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On est dans la
révolution digitale, au même titre que nous avons connu, quelques décennies en
arrière, la révolution industrielle.
L'agriculture est de plus en plus concernée au point où la prise de conscience autour des enjeux du Big Data agricole entraîne les leaders mondiaux à investir fortement dans le domaine du numérique. Pour Hervé PILLAUD, président de la Chambre d'agriculture de Vendée, les Big Data toucheront à terme six domaines agricoles : les assurances, le financement, la recherche et développement, les objets connectés, le conseil et l'approche du marché. Bouleversement profond et changement de paradigme Tendanciellement, le contexte agricole mondial change d'une manière générale. On a de plus en plus de grosses entités, que ce soit au niveau des fermes elles-mêmes ou de la distribution agricole. L'agriculture dans son ensemble change de paradigme : nous passons d'une agriculture dite raisonnée (*) à une agriculture mesurée avec précision et pilotée avec justesse grâce à l'explosion de nouvelles technologies d'observation de la Terre et de captures de données automatiques. Ce changement profond bouleverse, il est vrai, les méthodes de travail et autres pratiques culturales, ainsi que le métier même d'agriculteur qui diffère qualitativement avec celui exercé il y a seulement 20 ou 30 ans. A l'heure du digital, l'agriculteur n'a pas le choix : il se doit d'être un chef d'entreprise polyvalent, un manager averti, et cela, dans un environnement évolutif, connecté et instable. A l'ère du GPS, des consoles embarquées et des tablettes, l'agriculteur 3.0 revendique lui-même l'utilisation du numérique. Aujourd'hui, et demain encore davantage, il va travailler bon gré mal gré selon le triptyque «mesure - analyse ? application». (*) L'agriculture raisonnée est un système de production agricole dont l'objectif premier est d'optimiser le résultat économique en maîtrisant les quantités d'intrants, et notamment les substances chimiques utilisées (pesticides, engrais) dans le but de limiter leur impact sur l'environnement. Agriculture 3.0 Les données collectées en agriculture sont de plus en plus nombreuses, produites par les machines (tracteurs, moissonneuses, pulvérisateurs, machines à traire, podomètres...), les capteurs présents dans les champs (capteur de stress hydrique) ou dans les airs (drones, images satellitaires). Ces nouvelles technologies doivent être perçues comme le fer de lance du développement d'une agriculture de précision, compétitive et durable. Or ce type d'agriculture nécessite non seulement une base de données gigantesque, mais aussi des compétences pour pouvoir comprendre, interpréter et exploiter ces données. L'enjeu est double : - Prendre des décisions économiques (créatrices de valeur) ; - et adopter de nouvelles pratiques culturales à visée agro-écologique. L'association primordiale entre agronomie et haute technologie est de nature à légitimer la richesse et la puissance des outils de gestion et des applications appelés demain à être encore plus pertinents et prédictifs. Toute plus-value provenant de la combinaison de l'expertise pointue dans les systèmes d'information agronomique et maîtrise de méga-données agricoles de plus en plus poussée résidera dans la centralisation et la sécurisation via le Cloud de toutes les données agronomiques liées à l'exploitation agricole (**) mais encore et surtout, dans le traitement et l'analyse fine de ces données. Bien que le conseil, basé sur l'expérience, puisse être modélisé par le «machine learning», la perspicacité et la créativité de l'homme et la relation humaine sont irremplaçables. L'agriculture numérique est réellement créatrice de valeur économique à condition que le ?farmer-manager' soit au centre du dispositif. Une fois cette condition remplie, il sera en mesure de prendre des décisions en temps réel et de faire des choix sur une base objective à l'aide d'outils ergonomiques et dynamiques. Cependant, cette place centrale qu'il est appelé à occuper ne doit nullement le dispenser à être encore plus attentif aux recommandations de son conseiller pour justement lui permettre d'utiliser la pleine puissance de cette agriculture 3.0. Mais, jamais, au grand jamais les logiciels et leurs algorithmes ne décideront à la place de l'agriculteur. S'ils sont là pour faciliter la tâche du producteur et de son conseiller, ils ne se substitueront aucunement à leur fonction respective essentielle. (**) Gestion parcellaire, saisie d'intervention, gestion de troupeaux lait / viande, suivi sanitaire, édition de documents réglementaires, plan prévisionnel de fertilisation, bilan économique? Récolter et analyser la donnée pour plus de prédiction L'arrivée sur le marché de nouveaux indicateurs rend encore plus efficient le pilotage des exploitations. L'information est désormais collectée en permanence et engendre des flux continus qu'il faut apprendre à maîtriser. De