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Dans une contribution,
publiée dans le Quotidien d'Oran du 16 janvier 2022, nous avons traité d'un
sujet sur la sécurisation des musées et des collections, pour sensibiliser
voire interpeller les pouvoirs publics sur une question d'intérêt public, dont
les contours flous et imprécis ont empêché, jusque-là, toute perspective de
mise en cohérence et d'actualisation, au risque de bouleverser un habitus, qui
a gouverné nos représentations et nos entendements.
Une situation de fait, qui convoque l'attention, aujourd'hui, précisément, que la culture est mondialisée et l'orientation économiste s'est imposée à la gouvernance. La logique marchande et managériale ayant investi la sphère culturelle, pour s'y établir et conquérir de nouvelles opportunités qui plus est dans un contexte de récession économique et de fortes contraintes financières. Une situation qui commande, nécessairement, un changement de paradigme, une reconfiguration des formats juridiques et institutionnels et une nouvelle organisation des services, dans le sens d'une plus grande maitrise et optimisation de l'espace culturel. S'agissant du volet musées et collections muséales, c'est, à coup sûr, dans la temporalité française qu'il faille nous placer, pour y extraire les codes de lecture et situer les éléments de filiation, de continuité ou de rupture, dans le contexte du transfert de souveraineté. Comment l'Algérie postcoloniale a circonscrit juridiquement et institutionnellement les espaces culturels conquis, déterminé leur éligibilité à l'action publique, justifié et légitimé l'intérêt général culturel et produire les outils conceptuels et méthodologiques d'évaluation administrative et économique. Telle est la question préalable, le niveau de base de la réflexion, qui nous permet de restituer la cohérence de la politique publique muséale. Un retour à ce niveau de base est nécessaire voire inévitable, pour saisir les modes d'appropriation, de relecture ou de rejet de l'héritage juridique et institutionnel colonial. Avant de décliner le processus d'appropriation, il est utile de préciser, d'abord, le contenu juridique de l'expression « collection publique », pour éviter les confusions et les anachronismes, ce qui est le plus souvent le cas. Au titre du droit public, la « collection publique » désigne l'ensemble des biens culturels d'un pays, qui sont la propriété d'une entité publique (État, collectivités territoriales, établissement public...) et affectés à un usage public. C'est au titre des deux critères, de la propriété et de l'affectation, que ces biens sont mis sous le régime de la domanialité publique, qui les rend imprescriptibles, inaliénables et insaisissables. Par ce régime dit spécial, ces biens sont protégés, conservés et rendus accessibles, au travers des trois services publics désignés à cet effet : les archives, les bibliothèques et les musées. Le régime spécial de la domanialité publique, qui régit les biens culturels des archives, des bibliothèques et des musées, n'est pas à confondre avec le régime des monuments historiques et du patrimoine culturel qui, eux, sont fondés sur les mécanismes du classement et de l'inscription. C'est là le nœud gordien du problème, le lieu même de la confusion, comme c'est le cas de l'Algérie. Le statut des musées nationaux algériens est établi sous l'ancrage des monuments historiques et du patrimoine culturel, ce qui est une « hérésie » juridique. On peut, en effet, classer ou inscrire un bien meuble ou immeuble, au titre des monuments historiques et du patrimoine culturel, en les greffant de servitudes, mais on ne peut classer ou inscrire une collection dont les objets ne peuvent être dissociés sans porter atteinte à la cohérence et à l'intégrité de son unité, qui est son essence même. On ne peut, par ailleurs, classer ou inscrire une collection qui est sujette à enrichissement et à une constante conceptualisation. Bien que l'ordonnance de juillet 1945, portant « organisation provisoire des musées des Beaux-arts » ne soit pas reconduite dans l'Algérie indépendante ? alors qu'elle figure dans les visas de l'ordonnance n°67-281 - et que les musées publics ont été créés par voie