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En voulant
parler, en toute humilité, d'un immense poète que l'humanité littéraire (je ne
saurais trouver d'autres mots pour designer tous ces nombreux admirateurs et
admiratrices, qu'ils soient appréciateurs critiques ou véritablement amoureux
de l'œuvre du poète dont je vais parler) a fini par l'ériger au rang d'un des
plus grands poètes de tous les temps, j'aurais terriblement peur, une espèce de
crainte débilitante, que dis-je ! plus démoralisante
que jamais, de ne pas pouvoir dire ce que j'aurais tant rêvé écrire dans le
sens de quelques bribes de réflexion ? en espérant qu'elles soient savoureuses
sur cette poésie unique, exceptionnelle de Gérard de Nerval (1808-1855) qui
nous subjugue, nous enchante et nous interpelle.
Je vais donc tenter d'introduire quelques petites appréciations de l'œuvre de Nerval, suivant un mode thématique survolant globalement l'œuvre en termes de modes ou de thèmes poétiquement (et peut-être aussi philosophiquement) perceptibles et qui tournent autour du voyage, de l'amour et de la mort. Le voyage, dans la vie de Nerval, est une manière de triompher par la magie littéraire de l'amour sur la mort. Ainsi, les femmes aimées, Jenny Colon, Sophie Dawes et, vers la fin de sa vie, Stéphanie Houssaye qui sont mortes, vont se réincarner dans les figures mythiques Egyptienne ou Grecque d'Isis et de la Reine de Saba. Le théâtre où se produit l'actrice (Jenny Colon) jouant le rôle de la Reine de Saba, et l'histoire de Soliman et de la Reine du Matin (Reine de Saba) dans le «Voyage en Orient» (1852) vont accomplir cette pérennisation de l'Amour et ainsi vaincre la mort. Cette magie littéraire, que seule la grande poésie peut atteindre, va permettre au poète authentique d'immortaliser la femme aimée. Dans le voyage, et le rêve en particulier, le Temps est aboli et par la même, la mort est vaincue, puisque chez Gérard de Nerval les figures aimées revivent et donc continuent d'exister sous différents noms et rôles qui mêlent les temps et les époques, abolissant les barrières à jamais infranchissables de l'entendement dans la vie diurne, pour demeurer dans l'éternité. Maintenant, pour parler selon un mode beaucoup plus prosaïque, je dirais que le voyage et l'amour rajeunissent. C'est pourquoi les grands voyageurs, passionnés d'existence et de vie nouvelle, ne vieillissent jamais ! Leur vie se renouvelle au fil des villes, des villages, des paysages, des campagnes et des visages nouveaux dont ils vont à la rencontre avec grand enthousiasme, amour, désir et besoin de régénérer leurs visions, leurs vies. Comment, alors, vieilliraient-ils s'ils ont cette chance ultime, extraordinaire de côtoyer incessamment, indéfiniment du nouveau et du beau ? L'inéluctable trait d'union, dans l'œuvre de Nerval, entre le voyage, l'amour et la mort, est le rêve. C'est la source à jamais intarissable de l'œuvre d'art- qui demeure toujours la patrie perdue qu'on rêve d'atteindre ou de reconquérir un jour, mais, incorrigible chimère, quand on croirait être enfin parvenu à cet idéal, on l'aurait en réalité à peine effleuré sans jamais définitivement l'atteindre. Le rêve pour Jean-Paul est «poésie involontaire» parce que le rêveur qu'il est, dans ses scénarios oniriques, «prête aux figurants de son drame des paroles qui le dépeignent dans leur nature profonde» (Albert Béguin, «L'âme romantique et le rêve», José Corti, 1991, p. 253). Jean-Paul, le rêveur en prose distingue à peine «le songe nocturne des songes que nous demandons à la poésie ou à la musique. Le poète ressemble au génie des rêves, parce que, comme lui, il recrée le monde pour y faire apparaître les secrètes mélodies du surnaturel» (Béguin, ibid. p. 253). Pour Nerval, le rêve «est une seconde vie» dont il n'a pu percer les mystères, «c'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des Esprits s'ouvre pour nous» (Aurélia, in Gérard de Nerval, ?uvres, tome 1, Garnier, 1966, p. 753). L'univers onirique d'Aurélia est constellé d'étoiles dont la métamorphose part des visages aimés aux déesses antiques, d'Isis à Diane, qui le mèneront, après plusieurs épreuves, vers la résurrection. C'est la confession suprême d'un poète aux prises avec une douloureuse maladie qui le précipitera vers une mort tragique un matin glacial de janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne, à Paris. Qui sait si pour la dernière fois, lors de cet ultime voyage vers la mort, des visions, des images toutes tremblantes et traversées de chants de son cher Valois ne l'ont pas bercées de cet air pour qui il donnerait Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber, Un air très vieux, languissant et funèbre Qui pour moi seul a des charmes secrets Or chaque