nouveaux champs techniques sont maintenant explorés et de nouvelles données deviennent disponibles dans les automates. Elles sont captées puis traitées en vue d'améliorer en continu le système. Les nouveaux logiciels de gestion agricole permettent de traiter un nombre considérable de données récoltées lors d'une campagne culturale (rendements / production, agenda cultural, type et quantité d'intrants, cartographie parcellaire?). L'interopérabilité entre ces logiciels et les informations issues de prestations de services agronomiques complémentaires (télédétection par drones ou satellites, capteurs ou consoles embarqués, OAD phytosanitaires et fertilisants?) font d'eux des outils d'aide à la décision (OAD) incontournables pour toute prédiction de rendement. On note que l'investissement dans les technologies au service d'une agriculture connectée, intelligente, interactive et éco-responsable et en phase avec les bonnes pratiques agricoles ne cesse de croître au fil des années. Big Data Les sources et la nature des données sont multiples. En même temps que les dispositifs permettant d'enregistrer ces données se multiplient, leur volume croît de façon exponentielle. Nous vivons une rupture technologique et sociétale majeure. Big Data, c'est le terme utilisé pour décrire cette masse vertigineuse de données collectées. Elles sont multiples par leur valeur, vélocité, variété et volume. Pour qui souhaite y puiser des informations, cette mine semble être inépuisable ! Mais il faut savoir que derrière le terme de Big Data se cachent des technologies, un savoir-faire : celui développé par les entreprises du numérique comme Google pour traiter la quantité de données gigantesques qu'ils récoltent et en extraire des services simples d'utilisation. Facebook a, par exemple, tiré de son réseau social et des myriades d'interactions qui s'y produisent, des services de marketing très puissants. Ces mastodontes du web se sont frayés un chemin vers le succès planétaire dont ils jouissent actuellement. Ils ont très tôt compris que non seulement le recours aux nouvelles technologies permet de dépasser les limites de l'observation humaine mais aussi que tout l'enjeu est de traiter cette masse d'informations pour la valoriser avec pertinence (au même titre que le pétrole est raffiné si je puis me permettre cette analogie). En effet, enrichir les données collectées permet d'être compétitif individuellement et de progresser collectivement à condition de les faire parler à bon escient. Big Data et agriculture connectée L'agriculture est connectée non seulement pour agir mais aussi pour la rendre plus précise, plus productive et durable et pour améliorer les conditions de travail des agriculteurs. L'agriculteur enregistre sur son terminal une multitude d'informations (consommation de carburant, temps passé à l'hectare, usure des pièces,?). Autant de données qui permettent d'avoir une vision très nette des coûts de production à l'hectare. L'agriculture connectée est donc un formidable gisement d'informations disponibles pour l'agriculteur. Mais comment les exploiter au mieux ? Les capteurs toujours plus présents dans l'espace agricole alimentent une base de données technique. Avec le Big Data, on change d'échelle. La base de connaissance s'élargit, de l'échelle de la ferme on passe à celle du territoire, du pays, voire même au monde entier. Et on démultiplie l'information de toutes les exploitations connectées en les recroisant avec d'autres sources: - Etat d'avancement des récoltes; - Référentiel du coût de production; - Etat des marchés. Autant de données utiles pour l'exploitant. Les informations du Big Data servent donc à sécuriser la production, à se comparer aux autres et à prédire l'avenir pour mieux anticiper. Ainsi, l'agriculteur a une vision d'ensemble de toutes les interventions nécessaires sur son exploitation. Si ces informations sont recoupées avec des prévisions météorologiques, l'agriculteur sera alors en mesure d'organiser ses tâches en fonction de leur niveau d'urgence et d'optimiser son temps de travail. On voit bien le service que peuvent apporter ces données au quotidien. Du fait que chaque donnée est perçue comme étant une data expérimentale, les regrouper toutes permet de créer des modèles prédictifs. Mais le Big Data permet d'aller plus loin. L'ouverture de toutes ces informations à des bases d'une autre nature comme les informations du génotype et du phénotype (c'est-à-dire la manière dont l'animal et le végétal expriment leur potentiel génétique) va accroître notre connaissance et permettre de choisir les gènes et les variétés les mieux adaptés à la situation de l'exploitation. Bien que le potentiel du Big Data soit fabuleux, il pose néanmoins un certain nombre de questions sur la circulation et l'accès à ces informations. Propriété des données Produire les données c'est bien, les faire parler c'est mieux pour révéler, prédire et réagir. Grâce à l'interconnexion