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Thierry
Paquot est philosophe de l'urbain plein d'humanité,
très attachant, tellement attachant que ça se sent dans ce qu'il écrit d'une
écriture qui suscite l'envie d'écrire et de nous découvrir à nous-mêmes. Ses
mots nous apprennent à redevenir curieux de la curiosité de l'enfant qui veut
tout savoir des voyages des mots et leurs multiples transformations. Il est
auteur de très nombreux livres et articles liés à la ville, l'urbanisme,
l'urbanisation, les temps des villes, etc. ; des textes qui se lisent, relisent
et consultent de nombreuses fois et au besoin souvent régulier.
Le Quotidien d'Oran : Vous affirmez que l'urbain est une réalité planétaire. En quoi l'urbain peut-il être plus, ou moins que l'urbanisme que les architectes ont tendance à réduire à un exercice de dessin ? Thierry Paquot : Bien avant la chute du mur de Berlin, je considérais que l'urbanisation était un processus planétaire qui dépassait la représentation géopolitique en trois «mondes» : le «bloc soviétique», l'«impérialisme américain» et le «tiers-monde». Trois expressions qui ne disent plus rien à personne...L'on découvrait alors que des riches existaient dans les pays en voie de développement et que des pauvres survivaient tant bien que mal dans les pays industrialisés, où des mini-bidonvilles réapparaissaient ; tout comme l'on constatait partout la généralisation d'une architecture de nulle part avec ses tours, ses centres commerciaux, ses aéroports, ses autoroutes et autres infrastructures, qui donnaient à toute ville un air de déjà vu. Sans compter l'extension du domaine touristique qui contribuait - et contribue encore - à l'homogénéisation des paysages, tant urbains qu'«exceptionnels», labellisés par l'Unesco. C'est pour cela qu'en 1996, n'observant plus un quelconque urbanisme «socialiste» distinct de la promotion capitalistique, je publiais un collectif intitulé Le Monde des villes. Panorama urbain de la planète, au moment où se tenait la grande messe d'Habitat (l'officine des Nations Unies chargée de la question urbaine) à Istanbul. Dix ans plus tard, tout seul, cette fois, j'écrivais Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain du monde. J'affirmais que tous les Terriens étaient des urbains, que l'urbanisation des mœurs véhiculée par la publicité, la télévision, l'école, les immigrés, les touristes, les réseaux numériques, etc., imposait un mode de vie semblable ici et là. La «société de consommation» (expression de 1967) devenait l'horizon commun à tout Terrien. Certes, son accès n'était pas - n'est toujours pas - le même pour tous, mais je constate que les habitudes vestimentaires, alimentaires, sexuelles, culturelles, sportives, etc. traversaient les classes sociales et les peuples. Cette «société de consommation» se présente comme un incroyable «progrès» permettant à chacune et chacun de consommer comme les autres, alors qu'à dire vrai ce sont chacune et chacun qui est consommé... Face à un tel processus incontrôlable les architectes sont désarmés. Soit ils acceptent les règles du jeu décidées par les multinationales de la construction, les bétonneurs, soit ils osent inventer des alternatives et défendre le BTP (Bois Terre Paille) en misant sur une approche résolument écologique de leur art, sachant qu'ils seront pointés du doigt par les puissants... Les architectes, urbanistes, paysagistes, designers sont à un tournant de leur profession, ils doivent entremêler leurs compétences, leurs talents, leurs convictions pour enfanter le «ménagement des possibles» et contrer l'aménagement standardisé indifférent aux lieux, aux gens, aux choses et au monde vivant. Q.O.: Mais les villes existent-elles encore ? T.P.: Je considère qu'une ville résulte de l'heureuse combinaison des trois qualités suivantes : l'urbanité, la diversité et l'altérité. Une d'elles vient à manquer c'est l'esprit de la ville qui s'estompe et disparait. Ainsi toute ville est fragile et je ne peux qu'admettre sa disparition. Pourquoi ? Parce que les mégalopoles sont ségréguées, les gated communities ou enclaves résidentielles sécurisées refusent la diversité sociologique et culturelle, le gratte-ciel devient une impasse en hauteur qui empêche tout mélange populationnel, la ville minérale interdit l'arbre et l'oiseau, donc ignore l'altérité, etc. Nous sommes sur une Terre urbaine où dominent les non-villes et les non-campagnes, une sorte d'urbain généralisé plus ou moins aseptisé et normé, y compris dans ce qui apparaît comme désordonné ! Les villages se déruralisent - les agriculteurs y sont minoritaires -, les banlieues infinies s'avèrent sans urbanité, les centres se gentrifient, etc. Réactiver l'esprit des villes consiste à valoriser l'unité territoriale locale, la compacité du bâti, la cohérence de la communauté habitante (qui comprend aussi la faune et la flore), etc. La tâche est herculéenne... Q.O.: Vous avez écrit des choses passionnantes sur les