fois que je viens à l'entendre De deux cents ans mon âme rajeunit... C'est sous Louis treize ; et je crois voir s'étendre Un coteau vert que le couchant jaunit. (Fantaisie) Mais Nerval, le «poète vierge», mérite beaucoup plus que ces remarques lancées à la hâte et ramassées. Tant de livres, études et biographies, ont été consacrés à Nerval durant tout le XXe siècle par d'authentiques nervaliens, qu'il est maintenant loisible pour l'amoureux de la Littérature française du XIXe siècle, d'avoir une plus large connaissance de la vie et l'œuvre de l'immense poète des Chimères, de Sylvie et d'Aurélia. L'autre jour, m'étant égaré dans le labyrinthe des lectures nervaliennes, je me retrouvais insensiblement, irrésistiblement entraîné sur la pente douce de ces textes inimitables, pris définitivement dans les rets inévitables de leur charme aux accents uniques, et désormais «errant sur la lisière des saintes demeures». Je ne pouvais m'empêcher en refermant un instant les livres qui renvoient au destin douloureux et tragique du plus touchant et du plus singulier poète de la Littérature française, et qui ont fait la gloire posthume de Nerval, de penser à certains écrivains-poètes qui, dans le sillage du «poète vierge, sont eux aussi partis, d'un pied léger et aérien, à la recherche des amours et de paradis perdus, de «pays sans noms», le «neverland» de leur enfance. La tentation était trop forte de se laisser perdre pendant ces longues heures d'une vie oisive en apparence de vacancier ne sachant que faire de ses vacances, dans ces dédales de lectures fiévreuses et passionnées de poètes et écrivains en quête d'une autre vie, une quête perpétuelle de l'enfance pour certains, à la limite des territoires du rêve, ce qui fera dire à Alain-Fournier, dans sa correspondance avec Jacques Rivière, que son «livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité; «rêve» entendu comme l'immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l'autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l'autre». De l'ouvroir des rêves au dédale de rues parisiennes d'il y a plus d'un siècle et demi, et plus particulièrement ces ruelles sombres et sinistres autour du Châtelet, pour lesquelles j'avais toujours eu une espèce de fascination morbide, scrutant minutieusement un nombre indéterminé de fois une reproduction d'un tableau brossé à la hâte un matin blême et glacial de janvier 1855 par Charles Ransonnette, représentant le corps sans vie de Gérard de Nerval, le poète errant pendu à la croisée d'une grille rue de la Vieille Lanterne, juste au-dessus de la dernière marche d'un escalier funeste, «étroit, visqueux et sinistre » écrivait Alexandre Dumas le 28 janvier 1855 dans le journal «Le Mousquetaire». Nul ne connaîtra les dernières pensées du pauvre Gérard, ni Gauthier, ni Houssaye, ni Rogier, ni Dumas, tous ces pseudo-amis qui s'empressèrent de lier sa fin tragique à une sorte d'assassinat commis par des truands qu'on aurait cru sortis tout droit des personnages, plus imaginaires que réels, des «Mystères de Paris» d'Eugène Sue. Avait-il, dans une ultime crise de folie, attenté à sa vie par ce matin glacial du 26 janvier, aux approches de l'aube, dans cette inquiétante et plus que sinistre impasse de la Vieille Lanterne ? Avait-il désespéré de finir Aurélia comme il l'aurait planifié, et aurait ainsi mis fin à ses jours en proie à cet état de désespérance totale, beaucoup plus qu'à cause de sa cruelle détresse et dénuement durant toutes ces nuits d'errance, pendant l'hiver 1854-55, de cabarets en asiles de nuit ? (1) Avait-il été suivi par quelques malfaiteurs qui auraient fini par avoir des soupçons sur ce faux bourgeois qu'ils auraient rencontré à plusieurs reprises dans leurs cabarets de prédilection, l'auraient ainsi pris pour un indicateur de police et l'auraient attendu dans cette ruelle de triste mémoire, pour l'éliminer de la manière que l'on sait ? De nos jours, les critiques et exégètes pencheraient, beaucoup plus, vers la thèse du suicide, ce qui ternirait davantage la mémoire de ses amis qui n'étaient pas là où le pauvre Gérard avait besoin d'eux. En roulant ainsi ces tristes pensées, j'étais arrivé à me demander combien de poètes et écrivains, dans l'histoire des littératures, ont été abandonnés à leur sort - ou à un oubli coupable -, d'auteurs aux destins définitivement scellés par des évènements tragiques, en temps de paix ou de guerre, marquant d'une pierre noire les mauvaises consciences des sociétés d'époques ! D'autres auraient pu faire, si ce n'est déjà fait, les mêmes constats amers d'abandons ou d'oublis plus que blâmables par les sociétés humaines, à propos d'historiens et de philosophes du temps jadis et de naguère. A suivre *Universitaire et écrivain |