règlementaire, il n'en demeure pas moins que l'organisation muséale algérienne repose sur les principes doctrinaux et mécanismes scientifiques et techniques de l'ordonnance de 1945. L'article 2 de cette ordonnance disposait : « Est considérée comme musée toute collection, permanente et ouverte au public, d'œuvres présentant un intérêt artistique, historique ou archéologique». Le contenu de ce libellé a été endossé par l'Algérie indépendante, sans examen critique pour une mise sur orbite algérienne, alors qu'il relevait d'un contexte spécifique de l'histoire française, que d'aucuns ont voulu occulter et passer sous silence. Qualifiée, à juste titre, de « provisoire » - un provisoire qui a duré plus de 50 ans ? cette ordonnance, qui a été produite dans le contexte du rétablissement de la légalité républicaine et du principe de la nullité des réformes pétainistes (1), n'a fait que reprendre, sans faire de bruit, une loi du gouvernement Vichy de 1941, qui avait été prise dans l'urgence, en réaction au phénomène des saisies et des déplacements d'œuvres de peintures, de sculptures et de dessins, par l'Armée d'occupation allemande (2). C'est dans ce cadre qu'a été inventé, subtilement, le concept de « collection permanente », pour garantir la préservation de l'intégrité des œuvres menacées et établie une typologie des institutions muséales (musées nationaux et musées appartenant à des collectivités publiques autres que l'Etat ou à toute autre personne morale). Les collections étaient catégorisées partant de leur intérêt artistique, historique ou archéologique, c'est-à-dire dans le champ des Beaux-arts, comme précisé, d'ailleurs, dans le titre même de cette loi. En 1945, à la libération, il était entendu que cette loi, caractérisée d'illégitime, ne traduisait pas fidèlement le paysage muséal, dominé alors par les musées d'art et traditions populaires, qui reflétaient davantage l'ancrage de la société française à son terroir, mais paradoxalement et contre toute attente, elle sera reconduite dans toutes ses dispositions, y compris le maintien des musées dans le giron des Beaux-arts. Une situation politiquement inconvenante, mais opportune, par les garde-fous qu'elle avait créés, pour garantir l'affirmation de la puissance publique sur les musées ainsi que de la mission de service public. Elle s'installera sans partage pendant plus de 50 ans, jusqu'à l'année 2002, pour être tout juste complétée par une loi relative aux musées de France (3) qui, tout en réaffirmant le principe du contrôle de l'Etat sur les musées, introduisit un mécanisme de conciliation des principes de la décentralisation (principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales) avec les impératifs régaliens de gestion des collections. C'est le label «musée de France» qui reconnaitra la mission de service public des musées, en les appelant, sans distinction aucune, à souscrire à ce label, qui les rendrait éligibles aux soutiens scientifique, technique et financier de l'Etat, moyennant l'acceptation de l'inaliénabilité de leurs collections permanentes et de leur inscription sur un inventaire réglementaire Avec la loi de 1945, la Direction des musées nationaux sera remplacée par la Direction des musées de France. Les musées de Province seront rattachés à l'Etat. Tous les autres musées, qui n'avaient pas qualité de musée national, seront répartis entre «musées classés» et «musées contrôlés», catégories qui ne se distinguent que par la nature du contrôle exercé par l'Etat à leur endroit. Les «musées classés», bien que n'appartenant pas à l'Etat, seront gérés par un conservateur, fonctionnaire de l'Etat, nommé par le ministre de l'Education nationale. Quant aux «musées contrôlés», les plus nombreux, ils seront gérés par un conservateur, quoique non fonctionnaire de l'Etat, mais nommé par le ministre de l'Education nationale et sous son contrôle. Le contrôle de l'Etat ne s'exerçant pas sur la propriété du musée et de ses collections, mais sur l'usage qui en est fait, étant donné qu'il y a admission de public. Mais en quoi l'Algérie est-elle partie prenante de cette historiographie juridique française et tout particulièrement ce concept fondateur de la « collection permanente » et son articulation