temps de la ville... T.P.: Merci ! Je crois qu'il est indispensable de combiner les territorialités et les temporalités de notre existence, tout lieu est fait de temps, et tout temps s'inscrit dans un lieu, géographique, physique ou virtuel. Notre géographie affective cartographie des relations et celles-ci connaissent des rythmes particuliers. La langue arabe, à la différence du français, est riche en termes qui désignent des temps pour ceci ou cela, nous devons les cultiver, tout comme les no man's time que sont l'ennui, l'attente, la rêverie, la sieste, etc. Les êtres vivants ? dont les humains ? ont des chronobiologies qui sont désynchronisées les unes des autres et qui néanmoins façonnent nos manières d'être au monde, songeons au jour et à la nuit ou encore aux saisons qui diffèrent selon les latitudes. Il y a une vingtaine d'années, en Italie, Allemagne, France, certains pays d'Europe du Nord, des «bureaux des temps» espéraient harmoniser les temps sociaux et les temps individuels dans des municipalités pionnières, il faut avouer que les résultats sont minces... Q.O.: Pourquoi l'urbanisme n'arrive-t-il pas à réunir les architectes, les géographes, les philosophes, etc.? T.P.: Pour moi, l'urbanisme est le moment occidental et masculin de la fabrique de la ville productiviste, autant dire qu'il est condamné, d'autant qu'il a démontré son incapacité à rendre habitable notre petite planète. C'est pour cela que j'appelle à un «ménagement des possibles», il s'agit de ménager, de «prendre soin» et non pas de réglementer de façon autoritaire les évolutions des territoires. Je propose d'adopter la règle des trois ménagements : le cas par cas, le sur-mesure et le faire avec les habitants et le vivant. Les disciplines universitaires sont rivales, or ce «truc bizarre» qu'est l'urbanisation planétaire dans ces diverses modalités réclame une indiscipline, un gai savoir urbain, qui transversalise nos connaissances, tant géographiques que démographiques, anthropologiques que philosophiques, biologiques qu'écologiques, sans oublier les apports originaux et essentiels du cinéma et de la littérature ! Q.O.: Que savez-vous des villes du Maghreb et quelles sont vos villes préférées? T.P.: Pas grand-chose à dire vrai... J'ai visité quelques villes du Maghreb, aussi bien en Tunisie qu'en Algérie (Alger et Constantine, principalement, mais aussi, il y a longtemps Ghardaïa) et au Maroc, que je connais mieux y étant allé à plusieurs reprises ? je donne régulièrement des conférences à l'école d'architecture de Rabat, la pandémie a interrompu ces rendez-vous -, toujours en compagnie d'étudiants ou d'anciens étudiants marocains, devenus enseignants ou praticiens. À ces expériences in situ, j'ajoute de nombreuses lectures (romans, poésies, essais, ouvrages savants, récits de voyage...) et aussi des accompagnements de mémoires et de thèses, ce qui constitue une véritable formation continue... Il y a des sites magnifiques au Maghreb qui sont malheureusement altérés par le tourisme d'une part et par d'absurdes projets urbains prétentieux et inutiles d'autre part, comme la multiplication des tours et des centres commerciaux. Rares sont les médinas et les quartiers «européens», qui témoignent l'un comme l'autre, d'un moment architectural du Maghreb, correctement entretenus et maintenus vivants. Je sais que tu œuvres pour cela contre vents et marées ! Le patrimoine mérite notre attention, y compris le patrimoine ordinaire, banal, populaire qu'on méprise bien trop souvent, un rivage, un chemin, une poignée d'arbres, une ruine... Là aussi, le vernaculaire est dévalorisé au profit du marché, qui est globalisé, d'où des architectures clinquantes en verre, acier et béton déracinées, alors même que la terre et les pierres sont là qui attendent notre affection et peuvent être travaillées avec des techniques contemporaines. Des villes aimées, comme Alger et Tanger, Marrakech et Salée ont subi depuis des décennies des sauvages attaques, aussi je ne les reconnais plus. Leurs abords semblent un chantier permanent. Il n'y a plus cet accord au sens musical du terme entre territoire et temporalité, d'où une cacophonie déplaisante. Les automobiles étendent leur occupation au détriment du piéton et de la végétation. Les villes s'éparpillent démesurément et une architecture venue d'ailleurs, souvent disproportionnée, découpe violement la silhouette de la ville. Ces phénomènes se manifestent partout au monde, il est dommage que les édiles maghrébines ne veillent pas mieux aux caractéristiques culturelles des constructions, à la poétique inhérente des lieux, à la beautéd'une fontaine, d'un bosquet, d'un toit, d'une rue courbe, d'un escalier grimpant le flanc d'une colline et aboutissant au chemin de ronde d'une fortification dominant la mer... Le passant, petit ou grand, s'émeut de cette beauté, modeste, qui transfigure son parcours et le rend joyeux le temps d'un instant. Ne nous privons pas de ces moments de grâce... |