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La vie, suprême énigme de
l'existence même de l'Univers, est le plus grand des miracles soufflés
magiquement dans cette inconcevable immensité que constitue le cosmos. Et
l'être humain, quelle merveille des merveilles ! La vie animale, en général,
est la plus extraordinaire des évolutions de la matière vivante. Mais jamais la
nature vivante n'atteint un tel degré de perfection que dans l'Homme (au sens
que lui donne la Théorie synthétique de l'évolution, c'est-à-dire désignant les
deux sexes). L'Homme est, en d'autres termes, et en écho avec le thème majeur
de notre propos, une œuvre d'art parfaite de l'industrieuse nature.
La mort, c'est tout ce qui est froid, inerte, insensible, indifférent ; c'est le silence des cimetières et par extension le silence sidéral de tous ces espaces infinis que l'esprit humain ait pu concevoir. Pour un esprit irrémédiablement sceptique, c'est la seule réalité dans le cosmos absolument incontournable, terriblement froide, impassible, indépassable, impénétrable. La vie pour cet incorrigible sceptique apparaîtrait ainsi une illusion irréfragable, une illusion qui rendrait une fois pour toutes totalement dérisoire la croyance en l'éternité de tout ce qui a trait aux valeurs (quelles qu'elles soient) de l'homme. Mais l'extrême insignifiance de la vie eu égard à l'immensité de l'Univers et les sempiternels malheurs et les incompréhensibles souffrances de la condition humaine, ne sont pas une fatalité. Autrement dit ces limites extrêmes ne devront pas figurer, en définitive, une inscription indélébile sur le front de l'être humain. C'est l'incompréhension dramatiquement longue et inexplicable, dans l'histoire de l'humanité, qui est une des sources majeures (avec les catastrophes naturelles) de tous ces malheurs (dont on parlera avec un peu plus de détails dans la suite du propos) et insignifiances évoqués plus haut. C'est le malentendu issu des siècles et des siècles d'incompréhension du but de ce miracle de l'univers qu'est la vie, et c'est de la sorte le produit de l'histoire de l'humanité, une histoire tragique de l'homme contre l'humain qu'il faudra encore écrire ou réécrire. Le malentendu a aussi cette autre dimension plus dévastatrice que celle ayant trait au vivre en harmonie avec la Nature, source unique de vie qu'il faut à tout prix préserver, et qui tient de l'étonnante (ou, pour le moins, inattendue) évolution de la constitution et de la complexification du caractère des hommes dans leur diversité. L'orgueil, la jalousie, la luxure, la démesure, la lâcheté (parmi les péchés dit «capitaux»), la convoitise ou l'envie, l'égoïsme, l'hypocrisie, la duplicité, le mensonge, l'indifférence, la cruauté, l'insensibilité et le détachement les plus incroyables, les plus inhumains à l'égard de la mort nombreuse du genre humain?sont les traits de caractère les plus négatifs, les plus condamnables et hélas ! les plus répandus chez l'homme actuel. La bonté, la foi en l'homme, l'espérance et l'amour du prochain, la solidarité, la charité, le courage, la justice, la tempérance, parmi les vertus essentielles de tous les temps et de toutes les cultures, sont devenues des denrées rares dans les sociétés de notre temps. L'énorme, l'écrasante majorité des être humains est inéluctablement lancée dans une course folle et mortelle de rats pour une illusoire possession de quelque chose (l'avoir et, au bout du chemin, la domination et le pouvoir), qu'elle oublie fatalement, dramatiquement d'où elle vient, qui est-elle, que doit-elle faire pour survivre dans une planète menacée (à court ou à moyen et long termes) par l'action insensée des hommes, leurs exploitations forcenées des ressources naturelles (qui sont loin d'être éternelles), créant une pollution galopante et extrêmement dangereuse pour la survie de toutes les espèces vivantes peuplant la planète, leurs