au champ spécifique des Beaux-arts, pour continuer à s'inscrire dans une projection muséale, qui ne couvre plus de sa réalité historique, géographique et politique ? Des tentatives de réforme, pour un renouveau muséal, ont été pourtant menées avec le concours de l'Unesco, l'une en 1964 et l'autre en 1966. Elles n'ont, hélas, pas été conduites à terme, comme nous allons le montrer ci-dessous : Première mission Unesco de 1962. Sur demande du Gouvernement algérien, un expert syrien de l'Unesco, le Dr. Selim Abdul-Hak, directeur général des antiquités et des musées de Syrie, consultant à l'Unesco ? il deviendra, plus tard, chef de la Division des musées et des monuments historiques à l'Unesco - est dépêché en Algérie, pour une mission de 38 jours avec pour termes de référence « a : procéder à une étude d'ensemble des musées d'Algérie ; b : établir un programme pour le développement futur de ces musées, en ce qui concerne notamment la constitution et les méthodes de présentation des collections, l'étude et la mise en œuvre d'un plan de recherche, la formation du personnel spécialisé». Cette mission a été accompagnée par M. S.A. Baghli, directeur des musées algériens, M. Jean Lassus, toujours directeur du Service des antiquités et des monuments historiques et M. P. A. Février, directeur du CRAM ainsi que les directeurs, conservateurs des musées, les directeurs des fouilles et le personnel de la Direction des musées algériens. En préliminaire de son diagnostic, cet expert avait souligné : « pour pouvoir appliquer une réforme radicale aux musées algériens, dans le sens de la modernisation complète voulue par le Gouvernement algérien, il faudrait commencer par réformer les règlements des administrations régissant les musées ». Il avait proposé à la Direction des musées algériens, sur sa demande, « un projet de réorganisation de tous les services travaillant pour la découverte, la conservation et la mise en valeur des biens culturels algériens, c'est-à-dire la Direction des musées algériens, le Service des antiquités et le Service des monuments historiques (qui a cessé pratiquement d'exister) et de les grouper en un seul grand Office National Algérien des Musées et des Antiquités » (Rapport, p. 38). Parallèlement à l'idée d'un grand Office National Algérien des Musées et des Antiquités, il avait préconisé la création d'un Musée National et Central, organisé en trois grands musées centraux, des antiquités classiques et musulmanes, de préhistoire et d'ethnographie du Bardo et des Beaux-arts d'Alger. « Le Grand Musée National était destiné à reconstituer tout le passé de la nation algérienne, exposer les meilleures créations des civilisations s'étant succédé sur son sol, éclaircir ce qu'elle avait reçu et donné, et ce grâce aux progrès muséographiques qu'il accomplirait, servir de modèle pour tous les autres musées algériens. De tels musées ont prospéré et atteint un degré de développement élevé à Téhéran, Baghdad, Damas, Beyrouth, et la réunion de l'ICOM à Neuchâtel en juin 1962 en a recommandé le type aux pays en voie de développement rapide » (Rapport, p.41). A caractère national, le Musée central d'Alger était conçu en « plusieurs départements et comprenant le matériel le plus représentatif pour illustrer l'art et la culture du pays dans les principes modernes adoptés en muséologie mondiale ». Cette proposition a été, selon l'expert, adoptée par le Gouvernement algérien et un architecte a même été chargé d'établir un plan inspiré de l'idée de Le Corbusier «un musée dit à croissance illimitée» avec de grands avantages d'agrandissement. Aux termes de sa mission, l'expert avait souhaitait que « si le projet de décret portant création d'un Office National Algérien des Musées et des Antiquités était accepté par le Gouvernement de la République Démocratique et Populaire d'Algérie, tel qu'il est présenté ou bien modifié pour le rendre conforme aux dispositions juridiques, administratives, etc. en Algérie, qu'il soit complété par le projet d'un autre décret parachevant l'organisation muséographique algérienne » (Rapport, p.40). Il voulait signifier, par là, que l'organisation muséale, dans le nouveau contexte d'indépendance, devait nécessairement être