grandissante des outils, la vie des opérateurs est facilitée (gain de temps, saisie unique, développement de la mobilité et minimisation du risque d'erreur). Derrière tout cela, deux enjeux apparaissent: - Celui de garantir l'information qui circule; - L'autre enjeu réside dans le contrôle et la propriété des données. La donnée appartient en tout état de cause à celui qui la crée et de fait la valeur ajoutée liée au traitement des données doit revenir aux éleveurs (ou aux exploitants). Ils peuvent donc toujours s'opposer à une utilisation qui sortirait du cadre strict de leur exploitation. Des progrès en ce sens nous viennent des Etats-Unis où « un consensus est en train de naître sur l'idée que la concurrence se fasse sur le meilleur service et non sur la captation des données » dixit Tristan D'Orgeval, directeur produits chez Climate Corp (filiale de Monsanto). L'accord comprend les principes suivants: désormais les agriculteurs sont propriétaires de leurs données, même s'ils ne sont que locataires de leurs terres. Une donnée ne peut être collectée sans le consentement d'un agriculteur et sans lui avoir donné d'explications sur l'usage qui en sera fait. L'agriculteur peut retirer son consentement, récupérer ces données et est protégé contre le risque d'accès non autorisé à ses données. Les entreprises ne peuvent utiliser ces données pour spéculer sur Ie marché de commodités. Echange de données Les logiciels de gestion parcellaire ont connu récemment une évolution remarquable par l'intégration d'un module web qui assure et simplifie les échanges de données avec la console des tracteurs. Grâce à ce module, la saisie des données est unique, les pratiques sont sécurisées et les données produites sont archivées et valorisées. On note aussi que les Fournisseurs de Technologies Agricoles (ATP en anglais) ont lancé l'Open Ag Data alliance, un consortium d'entreprises dont l'objectif est d'établir des standards pour l'échange de données afin que des transferts de données puissent se faire facilement d'une plateforme à une autre entre agriculteurs. Aux Etats-Unis, les agriculteurs ont conclu un accord avec les principaux opérateurs, pour fixer des limites à l'usage de ces données et l'American Farm Bureau a conclu un deal avec les ?ATP' sur la confidentialité et la sécurité des données. Contrôle des données Le boom des données extraites des champs et des animaux d'élevage a fait naître dans les années 2000 de nouveaux acteurs dans le monde agricole. Ces entreprises spécialisées dans le traitement des données ont pour nom Climate Corp (filiale de Monsanto), ou Farmers Business Network (FBN) aux Etats-Unis et Smag en France. Si ce nouveau secteur d'activité offre des perspectives prometteuses à l'agriculture, il pourrait tout de même poser la question de l'autonomie des agriculteurs. Pour les parlementaires, le contrôle des données est un sujet tellement sensible qu'il représente un enjeu de souveraineté ! Imaginez que, depuis ses bureaux californiens, Climate Corp soit mieux renseigné sur les parcelles d'un département français ou d'un land allemand, que les agriculteurs ou leurs coopératives elles-mêmes. Imaginez que la société américaine puisse conseiller les meilleures semences, les meilleurs engrais, les meilleures rations, grâce à une multitude de données fournies par l'agriculteur lui-même, ses machines agricoles, des capteurs placés dans les champs ou sur les animaux. Imaginez qu'elle le prévienne avant tout le monde de l'émergence d'un risque de grêle ou de maladie, et qu'elle puisse leur désigner la vache ou le mètre carré de terre à traiter. C'est le mauvais rêve que font la profession agricole et certains parlementaires européens : qu'un « big player » américain s'empare des données de plus en plus importantes produites par les agriculteurs, en leur proposant des services ultra performants sur la base de modèles. Modèles agronomiques Les attentes suscitées par les modèles agronomiques sont fortes particulièrement sur les volets suivants : économies d'énergie, traitements phytosanitaires ou par antibiotiques, prévision des risques, etc. « Nous avons développé beaucoup de modèles pour comprendre les risques en agriculture entre 2009 et 2012. Nous avons réalisé que ces modèles et les données acquises dans les champs, notamment dans le Midwest, pouvaient nous servir à mieux gérer les exploitations ». Tels sont les termes employés par Tristan D'ORGEVAL, directeur produits chez Climate Corp, pour attester de l'utilité grandissante de ce genre de modèles. « Sa force est de combiner les flux d'information descendants (top down) et montants (bottom up) avec les agriculteurs », explique Stéphane GRUMBACH, directeur de recherche à Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique). En d'autres termes, lorsqu'elle livre des informations et des conseils à un agriculteur, celui-ci lui donne à son tour des informations précieuses. John DEERE, producteur massif de données Le