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L'impératif
devenir riches, autrement dit plus riches les uns que les autres, mène le monde
à des catastrophes, plus rapidement dans les sociétés postcoloniales que dans
les sociétés qu'il régit depuis longtemps. Pour bien vivre et vivre en paix, il
faut revenir à l'impératif d'égalité qui a longtemps caractérisé nos sociétés.
Nous sommes pris dans «l'air du temps», un air du temps crépusculaire. Nous voulons être riches et consommer comme les autres. Le consumérisme, modèle de consommation capitaliste avec ses mythes de croissance et de progrès infinis, a désormais gagné le monde entier. Notre appétit pour la consommation s'est mis en branle au moment où les moyens de le satisfaire sont en crise. La consommation de masse qui est passée à l'échelle mondiale n'est plus soutenable socialement et écologiquement. Ses besoins en matières et énergie exigeraient l'équivalent de plusieurs planètes comme la nôtre[1]. Les nouvelles révolutions technologiques et la compétition sous contrôle des puissances militaires ne produisent plus la demande solvable nécessaire à l'écoulement de leur production. La production de masse est en surproduction, le progrès technique se met de plus en plus au service des riches. Ce dernier n'est plus synonyme de progrès mondial. La concentration des revenus s'accentue et les populations inutiles deviennent plus nombreuses. Une nouvelle révolution se prépare que les mouvements actuels de jeunesse pressentent, l'ordre mondial actuel n'est plus soutenable. Nous sommes en retard d'une révolution. Nous rentrons dans l'ère du consumérisme au moment où le monde se prépare à entrer dans une ère de frugalité pour éviter l'effondrement. L'écart qui se creuse entre les exigences d'un tel impératif - vivre comme des riches, donner libre cours à l'appétit de consommation, et les possibilités du monde va plus vite dans nos sociétés postcoloniales que chez les autres. Notre appétit, qui n'en est qu'à ses débuts, va cependant rester sur sa faim. Il nous faut désormais précéder le monde dans la transformation, non plus seulement les sociétés postcoloniales, pour éviter l'effondrement qui les touche déjà. Leurs Etats se délitent. Nous sommes entrés dans le monde par la consommation, elle ne pourra pas nous y tenir longtemps. Avec elle, nous sommes entrés dans «l'air du temps» mondial, maintenant que nous y sommes et qu'il se trouve perturbé, il faudra nous y tenir et nous y engager par d'autres moyens. Consumérisme et égalité, importantes composantes de «l'air du temps», auront du mal à coexister. Nous restons aveugles à l'écart qui se creuse entre nos désirs et la réalité de nos moyens. Nous ne sommes pas les seuls, ce qui nous conforte. Ils le sont cependant à notre différence par habitude. Au creux de cet écart, se loge le fossé qui ne cesse pas de s'accroître entre nantis et démunis. Nous allons perdre nos équilibres si nous ne faisons pas confiance à notre jeunesse, à ses capacités de résistance et de triomphe. Car c'est en elle que réside notre «avantage comparatif» : sa place dans notre société, sa «flexibilité», sa capacité d'adaptation et sa foi dans l'avenir. Ne tournons pas les armes contre elle. Les autres ressources ne peuvent être qu'adjuvantes. C'est par elle que passera la disruption dans l'ordre postcolonial. Nous nous mentons à nous-mêmes, nous refusons de rapporter nos désirs à la réalité de nos moyens, à la réalité du monde et nos gouvernants ne craignaient pas de nous conforter dans le mensonge. Nous profitons de l'instant. La source de notre bien-être actuel est la rente pétrolière qui se réduit avec l'épuisement des réserves et la croissance de nos besoins. Nous nous disputons le partage de la rente sur laquelle chacun croit avoir des droits. Nous dissipons notre capital naturel et oublions le droit des générations futures. Nous expatrions notre capital humain. Nous nous défions les uns des autres et sapons la confiance mutuelle. Nous détruisons notre capital social. Pensons-nous vraiment que la dispute autour de la rente permettra aux enfants de la majorité de vivre mieux que nous ? Partageons-nous le sentiment des sociétés avancées qui ont peur de l'avenir et estiment désormais que la nouvelle génération ne pourra pas vivre comme celle qui l'a précédée ? Bien sûr que non ! Notre appétit pour la consommation vient juste de naître et le monde peine à y renoncer. Il est plus fort que nous. L'aveuglement ne touche pas toute la société, certains travaillent pour enrichir leurs enfants, mais combien sont-ils ? Des enfants bien éduqués qui du reste finissent par s'expatrier. La majorité «s'enrichit» pour appauvrir ses enfants, en effectuant de mauvais investissements, des investissements de prestige. Nous sommes contents d'avoir une belle maison, une voiture, mais cela nous prémunira-t-il du défaut d'énergie, de matières et de savoir-faire ? Que deviendront nos belles maisons sans gaz et électricité, nos voitures sans carburant, sans travailleurs pour les entretenir ? Où est notre productivité ? Qu'est devenu notre rapport à