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Une des
préconisations du rapport rédigé par Benjamin Stora
sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre
d'Algérie » est « l'organisation en 2021 d'un colloque international dédié au
refus de la guerre d'Algérie par certaines grandes personnalités comme François
Mauriac, Raymond Aron, Jean-Paul Sartre, André Mandouze
et Paul Rioeur ».
Il est en effet important pour les Algériens et les Français, notamment les jeunes, de se souvenir du débat intense qui régna autour de la guerre d'Algérie en France, de ne pas oublier que de nombreux Français d'Algérie et de métropole se sont opposés au système colonial en se positionnant du côté des colonisés durant cette guerre. Mais il faut aller plus loin encore, me semble-t-il : ajouter « les anticolonialistes de la première heure » qui ont jalonné l'histoire de la colonisation française de manière générale. Ils représentent de véritables ponts qui permettent de différencier la France en tant que nation, du système colonial ; les idéaux de la Révolution française, dont la Déclaration universelle des droits de l'Homme et du citoyen, de cette perversion de ces mêmes idéaux qui a permis le maintien de l'esclavage et la relance de l'aventure coloniale en 1830. Ces femmes et ces hommes étaient français, attachés à une certaine idée de la France ; ils ont dit non au colonialisme en soutenant, lorsqu'ils ont vécu à cette période, la lutte de ceux qui étaient encore « les indigènes d'Algérie », pour leur indépendance. Dans son «histoire de l'anticolonialisme» du XVIème siècle à nos jours (Editions Armand Colin, Paris, 2007) l'historien Claude Liauzu affirme qu'entre «l'exaltation du «rôle positif» de la colonisation et le procès de la République colonialiste, la France semble découvrir aujourd'hui son passé colonial. » Or le colonialisme et l?anticolonialisme, mots inventés au XIXème siècle, renvoient à une réalité longue de cinq siècles qui va de la conquête de l'Amérique à la fin des grands empires coloniaux dans les années 1960. L'anticolonialisme est présent dès l'origine, se manifestant au cours des siècles par la critique du sort des Indiens (Bartolomé de Las Casas) ou la dénonciation de l'esclavage par les philosophes du XVIIIème siècle. C'est un mouvement certes minoritaire, mais il est présent, entre autres, dans toutes les couches de la société française. Les deux questions des anticolonialistes sont toujours d'actualité : comment aller vers des solidarités entre l'Occident et les pays anciennement colonisés ? Comment éviter la guerre des cultures par la reconnaissance de la pluralité et de la diversité de toutes les sociétés ? En ce qui concerne la recherche de relations apaisées entre la France et l'Algérie, ces deux questions deviennent lancinantes. Leur trouver des réponses, c'est permettre sans doute la naissance, en Méditerranée, d'un couple franco-algérien, à l'image du couple franco-allemand en Europe, qui serait d'une telle force, qu'il rendrait possible d'envisager un meilleur avenir pour les relations Europe-Afrique de manière générale. Les véritables ponts que représentent ces personnages qui incarnent cette possible fraternité les rend indispensables comme repères pour tous, notamment pour la jeunesse des deux côtés de la Méditerranée, qui pourrait se reconnaître en eux et imaginer un rapprochement humaniste. L'Office Franco-Algérien de la jeunesse, préconisé par Benjamin Stora dans le même rapport, pourrait valoriser leur action. C'est qu'il n'y a pas une France colonisatrice et esclavagiste uniforme, mais une France qui a été traversée depuis le début, par des contestations, de la résistance et des débats sur des deux aspects de sa réalité. Il y a également, même si elle a été minoritaire, une France humaniste, une France des lumières, à laquelle tous les jeunes peuvent heureusement s'identifier aujourd'hui, qui s'est battue notamment, et parfois jusqu'à la mort, pour défendre ses idéaux, au profit des indigènes pendant la guerre d'Algérie. Si Victor Hugo et Jules Ferry firent l'éloge de la colonisation française au XIXème siècle, on peut affirmer que de la controverse sur l'Algérie depuis l'expédition de 1830 jusqu'en 1962 et même à nos jours, les pourfendeurs de la colonisation puis les défenseurs de la liberté du peuple algérien ont été nombreux : Clémenceau, qui s'opposa violemment à Ferry à la Chambre des députés en 1885, le géographe Elisée Reclus, anarchiste et anticolonialiste, qui disparut en 1905, le peintre Etienne Dinet (qui se fit appeler Nasr Eddine) disparu en 1929 et converti à l'Islam, en 1913 et bien d'autres... jusqu'à Maurice Laban, mort les armes à la main en 1956 et engagé dans l'indépendance de l'Algérie, Fernand Yveton, guillotiné en février 1957 pour une « tentative de sabotage » pendant la guerre d'Algérie, Maurice Audin, mathématicien assassiné sous la torture en juin 1957, Henri Alleg, célèbre auteur de « La question » en 1958, réquisitoire contre la torture, qu'il a subie lui-même pendant la guerre