antagonismes mortellement compétitifs pour une suprématie économico-financière (l'antagonisme guerrier est finalement une caricature de l'histoire) qui mèneront définitivement à leur perte des nations entières accrochées à des économies traditionnelles ou non-compétitives, et tragiquement au spectre de la famine? L'homme contre l'humain et plus encore l'homme destructeur totalement irresponsable de son milieu écologique, c'est le résultat d'une équation terrible et à plusieurs degrés, issue des siècles d'actions incroyablement inconscientes menées tambour battant par des générations d'hommes aveugles à leur propre destin. Le malentendu, encore et toujours, est sur le plan esthétique, ou la perception du beau en général (avec l'artifice -toute espèce d'artifice- érigé en système de valeurs, élevé au rang de seconde nature masquant et remplaçant progressivement la véritable nature, les spéculations de toutes sortes sur des produits artistiques, les mass médias et plus particulièrement les magazines à grand tirage qui trompent et dopent l'esprit crédule sur de fausses valeurs artificiellement érigées en must, (c'est-à-dire en quelque chose d'incontournable), à l'origine de la confusion sur la notion de beauté, et sur le sens de l'œuvre d'art en général. Pour rouvrir la grande parenthèse, le foisonnement inimaginable des médias de toutes sortes (dont le but avoué ou non est la rentabilité financière) a pour conséquence la création d'un écran opaque d'incompréhension entre l'art véritable et la compréhension intéressée et fausse sur l'objet de l'art. Il en va ainsi du destin de l'œuvre d'art à l'heure du malentendu. Au-delà de toute considération de la chose elle-même en termes de malentendu ou d'erreur d'interprétation, la beauté, sur le plan purement poétique, est plus qu'un idéal : c'est une nostalgie. Elle représente (ou elle cristallise) tout ce en quoi on a cru mais que nous ne pouvions pas avoir, tout ce qui incarnait pour nous le Beau ou l'inaccessible, l'absence, ou alors ce que nous croyions avoir enfin après une possession éphémère et qui nous a subrepticement échappé ou quitté, et qui est désormais perdu dans les brumes mélancoliques du Temps passé. Pour en revenir à l'inévitable malentendu, cette éternelle projection de nos confusions sur les intentions de l'Autre et de la réalité de l'Etre et de la Chose, non pas en soi mais en devenir, en constant changement suivant l'angle ou le point de vue, lui-même évoluant, qu'on pourrait adopter pour les qualifier, je prendrai le risque de dire que la beauté (avec un ?b' minuscule), qui est l'artifice suprême de la nature, est une création équivoque. «Equivoque», parce que dans l'histoire de toute l'humanité, les beautés (considérées en tant que telles) étaient toujours à l'origine de toutes les discordes vécues douloureusement par le genre humain. Pour prendre un exemple dans l'histoire ancienne, cet artifice suprême de la nature qu'est la beauté (au risque de nous répéter) pourrait être inquiétant quand il augure un sombre présage pour des êtres humains jouant un très grand rôle dans une communauté, ou une société donnée, et dont il est l'enjeu antagonistique principal et déstabilisant. Dés l'Antiquité grecque, la beauté féminine légendaire incarnée par Hélène, va fatalement être la source de la terrible discorde qui va provoquer une guerre sans pitié entre deux villes dans la mythologique grecque, Sparte et Troie. Hélène, personnage ambivalent d'un des plus grands mythes grecs, victime ou coupable d'une tragédie voulue par les divinités de l'Olympe, et dont la beauté est comparable à celle des déesses immortelles, épouse de Ménélas, roi de Sparte, fut enlevée par Pâris, fils de Priam, roi de Troie. Sans cet enlèvement (qui pourrait être juste un prétexte, une invention d'aèdes de ces temps anciens, pour créer une intrigue qui impliquerait des héros au destin tragique, laquelle intrigue