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Roman après roman, Cossery réactive ses lancinants souvenirs indéfectibles de
ses premières années de vie passées en Égypte.
En effet, au cœur de tous ses ouvrages revient comme un leitmotiv ce décor obsessionnel de l'Égypte éternel. Ou plus exactement, Al Qahira (Le Caire) : avec ses artères obstruées en permanence de foules bigarrées, ses cafés embrumés par les vapeurs des narguilés et embaumés de grisantes discussions tonitruantes; mais aussi avec ses habitants à la désinvolture indolente, ses marchands ambulants à la démarche languissante. Une ville où ses habitants arborent une misère joyeuse, dépouillée de toute complainte désespérée. C'est dans cette atmosphère orientale qu'évoluent les personnages des ouvrages de Cossery. En outre, ces personnages sont animés d'une conception de la vie où la revendication du dénuement le dispute à la proclamation hautement assumée de la dérision; où la plénitude de leur être prime sur la réussite sociale réduite à la possession illimitée de richesses matérielles factices; où l'existence vise l'accomplissement de soi sans sacrifier aux valeurs dominantes mercantiles. En résumé : une philosophie du refus de dépossession de soi, une éthique de répudiation de toutes les aliénations. Pour qui sait regarder le monde, ce dernier représente un splendide spectacle Pour Albert Cossery, la vie est fondée sur l'imposture. Tout est mensonge. Particulièrement dans les hautes sphères dirigeantes dont le fonctionnement repose sur la démagogie. Tel est l'implacable constat établi par Cossery dont toute son œuvre dénonce au vitriol les conventions sociales de la société de classe. Dans tous les pays, les classes dominantes ne constituent qu'un «ramassis de bandits sanguinaires», « une bande de fantoches (aux) convulsions grotesques et bouffonnes »; ce sont « des gens qui se pren(nent) au sérieux » mais « ne manquent jamais (leur) vocation de pitre », des gens médiocres d'une «insolente bêtise», d'une « stupidité tragique ». La paresse est le symbole d'un refus de ce monde d'imposture et d'aliénation, un monde qu'il exècre au plus haut point, qu'il méprisait avec une souveraineté pharaonique. À l'instar d'Étienne de La Boétie (écrivain humaniste et poète français - 1530/1563) qui, âgé à peine de 17 ans, comprit que toute domination et oppression ne s'exercent qu'avec l'assentiment tacite des sujets volontairement asservis, Cossery dévoile comment les citoyens prétendument libres vivent aujourd'hui en réalité dans une servitude volontaire consentie démocratiquement à leurs maîtres au suffrage libre. Aux yeux de Cossery, pour qui sait regarder le monde, ce dernier représente un splendide spectacle : celui d'une immense comédie jouée à ciel ouvert par des pantins aliénés. Pièce jouée entre les dominants et dominés, dont la plus parfaite illustration est offerte par le cirque électoral dans lequel les clowns politiciens égaient leurs électeurs. Chaque scène de la vie se prête au rire. Chaque événement de l'existence est une mise en scène. Dans les plus hautes sphères, les personnages politiques se prêtent encore davantage à la comédie, à la bouffonnerie. La folie s'exprime dans toute sa grandeur au sein des relations conventionnelles établies entre des individus engoncés dans leurs certitudes, leurs conventions sociales bourgeoises aliénantes. Il n'y a pas de paysages privilégiés. Pour qui sait observer, tout spectacle de la vie peut dévoiler des surprises, provoquer l'étonnement, l'émerveillement. Tel est la philosophie de Cossery pour qui la vie à elle seule est une merveille, un chef-d'œuvre de beauté. À l'instar de Diogène, le philosophe grec de l'Antiquité, qui prônait le mépris du pouvoir et de l'argent, et l'éloge du dénuement, Cossery invite à la même sagesse. L'amour de la vie prime sur tout le reste. L'espoir suscite la frustration à force d'attente infructueuse. Pour éviter les déceptions, mieux vaut s'abstenir d'espérer et se contenter de trouver de l'intérêt à la vie. Pour qui sait savourer l'existence, la vie est par essence joyeuse. Chaque matin constitue l'aube d'une nouvelle vie. Une renaissance. Un émerveillement. Le bonheur jaillit dans la satisfaction d'être vivant. Même devant la « pourriture du monde », l'homme doit préserver sa joie de vivre. Par l'adoption d'une posture souverainement emplie de mépris à l'égard de l'agitation