machiniste américain John DEERE, société plus que centenaire et acteur important du Big Data agricole, a pris de l'avance sur ses concurrents en créant, il y a plus de quatre ans, un service appelé «My John Deere», qui permet à un agriculteur de récupérer toutes les données produites par ses machines sur un site internet où figurent une foule d'informations relatives aux rendements, épandages de phytosanitaires, semis, etc. Le machiniste délivre une quantité de données impressionnante. Aux Etats-Unis, 41000 agriculteurs ont un compte ?My John Deere' et 8000 en Europe. « Nous avons pris de l'avance par rapport à nos concurrents car nous avons développé notre propre système de GPS », explique Etienne VICARIOT, de la division marketing chez John DEERE. FBN entre dans la course Fondée en Californie en 2014, FBN (Farmer business network), propose quant à elle une plateforme d'information payante (500 $ par an) sur laquelle les agriculteurs entrent leurs données (rendements, conditions pédologiques de leur ferme...), et ont accès à une analyse des performances de 500 variétés dans les champs des agriculteurs du réseau. Après seulement un an d'existence, les données sont déjà collectées sur 3 millions d'hectares et 17 Etats américains. Ses créateurs la voient comme une alternative robuste et indépendante aux habituelles plateformes expérimentales ou aux conseils des semenciers. Pour une plateforme algérienne de Big Data «ouverte» Il faut plaider pour un travail dans le même esprit que celui conduit par le Farm Bureau aux Etats-Unis. Il est vital pour l'essor d'une agriculture de précision algérienne que soit créée une « plateforme de données agricoles ouverte » dans laquelle seraient rassemblées toutes les données disponibles sur les champs et les animaux de rente algériens. La condition à remplir pour entrer de plain-pied dans le Big Data agricole en Algérie est sans nul doute le partage des données pour créer de la valeur. C'est pourquoi la mise en commun des données au sein d'un écosystème ouvert au profit des acteurs du secteur primaire et du développement aussi bien agricole que rural est primordiale. Une plateforme la plus ouverte possible pour rassembler et exploiter les données agricoles. Restera alors à résoudre le problème de l'accessibilité de ces données aux futures start-up créatives algériennes qui ne manqueront pas de les mettre à profit pour offrir des solutions innovantes et de nouveaux modèles prédictifs. Conclusion Le Big Data agricole présente un double intérêt: - Intérêt économique pour les agriculteurs; - et un intérêt collectif pour une meilleure prise en compte de l'environnement. Mais il présente aussi une menace si l'on ne prend garde. Les filières agricoles pourraient devenir tributaires de services conçus par de grandes sociétés étrangères. Il est réellement à craindre que certains engins agricoles importés (et mal contrôlés) n'envoient les données prises par leurs capteurs à l'insu de l'utilisateur. Eu égard aux enjeux actuels et surtout futurs de l'agriculture de précision, nos professionnels se doivent de plaider au plus vite en faveur de la création d'un portail de données agricoles pour l'Open innovation, mais dont les agriculteurs garderaient la maîtrise. La donnée agricole traitée ne doit pas être monnayée mais bien utilisée pour livrer un conseil avisé et utile. Les défis qui s'annoncent ne manquent pas à notre corporation d'agriculteurs : détenir des observations précises grâce aux objets connectés (capteurs, stations météo, etc.), traiter les données structurées et non structurées, disposer de la puissance de calcul nécessaire, installer des consoles au niveau des tracteurs et rendre les logiciels compatibles avec elles et / ou autres objets connectés, mettre au point de nouveaux algorithmes, etc. En fait, il s'agit de créer une alchimie détonante dans cette alliance féconde entre la connaissance agronomique et les nouvelles technologies propres au monde agricole, les « AG Tech », en mettant le focus sur les outils de collecte et de traitement massif de données, la gestion de la temporalité et de l'accès pérenne aux données (réutilisation), la conciliation entre fluidité d'accès (avec demande d'accès) et sécurité, les applications mobiles et le centre de données (Data Center). *Consultant en management Note L'idée de cette modeste contribution est née d'un entretien, lors du déjeuner offert par BUSINESSFRANCE, avec Me Jean-Pierre MIGNARD (fils d'agriculteur et président de l'association JISR pour le développement des synergies entre la France et l'Algérie). Je signale au passage que le forum algéro-français du numérique qui s'est tenu à l'hôtel El Aurassi le 04 décembre passé a tenu ses promesses. Il a été très intéressant de par la qualité des intervenants, des thématiques abordées (*) et de la richesse des échanges. (*) Réseau télécom, transformation numérique des entreprises, externalisation de la relation client et écosystème start-up. |