va subjuguer l'auditoire de leurs histoires orales, et mieux assurer leur colportage de bouche à oreille aux bouts de leurs errances), la guerre de Troie, une des plus impitoyables guerres de l'Antiquité, telle que décrite dans l'Iliade d'Homère, n'aurait pas eu lieu, en dépit des antagonismes guerriers (et surtout économiques que mettent en exergue les historiens des temps modernes) et rivalités de toutes sortes. La beauté, en dehors de toute conception morale, est un leurre. Dans cet ordre de valeurs humaines incertaines, douteuses, souvent frappées d'équivoque («équivoque» parce qu'étant objet de malentendu et donc, très souvent, prêtant à confusion, confusion créée, pour prendre un exemple, par l'abondance d'artifices qui parent de beauté factice un visage anodin), la gloire, tout autant que la beauté, n'est comme l'a magnifiquement perçue Rainer Maria Rilke, «que la somme des malentendus qui se forment autour d'un nom nouveau» (Dans «Auguste Rodin», in «?uvres en Prose», Edition du Seuil, 1966, p.375). Expression farouche d'une indomptable pudeur, d'une discrétion et d'une simplicité que seuls les poètes et auteurs authentiques pourraient en avoir. Les propos qui vont suivre peuvent paraître, à première vue, assez éloignés de ce qui vient d'être dit sur le malentendu au cœur des fausses gloires, ou gloires préfabriquées à l'aide d'une matière douteuse, et la beauté équivoque ; ils sont (comme on le verra un peu plus loin) en réalité étroitement liés à l'idée de vraies valeurs destinées à survivre aux hommes et aux époques (en parlant de l'œuvre d'art authentique), opposées aux valeurs factices (œuvres de toutes sortes dont la gloire éphémère, basée sur un malentendu, ne durera que le temps de la tromperie égale à celle de la durée de survie assez courte d'une illusion de beauté, reflet foncièrement artificiel d'un visage surfardé qu'on découvre avec stupeur le lendemain d'une rencontre de fortune) qui seront très vite jetées au purgatoire, ou perpétuel discrédit des objets anonymes. «Le temps s'enfuit L'Eternité s'avance» Cette sentence biblique, éminemment proverbiale, inscrite au fronton d'une église d'un village près de Poitiers (dans le Poitou, département de la Vienne, ouest France) et qui pourrait signifier que la fuite du temps a pour conséquence l'affirmation progressive de l'éternité de quelque chose. En termes clairs, l'écoulement des jours, des mois, des années, des siècles va inéluctablement faire ressortir ce qui subsiste comme quelque chose qui résiste au temps, et qui s'affirme davantage comme quelque vérité (ou présence) de l'éternel. En premier lieu, puisqu'il s'agit d'une inscription sur le fronton d'une église, c'est la parole du Christ qui par delà les siècles continue d'éclairer l'esprit des croyants, et par extension, en allant encore plus loin dans l'interprétation de cette notion d'«éternité qui s'avance», c'est la création artistique, les œuvres d'art véritables, authentiques qui, en d'autres termes, émergent peu à peu de l'oubli fatal qui touche les autres productions artistiques et culturelles, et s'affirment résolument comme des créations artistiques uniques qui durent, tant qu'il y aura des hommes pour les apprécier à leurs justes valeurs, et les juger telles des œuvres éternelles (du moins à l'échelle humaine du temps qui est beaucoup plus infinitésimale, c'est-à-dire moins qu'une poussière à l'échelle du cosmos), destinées à enrichir durablement et merveilleusement le patrimoine de l'humanité. Nous voila introduits d'une manière inattendue à la durabilité, à l'éternelle jeunesse de l'œuvre d'art (quelle qu'elle soit : en peinture, en musique, en poésie). Les œuvres d'art ne sont pas légion, mais seulement quelques-unes, singulièrement originales, qui, à travers les siècles, se distinguent nettement du flot d'œuvres de toutes sortes à qui manque la fibre originale, dans l'indescriptible forêt