Comme Kissinger, il rejette la nécessité de défendre des valeurs telles que les droits humains et la démocratie. Mais pour aggraver les choses, la théorie de Kissinger sur l'histoire chinoise s'est avérée totalement fausse. « Les dirigeants chinois doivent réaliser, ou leurs successeurs apprendront, a-t-il averti en 1989, que la réforme économique est impossible sans le soutien de groupes instruits qui ont fourni une partie de la ferveur en faveur du bouleversement et sans celui des travailleurs qui ont fourni une grande partie de la force brute ». Pourtant, en l'occurrence, le Parti communiste chinois a utilisé la réforme simplement comme un instrument pour attirer des capitaux étrangers et de la technologie. Maintenant que la direction du parti se concentre davantage sur sa puissance et sur son statut mondiaux, les réformes dérégulatrices ont été abandonnées ? et même inversées. Tel est l'héritage de Kissinger. Plutôt que de s'appuyer sur celui-ci, les États-Unis et leurs alliés devraient adopter une approche davantage fondée sur des principes aussi bien à l'égard de la Chine que du commerce au sens plus large. Telle était la vision originale des accords de Bretton Woods de 1944, lorsqu'il était entendu que l'accès sans entrave au marché américain ne devait être offert qu'aux pays ayant un engagement fort en faveur des droits humains et de la liberté politique. Alors que les États-Unis redéfinissent leur engagement économique mondial, ils doivent veiller à ce que les politiques nationales d'innovation, d'investissements et d'emploi servent l'objectif d'une prospérité partagée pour tous les travailleurs américains. La politique chinoise de Kissinger, fondée sur sa conception plutôt étroite de la puissance américaine, n'a pas réussi à prendre tous ces aspects en compte. Trump, lui aussi, ne s'intéresse qu'au pouvoir ? son pouvoir à lui. Une deuxième présidence Trump pousserait la mentalité de Kissinger à sa conclusion logique, en bénéficiant à quelques-uns au détriment du plus grand nombre. 1- Professeur d'économie au MIT, co-auteur (avec Simon Johnson) de Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity (PublicAffairs, 2023). 2-Simon Johnson, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, professeur à la Sloan School of Management du MIT et co-auteur (avec Daron Acemoglu) de Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity (PublicAffairs, 2023). |