d'Algérie, Pierre Vidal-Naquet, un des fondateurs du comité Maurice Audin et auteur notamment de l'affaire Audin en 1958... On peut encore citer, l'Abbé Pierre, le célèbre avocat Jacques Vergès, le mathématicien Laurent Schwartz, et plus proches de nous, les journalistes Hervé Bourges et Jacques Julliard, le géographe Yves Lacoste et bien d'autres encore... Le philosophe Francis Jeanson, dont l'engagement pour l'indépendance de l'Algérie ne s'est pas limité à un engagement moral, mais s'est concrétisé par un acte politique qui avait pour objectif de maintenir, selon lui, « les chances d'une amitié franco-algérienne », créa le réseau « Jeanson » bien connu, notamment pour ses « porteurs de valises » en 1957 (réseau qui fût démantelé en 1960). Pour lui, une génération de jeunes algériens supplanteraient un jour « les combattants » du FLN et qu'il ne fallait pas que pour ces jeunes, l'image de la France soit celle de la violence guerrière et de la répression. Cette chance sera préservée ; cette amitié franco-algérienne sera possible, si ces figures positives, comme Jeanson qui a vu manifestement très juste, sont mises en avant, notamment pour leur engagement contre la guerre d'Algérie et contre le système colonial. Personnellement, je me suis mieux senti en France après avoir lu et découvert bon nombre de ces noms, connu des professeurs notamment en classes préparatoires à Paris, qui m'ont « élevé » sans se soucier de mes origines, alors que j'arrivais d'Algérie à la fin des années 80, avec une image quelque peu écornée de la France. J'ai rencontré Pierre Bourdieu et connu l'engagement de Michel Rocard contre les camps de regroupement, je me suis lié d'amitié avec l'écrivain Jean Pélégri qui disait « Je crache sur le colonialisme » alors même que son père était un colon, j'ai appris ce qu'a été l'histoire de la famille Chaulet en Algérie et j'ai eu la chance de rencontrer certains de ses membres comme Christiane Chaulet-Achour, ce qu'ont été les combats de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir pour l'indépendance de l'Algérie, je me suis lié d'une amitié qui compte beaucoup pour moi, avec l'historien exceptionnel Jean-Luc Einaudi, qui s'est battu toute sa vie pour la reconnaissance du massacre des Algériens, le 17 octobre 1961 à Paris, et j'ai eu également la chance de croiser le chemin , ces dernières années, de Michèle Audin, mathématicienne et écrivaine, membre de l'Oulipo, et fille de Maurice Audin... C'est à travers ces exemples, sans doute exceptionnels, mais nombreux, leur mémoire aussi pour ceux qui ne sont plus là, qu'une fraternité est possible entre la France et l'Algérie, qu'un rapprochement est possible pour faire front ensemble, une nécessité pour co-construire l'avenir. Il est important de valoriser en France leur sentiment ou leur combat anticolonial et notamment pour l'indépendance de l'Algérie, dans les écoles, les collèges et les lycées comme une composante importante de leur action qui est toujours plus large que cela, et de mieux les faire connaître en Algérie. Là encore, le rôle de l'école comme vecteur de ce message, est fondamental. C'est ainsi que Gisèle Halimi, disparue le 28 juillet 2020 est valorisée en France pour son combat féministe et à juste titre, mais son engagement total et courageux pour l'indépendance de l'Algérie, elle qui est native de la Goulette en Tunisie, est encore trop souvent occulté. Sa panthéonisation, recommandée encore une fois par Benjamin Stora, serait un acte fort dans cette fraternité franco-algérienne. On pourrait en dire autant, par exemple, de l'ethnologue Germaine Tillion, déjà panthéonisée pour sa part, qui réussit à obtenir de Yacef Saâdi en 1957 et en pleine bataille d'Alger, et après une rencontre secrète, l'arrêt des attentats contre l'arrêt des exécutions capitales des militants du FLN. Elle s'éleva également contre la torture. Ces Justes existent jusque dans l'armée française ; il faut ici ne pas oublier d'honorer la mémoire du Général Jacques Pâris de Bollardière, qui a pris publiquement position contre la torture, à son retour d'Algérie, en 1957, et qui en paya le prix fort... Les Algériens et les Français quels qu'ils soient ; les jeunes, notamment algériens et français d'origine algérienne, souvent désorientés au milieu de cette histoire lourde et sanglante, cette histoire de domination, d'humiliation et d'aliénation qui n'en finit pas, ont besoin de cette incarnation, de la possibilité de ce lien fort entre deux rives que tout pourrait pourtant rassembler aujourd'hui, sur des bases réciproques de respect, d'amitié et d'intelligence. Il faut alimenter leur pensée de ces exemples, de cette complexité, de cette possibilité du bien à travers ces itinéraires singuliers. Rappelons-nous Hannah Arendt : « C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal ». *Est né en Algérie. Il est cadre supérieur de l'éducation nationale et doctorant en anthropologie au Laboratoire d'Anthropologie sociale du Collège de France où il travaille sur les élites « indigènes ». |