stérile du monde capitaliste abject, l'homme saura traverser les vicissitudes quotidiennes avec hauteur, comme un seigneur. Avec distance. Pour qui sait se réjouir de Tout, il n'a rien à craindre de la vie où un Rien suffit à lui procurer joie et bonheur. Les personnages principaux de Cossery œuvrent à la réalisation de soi. À la sculpture de soi. Cependant, à l'instar du mode de vie de l'auteur, cet accomplissement de soi implique le retrait de la vie sociale agitée, l'abstention politique : le refus de toutes les formes d'aliénation. Dans l'univers dépouillé de Cossery, toutes les valeurs bourgeoises fondées sur l'affairement, l'ambition, la gloire, la course au profit, la réussite, l'argent sont proscrites. Le culte de la performance et de la compétition, cher à la bourgeoisie inculte de la vie, est banni. La dévotion à la vie simple bénie. L'ambition passe, aux yeux des personnages cossériens, comme une atteinte à la sérénité de l'existence. L'ambition est assimilée à une perturbation mentale, une pathologie. Un vice irrémissible. Un sacrilège. Une hérésie. Dans ces ouvrages, nombreux sont les personnages en rupture de ban avec la société mercantile dominante, aliénante. Ainsi, certains n'hésitent pas à renoncer à leur prestigieuse carrière professionnelle pour vivre pleinement leur vie, loin des gesticulations et tribulations aliénantes. L'un de ses personnages, professeur de philosophie (Mendiants et Orgueilleux), préfère devenir mendiant pour mieux approcher au plus près son sujet d'étude. Un autre personnage, décidé à travailler, interpelle ses parents pour leur annoncer sa résolution, et s'entend répondre : « Qu'est-ce que j'entends ? Tu veux travailler ! Qu'est-ce qui te déplaît dans cette maison ? Fils ingrat ! Je t'ai nourri et habillé pendant des années et voilà tes remerciements ! » (Les fainéants dans la vallée fertile). Cette réplique constitue à elle seule un manifeste contre l'aliénation ouvrière analysée par Marx dans ses Manuscrits de 1844. La croyance en la vie est la révélation des révélations Pour ces personnages épris de liberté, seuls les individus à l'âme vile et à la personnalité servile sont ambitieux. Tout travail est un esclavage, une aliénation, une dépossession de soi, de sa liberté. La paresse est élevée au rang de sacerdoce. L'oisiveté est hissée au firmament de la sagesse. Car elle offre la possibilité de s'adonner librement à la réflexion. Elle permet l'émergence de la révélation des révélations : la croyance en la vie (que nulle religion n'offre, qu'aucune idéologie n'accorde). Aussi, les personnages de Cossery se font-ils un honneur à cultiver la paresse pour fertiliser leur temps par la réflexion, les loisirs. Pour Cossery, le bonheur est une denrée à consommer sans modération. D'autant qu'elle est implantée naturellement dans le jardin neuronal de l'homme. Il lui suffit d'effeuiller les branches culturelles fanées semées par le système aliénant dans son cerveau pour goûter aux merveilles de l'existence, à la paix intérieure. À cet égard, tous les personnages de Cossery ont une propension naturelle à considérer la vie comme une beauté qu'il convient de protéger des flétrissures du monde abject marchand aliénant. L'optimisme est porté dans le cœur des personnages comme une foi inébranlable. Les héros cossériens croient en le Bonheur comme d'autres croient en Dieu. Mus par un optimisme fortifiant, ils évoluent dans leur existence avec un sentiment de confiance absolue en leur aptitude inébranlable au bonheur. Leur paradis est déjà sur terre. Même dans le dénuement, ils savourent le bonheur d'être en vie. Ils adulent la Vie. Les vicissitudes de l'existence sociale viennent se fracasser contre leurs rocs de vie paisible imperturbable. C'est ainsi qu'il nous dit de Gohar, qu'« aucune calamité n'avait le pouvoir de le contraindre à la tristesse; son optimisme triomphait des pires catastrophes ». L'optimiste est ainsi convaincu du « caractère dérisoire de toute tragédie ». L'optimiste déteste par-dessus tout : «ceux qui tuent tout souffle de joie autour d'eux». Par leur seule foi optimiste, ces personnages «désaliénés» vivent dans le bonheur, dans la paix. Ils sont naturellement heureux, même dans l'extrême dénuement. Pour ces personnages, n'est digne d'estime et de considération que la personne modeste et humble, simplement habitée par une joie de vie jamais éteinte. Pour Cossery, la