supportée par une doctrine muséale, qui préciserait, notamment, les modalités de répartition et les programmes des différentes catégories de musées (centraux, spécialisés, régionaux et de sites archéologiques). Deuxième mission Unesco de 1966. Une deuxième mission Unesco, conduite par le Dr Kazimierz Michalowski, expert consultant, est dépêchée, en 1966, à Alger, pour conseiller et assister les autorités algériennes dans les dossiers relatifs à la législation, la modernisation des musées et les échanges internationaux entre musées. Aux termes de sa mission de 49 jours, l'expert a pu diagnostiquer neuf (09) musées classiques (musée des antiquités classiques et musulmanes, musée d'ethnographie et de préhistoire du Bardo, musée des arts populaires, musée des beaux-arts, musée du Mont-Riant, musée d'Oran, musée de Tlemcen, musée de Sétif, musée de Constantine) et sept (07) musées de sites (Cherchell, Tipasa, Djemila, Hippone, Timgad, Lambèse, Tébessa). Dans son compte rendu, il n'a fait que reprendre les recommandations déjà émises, deux ans plutôt (1964), par M. Selim Abdul Hak. C'est un diagnostic de l'espace muséal algérien, tel que laissé par la France coloniale en 1962. Ni le projet du grand « Office National Algérien des Musées et des Antiquités » ni celui du « Musée Central National » ne seront réalisés. Les millions de pièces, exposées dans des vitrines ou entreposées dans les réserves des musées et des sites, continueront et continuent encore à être régies d'une manière implicite -sans ancrage législatif- par les protocoles de la conservation et de la présentation des collections permanentes, dans l'acception esthétique et artistique des Beaux-arts, héritage des lois françaises de 1941 et de 1945. Conclusion. Parmi les lieux de la consommation culturelle (cinéma, théâtre, salles de spectacles, galeries d'exposition), le musée constitue le lieu où s'est établi, le plus durablement, un véritable paradoxe entre une fonction d'intérêt général de conservation et d'éducation, assurée et garantie, d'une manière permanente, par l'Etat, au titre du service public, et la nécessité d'un nouveau mode de gestion entrepreneurial et managérial, commandé par le système général de gouvernance capitaliste. Il n'a pas été réalisé, jusque-là, le geste politique nécessaire pour produire ce nouveau reflexe de la rentabilité et de l'approche économique. Consacrés comme institutions sans but lucratif, pour les services d'intérêt public générés (conservation, exposition), les musées algériens, ceux hérités de la colonisation comme ceux nouvellement créés, n'ont pas été gagnés par les transformations qui ont traversé la société algérienne, notamment au passage de la gouvernance socialiste à la gouvernance libérale, demeurant otages d'un modèle de gestion en décalage, d'une part, avec les nouvelles formes de gestion partenariale public/privé, soutenues par l'introduction des nouvelles technologies de l'information et de la communication et, d'autre part, avec l'évolution des significations muséales dans le monde, faisant ainsi perdre à l'Algérie de nombreuses opportunités en termes de plus-values culturelle, économique, sociale et politique. Un véritable chantier de la réforme muséale est en attente, non circonscrit à la seule sphère du secteur de la culture, mais couvrant toute la sphère muséale et expographique nationale et mobilisant compétences, acteurs et partenaires dans une logique de performance et d'impact économique, respectueuse de la vocation éthique du musée, de l'intérêt général et garante du principe de démocratisation de l'accès à la culture. Mais la priorité et l'urgence sont dans la sécurisation juridique de cette dimension essentielle de notre patrimoine culturel, le musée et la collection muséale, par la production, dans les formes convenues, d'un dispositif législatif qui répond aux attentes et exigences nationales et internationales. (1) Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. (2) Entre 1939 et 1944, plus de 2000 œuvres de peinture, de sculpture et de dessin et 1 million de livres de valeur ont été saisis par les nazis en Europe, dont l'essentiel est français. (3) Loi n°2992-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. *Dr |