l'environnement ? Dans quel état sont nos milieux sociaux, nos compétitions et nos coopérations ? Nous ne travaillons pas pour notre santé et notre éducation. L'impératif «enrichissez-vous», en gagnant le monde, la Chine et d'autres pays émergents, est en train d'épuiser ses effets attendus. C'est maintenant au tour du «crédit social» de monter au créneau. La Chine, en avance, l'expérimente à sa façon[2]. D'un point de vue théorique, il s'agit de revoir les places du capital physique et financier, c'est au capital social (la confiance sociale), au capital humain et au savoir partagé, au capital naturel et à la diversité biologique, qu'il faut mettre à l'honneur. Il s'agit de revoir la structure du capital de la société, de la soustraire à la domination du capital physique et financier, formes monopolisables qui «vampirisent» les autres formes du capital. ? Toute l'humanité ne pourra pas quitter la Terre si elle venait à nous rejeter. Maintenant que l'impératif «enrichissez-vous» devient contreproductif, qu'il soumet le travail des actifs aux inactifs, le travail des humains au travail non humain, il faut nous remettre à la hauteur de la Terre et de ses êtres, revoir nos rapports entre êtres humains et non humains, entre êtres vivants et mécaniques. Tout le monde ne peut pas être cyborg. Les jeunes croient s'être émancipés des vieux parce qu'ils ne tiennent plus la famille, on ne voit pas que ces derniers sont passés à la finance, la famille peut s'étioler. Les jeunes deviennent inutiles, les vieux rêvent d'immortalité. Les fonds de pension se rendent maîtres du monde, des machines et des hommes. La libre compétition des désirs et des moyens détruit désormais plus qu'elle ne produit de bien-être qui n'augmente plus au-dessus d'un certain revenu[3]. Les pays émergents ont sorti de la pauvreté des millions de personnes. Peut-on espérer en sortir davantage ? Il faut désormais investir davantage dans le capital naturel, ce capital exceptionnel que tout le monde nous envie. Et aussi dans la confiance sociale et le savoir humain plutôt que dans la production matérielle, le capital physique et financier. Il faut établir une certaine harmonie entre les différents capitaux, les différents milieux sociaux, techniques et naturels. La libre concurrence, sous l'impératif devenez plus riches les uns que les autres, nous a conduits à la domination d'un capital financier spéculatif. A la concurrence inévitable et souhaitable, il faut donner des objectifs qui diffusent le capital au lieu de le concentrer. Le capital physique, matériel et immatériel, ne contribue plus au progrès social, il détruit le capital naturel, détruit le travail humain préposé aux machines qu'il réserve à une catégorie supérieure, refoule le travail humain dans une nouvelle domesticité («les services aux personnes»), il creuse les inégalités, développe l'entreprecariat[4] et joue de la compétition en détruisant les solidarités sociales. Les classes moyennes nationales sont laminées par la révolution numérique, elles ne peuvent plus donner de base stable à l'Etat social. Il faut soustraire l'inévitable révolution numérique à la domination de l'argent, à la concentration du capital physique et à la spéculation du capital financier. Il faut substituer le mot d'ordre «bien vivre» entre les êtres naturels et artificiels à l'impératif devenir riches. A la différence de la Chine, des sociétés extrême-orientales et des sociétés de classes en général, nos traditions ont conjuré pendant longtemps cet impératif. C'est l'impératif d'égalité qui a dominé. Il a joué dans le passé contre nous en faveur de la puissance des sociétés de classes. Avec la révolution numérique, l'ancien impératif d'égalité trouve une nouvelle base pour se réaliser. Il se traduira dans une nouvelle répartition du capital qui donnera la prééminence au capital social (la confiance sociale) et au contrôle social démocratique, au savoir partagé et à l'enrichissement du capital naturel. La véritable richesse est le savoir, celui de la société qu'elle tient de son expérience, de sa mémoire et qu'elle exprime dans sa capacité d'innovation. Elle est son savoir-être, son savoir-vivre et son savoir-faire. Ce n'est pas le «travail capitaliste» où le travail est transformé en travail abstrait, en valeur argent[5] et où la machine supplante l'homme, qui constitue la richesse. Les mythes de la domination de la nature par l'homme, de l'histoire comme progrès infini et de la croissance illimitée ne tiennent plus la route. L'investissement doit multiplier la vie tout en combattant l'entropie, il doit enrichir l'existence de tous les milieux et les êtres, naturels et artificiels. La fin véritable de la production est la joie de vivre[6] et non la consommation béate, la destruction créatrice de flux matériels productrice d'entropie. Le savoir social qui peut être transformé en capital peut être distribué sans être concentré grâce aux nouvelles révolutions industrielles. Il peut être objectivé ou dématérialisé selon les impératifs d'efficacité et d'équité en fonction des circonstances. La forme physique