joie est la meilleure arme contre les pouvoirs dominants, l'ordre établi, la société aliénante. « Procurer (une) parcelle de joie à un homme -ne fût-ce que l'espace de quelques heures- paraissait plus efficient que toutes les vaines tentatives des réformateurs et des idéalistes voulant arracher à sa peine une humanité douloureuse ». La joie est cet acquis humain précieux obtenu sans lutte. Une joie qu'il ne faut absolument pas abandonner aux classes méprisables possédantes. «Détourner à son profit une parcelle de joie égarée parmi les hommes (...). Avec cette éthique simple (...) l'on parv(ient) à être parfaitement heureux et, de plus, n'importe où». La joie cultivée, rageusement exhibée, est inséparable de la paix intérieure. La joie est l'étendard de l'âme apaisée. Au reste, pour Cossery l'ataraxie, cette absence de trouble intérieur, constitue la composante primordiale de l'être humain immunisé contre l'aliénation. Dans la quête du bonheur, il s'agit de découvrir la paix, même au fond de l'extrême dénuement. Entre le progrès prêché par les thuriféraires du capital et la paix individuelle, Cossery nous invite à choisir la seconde option. L'indifférence au malheur est la première règle morale. Il s'agit d'atteindre un état intérieur de détachement, d'abandon de soi, qu'aucune infortune ne pourra entamer, altérer l'intégrité de l'harmonie personnelle. « Il allait souffrir, il le savait, et il s'apprêta calmement à cette souffrance ». La résignation devant le malheur n'est pas symptomatique d'une déchéance devant le destin. Une forme de fatalisme. Car, dans le malheur, le pauvre nourrit toujours sa « saine confiance en la vie ». Les personnages de Cossery possèdent au plus haut degré la force intérieure. «Là où il n'y avait rien, la tempête se déchaînait en vain. L'invulnérabilité de Gohar était dans ce dénuement total. Il n'offrait aucune prise aux dévastations » (Mendiants et Orgueilleux). Pour Cossery, il faut savoir se contenter de la vie. Mais aussi se réjouir de l'existence. Même dans le malheur, il faut conserver une vision joyeuse du monde. Ne jamais rejoindre les pleureuses professionnelles. Cultiver l'humour et la dérision est le meilleur moyen de se préserver de la poussée des orties dépressives. Voici un passage dans lequel beaucoup d'Algériens se reconnaîtront : « Même devant le bourreau, Yéghen n'aurait pu s'empêcher d'être frivole; toute autre attitude lui eut semblé hypocrite et empreinte d'une fausse dignité. Ainsi en était-il de sa poésie; elle était le langage même du peuple parmi lequel il vivait; un langage où l'humour fleurissait malgré les pires misères » (Mendiants et Orgueilleux). Au terme de notre courte étude sur l'œuvre de Cossery, on peut conclure qu'elle s'attache en priorité à explorer et dénoncer avec recul et distance ce monde d'imposture et d'aliénation. Pour combattre ce monde abject d'exploitation et d'oppression, il prône la résistance passive fondée sur la dérision et le rire, le tout porté par une attitude où la paresse se conjugue à la sagesse. Pour Cossery, une seule chose importe : l'accomplissement de soi appuyé sur la paix intérieure. Cette réalisation de soi ne peut, par ailleurs, advenir que par le détachement des biens matériels, le renoncement à la possession, à toutes les formes d'aliénation. Ce sacrifice des objets est le gage de la vie simple, d'une existence frugale, sur fond d'une joie et d'un optimisme immortels. «Certains atteignent la paix, la paix intérieure, la simplicité de la vie avant tout. Je réécris toujours le même livre, il n'y a que l'intrigue qui change, mais elle ne m'intéresse pas. Mon métier, c'est de regarder, je me sens responsable, alors j'écris pour dire ce que je pense de ce monde. Partout règne l'esclavage dont il faut s'affranchir. Je montre essentiellement une soif de liberté». « Un écrivain véritable se différencie d'un romancier qui attache de l'importance aux histoires. Il ne suffit pas d'écrire pour être écrivain, l'écrivain doit exercer son sens critique, à la manière de Stendhal, affronter les problèmes cruciaux, universels ». Qui plus est, fondée sur la fraternité, la philosophie de Cossery repose aussi sur une forme aristocratique de l'être par la fierté qu'elle nécessite, même dans l'extrême dénuement. Et aussi par la hauteur d'esprit qu'elle exige pour affronter sereinement les vicissitudes de la vie, les infortunes de l'existence. |