de productions éphémères, condamnées à disparaître avec l'irrémédiable effacement de leurs géniteurs. Parmi les œuvres d'art, particulièrement en littérature, j'évoquerai quelques noms destinés à durer dans l'esprit des lecteurs épris de poésie, de poésie pure, de celle qui fait toujours rêver à de vastes territoires du songe, peuplés de vrais poètes avec leurs flûtes enchantées, et semant à tous les vents des amours éternels, de ces amours plus puissants que toutes les magies de l'univers du vivant, et qui permettent d'aller au-delà de la condition humaine : première victoire de l'œuvre d'art (extrêmement dérisoire pour les esprits sceptiques) sur l'adversité du temps et l'insignifiance de la vie dans le cosmos. Comment évoquer un poète des plus purs de la Littérature (je mets une majuscule à littérature, parce que cet immense poète n'appartient pas seulement à la littérature française, mais à toutes les littératures du monde), sans cette crainte débilitante, cette peur obsédante de ne pas pouvoir trouver les mots qu'il faut pour parler, en quelques phrases seulement, de Gérard de Nerval ? Le voyage, l'amour, la mort, inextricablement et magiquement mêlés dans l'œuvre de Nerval, sont une orchestration et une projection de l'ailleurs, un ailleurs qui dans le rêve transcende le Temps, toutes les époques de l'histoire humaine, pour un retour miraculeux vers une patrie perdue, ou une patrie éternelle, où se trouvent poétiquement et mystiquement amalgamés les souvenirs d'enfance, les voyages, les lectures et les évasions imaginaires, les visages aimés, les amours perdus et ressuscités, les morts qui reviennent nous tenir compagnie... Il est vrai que dans le rêve on rencontre souvent des personnes qu'on a bien connues, des êtres chers et qui sont morts dans la réalité, mais qui dans le rêve continuent de vivre tels quels, et qui ne vieillissent jamais. C'est cette traversée du miroir, c'est ce passage vers l'au-delà dans le rêve, que l'œuvre de Nerval (et plus particulièrement Aurélia) nous fait voir comme dans une lanterne magique inventée par un démiurge. Pour rendre un hommage complet à l'immense poète et l'homme qu'il fut, ce n'est pas en visitant sa tombe au Père Lachaise, à Paris, mais plutôt aux lieux qu'il a aimés et où il a vécu, à Mortefontaine et Chaâlis, dans la brume «rosée» des champs et des bois alentours?Pour Aristide Marie, premier grand biographe de Gérard de Nerval «[?] si quelques cellules immatérielles doivent subsister de ces esprits élus que pénètre une lueur d'éternité, si leur spectre lumineux peut encore, selon la foi de Gérard, flotter dans l'atmosphère de la vie, ce n'est pas dans le néant du tombeau qu'il faut les chercher, mais aux lieux et aux paysages qu'ils ont aimés ou réfléchis, à la terre à laquelle, vivants, les attachait un indestructible lien» (A. Marie «Gérard de Nerval : Le poète et l'homme» Librairie Hachette et Cie, 1914, p.359). Baudelaire est l'un des rares poètes qui a pu et su peindre toute la poésie, la misère et la douleur (comprise en un éclair, et ressentie dans son propre corps) et les mélancolies universelles qu'il a rendues, qu'il a illuminées à travers des poèmes, traversant les siècles et les époques dans toute leur splendeur, à partir d'une ville (Paris) qu'il a hantée nuit et jour, d'estaminets en cabarets, de cabarets en cafés de boulevards, de quartiers en quartiers où le destin a fait habiter et cohabiter ce dandy (´dandy? comme il se doit pour un poète ayant eu la chance de naître et d'évoluer dans un milieu aisé -qu'il exècre d'ailleurs- et pour son temps qui a vu naître des dandies célèbres, dont George Brummell, qui cristallise dans sa personne l'essence même du dandysme : la mesure dans la distinction), mais seulement pour un temps, car le poète Baudelaire serait très loin de se réduire à une mode, quelle qu'elle soit ; poète dont le génie a fini par le projeter parmi