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La crise sanitaire qui a
subtilisé, à nous tous, une année de vie, a révélé la grande fragilité des
constructions humaines dans tous les domaines politique, institutionnel, social
et médiatique.
Elle a ébranlé les relations traditionnelles entre les citoyens et les dirigeants à l'échelle nationale et internationale. Elle a fait vaciller la confiance collective dans le cheminement de la science qui, pourtant, n'a jamais caché que le doute est le moteur de son progrès. Elle a remis en cause le fatalisme positif qui veut, en ce début du troisième millénaire, que l'homme ne peut aller que de mieux en mieux dans un monde que la science et la technologie lui ont promis le moyen d'apprivoiser. L'homme constate avec perplexité que sa foi en l'esprit humain, en tant que source inépuisable du toujours mieux, l'a amené à exclure, de fait, l'incertitude et l'aléa. Dans un monde marchand, il a cru trouver son accomplissement dans la réponse matérielle à ses besoins. Dans le monde consumériste qui s'ensuivit, il a perfectionné sa façon de jouir de la destruction de biens et services désormais aisément reproductibles. Aujourd'hui dans un monde-fiction, il est de plus en plus spectateur de sa propre vie. Toujours en représentation, il vit pour se regarder vivre. Il participe activement à une réalité augmentée qui précède ses désirs et transforme ses rêves en envies. De la recherche du bonheur inhérente à la nature humaine, il est passé, subrepticement, à la responsabilité d'être heureux. Et cette responsabilité lui est constamment rappelée. « Que du bonheur » est le raccourci qui exprime l'appréciation et la satisfaction en toute chose. « Soyez heureux » est la formule convenue qui clôture la plupart des adresses à autrui. Et « Prenez soin de vous » est devenue le rappel rituel de l'ultime but dans la vie. Cette responsabilité de son propre sort est désormais devenue une règle et comme toute règle, elle souffre d'exceptions. L'exception de s'adonner à l'humanitaire ou encore d'affirmer toute sa conscience du rôle de la faune et de la flore dans l'équilibre de son monde. Mais ces parenthèses refermées, l'esprit du mâle ressurgit. Le système économique s'affirme de plus en plus en système spectacle. La mondialisation pour ne pas se déjuger maquille son obsession universaliste en adaptation multi-locale, la démocratie abandonne son emballage historique pour se vendre en vrac, l'opposition politique se veut biodégradable et le progrès suppose même la disparition de la douleur. L'homme ne souffre plus de souffrir. Il considère que toute contrainte imprévue est un contre-ordre au sens du progrès. Il est vrai que le progrès est défini par le grand dictionnaire universel du XIXe siècle comme: « La marche du genre humain vers sa perfection, vers son bonheur ». Voilà le mot magique qui agite l'humanité et dont l'ambiguïté perturbe la marche de l'Histoire: Le bonheur. Une sorte d'assignation à la félicité, une condamnation unanimement partagée mais dont le sens partage. La recherche hédonique ne s'exprime pas de la même manière. Le bonheur n'est jamais un état, c'est un ensemble mouvant d'éléments matériels, immatériels, spirituels, émotionnels, sensitifs, indéfinissables et insaisissables. La nature, l'intensité et la combinaison de ces éléments dépendent autant du caractère, de la réceptivité et du parcours de chaque individu que des aléas de la vie. Le bonheur est peut-être une obligation de moyens mais certainement pas de résultat. Il relève plus de la promesse que du programme. Ce qui n'empêche pas, partout dans le monde, les gouvernants de l'appréhender comme confort et bien-être. Les projections économiques ont, aujourd'hui, abandonné toute contrainte apparente et cherchent à plaire et à séduire. Pour cela, elles se mettent en scène, soignent leur esthétique et leurs arguties. Elles veulent se réaliser en produisant de la satisfaction et du plaisir et cherchent dans ce but à donner, à leurs préoccupations économiques, une dimension sociale. A tel point que les pouvoirs en arrivent à cultiver l'inquiétude médicale comme priorité et font de la disparition de la douleur une cause marketing. La vie moderne doit se passer de la douleur. Celle-ci ne participe plus à la prise de conscience par l'homme de son être et de sa place dans l'environnement. La douleur n'est plus du domaine de l'intime et du personnel, elle devient l'affaire de la Santé publique. Mais le paradoxe est que cette assignation au bien-être est en train de justifier l'immobilité individuelle et l'inaction collective au nom du mieux-être final. L'objectif collectif se mesurerait à la capacité de protéger les derniers arrivés parmi les hommes en défaveur des anciens dont le seul tort est d'avoir déjà vécu. C'est là la conséquence de l'idée que le progrès se définit comme un mouvement linéaire, imperturbable, accumulant tranquillement des performances successives. Cette idée n'a que å'apparence de la rationalité, en vérité les choses avancent, même dans la sphère scientifique, en bousculant l'ordre des choses. Soumis à des déterminants standardisés, conduit par son besoin de consommer, en recherche permanente d'une identité médiatique, l'homme s'abandonne aux exigences d'un bonheur programmé par des décideurs issus d'un système de représentation politique. Le pouvoir développe la phobie du risque au point que le citoyen ne peut que troquer sa demande de liberté en demande de sécurité. Le contrôle des menaces devient le cœur de l'exercice du pouvoir. Peu à peu les hommes ne sont plus réunis par les mêmes causes mais simplement sous les mêmes menaces. Si la cause partagée mobilise et interroge l'ordre établi, la menace, elle, démobilise, impose l'ordre autoritaire et transforme la vie en bien extérieur à l'homme. La vie devient l'objet de traitement par les décideurs L'omniprésence de la menace donne à la vie un statut d'exception. Imprévisible et sans domicile fixe, elle affole le besoin de sécurité et donne une dimension jubilatoire à l'exercice du pouvoir. Le malentendu sur l'ambition hédoniste de l'homme plonge le monde dans l'absurde. La promotion entêtée du bien-être enjambe le besoin du lien social et efface la référence aux valeurs communes. L'homme accepte alors d'habiter le temps sur un mode post-social à la satisfaction d'une gouvernance en panne de projet et dans un monde devenu durablement purgatoire. |