peut être reversée dans sa forme de savoir non objectivé. C'est la mémoire de la société qui renferme ses désirs, ses croyances et ses capacités, qui constitue sa richesse. Et nous cultivons l'amnésie en même temps que des êtres artificiels sous le contrôle de monopoles nous exproprient de notre mémoire. Le consumérisme nous aliène et nos machines servent à nous déposséder de notre savoir. Nous voulions dominer la nature, nous voulions des esclaves mécaniques, nous allons être dominés par ces esclaves et leurs maîtres si la Terre nous laisse faire. La compétition actuelle qui sort des entrailles de la guerre des sociétés de classes ne doit plus porter à la guerre et à sa politique de la terre brûlée. Ce credo est aussi un retour à nos traditions de société sans classe guerrière. C'est la compétition militaire qui a été à l'origine de la construction des Etats, qui a soumis des sociétés à d'autres, la compétition sociale à la guerre. Il nous faut rester dans notre trajectoire séculaire : poursuivre la dissociation de la compétition et de la guerre. C'est à la guerre que nous avons fait la guerre. Elle nous a défaits plusieurs fois, nous l'avons défaite de même, nous ne pouvons que poursuivre dans cette trajectoire. La guerre risque de se jouer à présent à une échelle inconnue jusqu'ici. La compétition des puissances militaires, de la Chine et des Etats-Unis, en particulier, peut nous mener au pire, si elles ne renoncent pas à la guerre. Le bien-être mondial n'est plus à attendre de la croissance de la production matérielle, notre planète ne saurait y suffire. Il faut désormais de nouvelles relations entre humains d'une part et entre humains et non humains d'autre part. Des relations soumises au principe d'égalité que rendent possible la révolution numérique et les nouvelles révolutions technologiques. Ces dernières en attendant sont les instruments des puissances guerrières. Pour aider la jeunesse à défaire la guerre, il faut lui proposer le combat pour l'égalité pour lequel elle est comme destinée, en héritière de ses valeureux ancêtres, plutôt de cultiver en elle un appétit pour la consommation. Elle sera alors prête à prendre sa part dans le monde et à faire progresser la justice. Ce n'est pas d'un maître qu'elle a besoin pour ce faire, mais d'un débat franc et sincère, d'expériences qui puissent la mettre à hauteur du monde, l'aider à s'incorporer le monde et à le transformer. La jeunesse est fatiguée d'être assise sur des bancs d'école à écouter les autres parler, d'être considérée comme des bandes d'enfants. Elle voudrait des leaders pour l'action de transformation de soi et du monde. Bref, il faut faire confiance à notre jeunesse, à son désir d'égalité particulièrement ardent, désir qui fait toujours partie de «l'air du temps» et qui nous accorde avec le monde, contrairement à l'appétit de consommation qu'on a instillé en elle. Notes : [1] Si l'humanité vivait comme les Français, il faudrait 2,7 Terre et il en faudrait 5 pour vivre comme les Américains. https://www.batiactu.com/edito/29-juillet-2019-nous-avons-consomme-toutes-ressources-57120.php [2] Quand l'Etat organise la notation de ses citoyens. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/01/RAPHAEL/59403 [3] »Economic growth is supposed to deliver prosperity. Higher incomes should mean better choices, richer lives, an improved quality of life for us all. That at least is the conventional wisdom. But things haven't always turned out that way.» Prosperity without growth ? The transition to a sustainable economy. Pr. Tim Jackson. Rapport disponible sur Internet. [4] Silvio Lorusso, Entreprecariat, éditions Onomatopee, 2019, non traduit, https://silviolorusso.com/wordpress/wp-content/uploads/2019/10/ENTREPRECARIAT_silvio-lorusso_eng_lo.pdf [5] «En tant que travailleur, le travailleur n'est nullement hors de la société capitaliste, mais constitue l'un de ses deux pôles. Une «révolution des travailleurs contre le capitalisme» est alors une impossibilité logique ; il ne peut exister qu'une révolution contre l'assujettissement de la société et des individus à la logique de la valorisation et du travail abstrait, une révolution contre la subordination du concret à la reproduction tautologique du même (l'argent).» http://www.palim-psao.fr/2017/10/revolution-contre-le-travail-la-critique-de-la-valeur-et-le-depassement-du-capitalisme-par-anselm-jappe.html. [6] «Ce que nous avons dit plus haut du processus économique, à savoir que d'un point de vue purement physique, il ne fait que transformer des ressources naturelles de valeur (basse entropie) en déchets (haute entropie) est donc parfaitement établi. Mais, il nous reste à résoudre l'énigme du pourquoi d'un tel processus. Et l'énigme subsistera tant que nous ne verrons pas que le véritable produit économique du processus économique n'est pas un flux matériel de déchets, mais un flux immatériel : la joie de vivre.» Nicholas Georgescu-Roegen. La décroissance. Entropie - Ecologie - Economie. http://classiques.uqac.ca/conte.mporains/georgescu_roegen_nicolas/decroissance/decroissance.html |