ces perles rares qui ont fait l'histoire de la poésie universelle, d'Homère à Ives Bonnefoy, en passant par Virgile, Dante, Omar Khayyam, Shakespeare, Coleridge, Goethe, Nerval, Mallarmé, en projetant Valéry et, bien sûr, Bonnefoy. Je ne saurais aller plus loin, si ce n'est de citer un unique, un sublime poème en prose (on a trop parlé des «Fleurs du Mal», il est toujours temps d'évoquer ses poèmes en prose qui sont autant, sinon plus percutants que beaucoup de poèmes de son recueil général au titre décidément imposé par les éditeurs de l'époque) dont le titre est «Un hémisphère dans une chevelure». C'est un choix personnel qui ne se réclame d'aucune exégèse ancienne ou contemporaine (cette dernière émanant d'un effet de mode qui n'est que l'expression d'un besoin éditorial en mal de nouveauté pour appâter un lectorat qui s'effrite inexorablement, parce qu'étant écrasé par les technologies de l'ici et maintenant), mais qui, pour un esprit amoureux de la poésie baudelairienne, représente le Nombre d'Or de ses poésies, qu'elles soient en vers ou en prose. «Un hémisphère dans une chevelure» Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air. Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique. Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine. Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes. Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs. [«Petits Poèmes en Prose : Le Spleen de Paris». Garnier ? Flammarion, 1967 ; pp.77-78] Je finirai par conclure ce nombre, hélas !, trop court (parce qu'il y en a d'autres aussi importants à en parler) de poètes et écrivains inévitablement consacrés par l'histoire, en évoquant un écrivain, mais plutôt vrai poète, eu égard à son invention d'un personnage résolument romantique, qui a marqué des générations de lecteurs sensibles à cette image et cette densité extraordinairement poétiques de l'enfance et de l'adolescence, de poètes en réel besoin de ressourcement ou à la recherche de cette dimension poétique essentielle d'une période de leur vie passée, nostalgiques d'un passé ou d'une patrie perdue qu'ils ne retrouveront plus. Tous ces départs impromptus, toutes ces escapades inattendues du Grand Meaulnes vers des lieux irrésistibles et fleurant le mystère, ce sont les appels du «Pays sans nom» dont Alain-Fournier à tant parlé à travers sa correspondance avec Jacques Rivière et avec sa famille, et qui traversent de part en part tout le roman du Grand Meaulnes et l'éclairent d'une lumière spéciale, une lumière très précieuse parce qu'enveloppée d'une poésie secrète et envoûtante qui attirera, définitivement, l'esprit pur afin qu'il puisse s'exprimer et dire : «Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines/ Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir» (Guillaume Apollinaire, in «La jolie rousse», dernier poème des «Calligrammes» (1918). Voir Georges Vergnes «La vie passionnée de Guillaume Apollinaire», Seghers, 1958, et tout le poème pp.323-325). Ces appels du «Pays sans nom», c'est cette patrie intérieure faite de rêves, de contes, de légendes et d'aspirations à l'absolu. Je terminerai ce texte par une remarque extrêmement judicieuse d'un auteur dont le livre a fait date dans l'histoire des études sur la poésie française de la fin du 19ème siècle à la première moitié du 20ème : «La poésie? est d'abord un chant. Parce qu'elle est la jeunesse du monde, elle chante les vieilles réalités du monde, l'arbre, l'oiseau, le nuage, les étoiles. Elle est le prolongement naturel d'un instinct» (Marcel Raymond «De Baudelaire au Surréalisme», José Corti, 1940, p.358). La vraie poésie (expression la plus désirée et la plus travaillée de l'œuvre d'art) reflète ainsi la concrétisation d'une noble lignée qui va d'Homère à Ives Bonnefoy, et se soucie peu des modes littéraires qui se sont essaimées tout le long de son histoire mouvementée. * Universitaire et écrivain |