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La patrie perdue pour le
poète, ou l'artiste en général, est aussi, d'une certaine manière, la vérité
perdue au sens où l'entend Platon dans le mythe de la caverne (in «La
République»), et qu'il faudrait un long travail, un grand effort continu
(souvent douloureux) pour retrouver cette vérité perdue.
En termes platoniciens ou socratiques-Socrate étant le maître incontesté de Platon- c'est à travers la réminiscence que l'on parviendra un jour à re-connaître ce qu'on avait connu avant la «chute de l'âme» ?qui, elle, connaît tout- dans le corps, c'est-à-dire le monde sensible, et être ainsi prisonnière de ce corps lequel, métaphoriquement, est semblable à la fameuse caverne décrite dans ce texte fondamental qu'est «La République» (Garnier ? Flammarion, 1966, PP 273 et suivantes. Traduction, introduction et notes de Robert Baccou). La différence essentielle d'avec le philosophe grec est que l'artiste ou le poète ne cherchent pas par l'entremise de la réminiscence la vérité perdue, mais plutôt s'embarquent dans leur quête insatiable de la patrie perdue qui représente le plus haut point de leur rêve poétique, à travers une longue et patiente recherche de ce qui constitue les correspondances entre les choses, les êtres ; de traquer ces correspondances, voir comment et pourquoi elles établissent des liens caractéristiques ou distinctifs (insoupçonnés par le commun des hommes), et les montrer (au moyen d'une belle alliance de mots, d'analogies insoupçonnées, de métaphores filées) sous un nouveau jour ou sous une nouvelle lumière qui leur donne un éclat particulier, merveilleux, fascinant même? Cette patrie perdue, cette vérité perdue (parce que rarement soupçonnée, détectée, débusquée sous la couche épaisse de la routine qui, inexorablement, recouvre chaque jour un peu plus la réalité commune à tous les êtres humains) va être retrouvée par le travail de l'art véritable, authentique, lequel s'imposera naturellement, intuitivement à notre esprit, à notre pouvoir de perception et de compréhension de la chose ou l'objet contemplé, à travers un poème, une partition musicale, un tableau de maître ancien ou moderne, qui nous frappera par sa beauté, son éclat, sa magnificence, son incroyable, son incomparable incantation. L'homme est un exilé sur terre, et la vraie patrie, la patrie du poète, ou de tout artiste, est ailleurs. Tout l'effort d'écriture, et toute la poésie qui s'en dégagera un jour, miraculeusement, est un pas décisif vers la patrie retrouvée. Tous ces objets et êtres au monde qu'on rencontre dans nos expériences de tous les jours, et qu'on n'arrivera jamais à saisir le sens de leur existence terrestre, conservent tout leur mystère? C'est ce mystère qu'on essaye de comprendre ou de décrypter qui est la source de toute grande poésie. Dit autrement, la poésie est un rêve éveillé habillé d'harmonie et de mystère, mystère qu'il ne faut jamais tenter d'expliquer, avec le risque d'un réveil prosaïque et brutal. La poésie, c'est le réel transfiguré par les ornements nostalgiques d'un autrefois vécu par les yeux de l'enfance. Ecrire poétiquement, c'est graver sur un roc inaccessible un message incantatoire pour les siècles à venir ; c'est lancer un chant profond et inaltérable qui toujours recommence, et que seuls entendent et comprennent encore les membres de la tribu errante. Pour illustrer cette écriture poétique sur laquelle je me suis un tant soit peu étalé, je n'irai pas puiser des exemples chez des poètes universellement connus et dont il était question dans d'autre textes déjà publiés, je puiserai plutôt chez des poètes et écrivains beaucoup moins connus que les Baudelaire, Nerval, Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire, Valéry, Novalis, Hölderlin, Goethe, Coleridge et bien d'autres de même dimension, des poètes et critiques littéraires qui ne demandent qu'a être enfin lus et appréciés, parce qu'ils et elles ont beaucoup de belles (et de très belles !) choses à offrir au lecteur patient, toujours en quête de poésie de tous les temps, de tous la âges. Je citerai donc Yanette Delétang-Tardif, poète et essayiste de la première moitié du 20ème siècle (l'exacte contemporaine de Marie-Jeanne Durry, elle-même poète et critique littéraire, plus connu que cette dernière à l'échelle universitaire) dans son bel essai sur Edmond Jaloux (édition de La Table Ronde, 1947). En restant donc dans le sillage de l'écriture poétique (qu'elle soit en poésie rimée ou en prose poétique), je dirais que l'étude de cette auteure (qui est avant tout poète) n'est pas seulement une perception intuitive et aiguë d'un poète de l'imaginaire d'Edmond Jaloux, mais de tous écrivains et poètes dans son sillage. S'étant un jour rendue en compagnie d'Edmond Jaloux au musée des Arts Modernes, à Paris, pour une exposition de chefs-d'œuvre de peinture des siècles Classiques, elle eut quelques phrases sublimes à propos d'un tableau extraordinaire (qui mêle le merveilleux au fantastique) de Claude Lorrain, intitulé le «Château Enchanté», et qu'Edmond Jaloux admirait tout. Mais trêve de bavardage et citons immédiatement les phrases consacrées à ce tableau : «La Veille, j'avais vu Edmond Jaloux se pencher sur lui. Pâle, le cœur battant, il venait de découvrir des personnages mystérieux dans un coin où il n'avait vu jusqu'à ce moment que des feuillages. Ces broussailles, sous l'attention qu'il mettait à les fixer, lui livraient des formes à peine humaines, dépendant encore des végétaux avec lesquels il les avait confondues. Ainsi chaque regard sur ce tableau extraordinaire nous faisait atteindre une perspective tremblante, suspendue et pourtant pleine d'une certitude dont la nature même, comme celle des dieux, ne se livrait point. La virtualité d'une contemplation implique déjà une existence dont on ne sait pas si nous la portions antérieurement en nous, ou si elle appartient en propre à la chose contemplée. «Le Château enchanté» ?.. Etre entrée là, avoir gravi ces monts, exploré ces salles, ces tours au soir tombant. Avoir vécu là dans la nuit verte parmi les rocs et les frondaisons, avec le soupir des statues debout sur les fenêtres à verre dormant. Statues de veille et de garde. Le bruit des pas du rêveur lève des parfums d'autrefois. C'est une voûte qu'il fallait trouver par le fond des mers? «Comment êtes-vous entrée ? J'ai plongé, j'ai nagé [-] pendant des nuits et des nuits. Le Château semble tout près, mais il est au bout de mille sommeils, c'est pourquoi, sur la rive, Psyché renonce à rejoindre Eros, et pleure, car elle ne sait plus dormir. Et puis, j'ai émergé, j'ai trouvé les pierres très glissantes de l'escalier secret. Et là ? Là, vous étiez assis en songeant à la beauté de l'âme. Mais il ne faut rien dire, car la beauté est inhabitable tant qu'on enfante des paroles à la place de ce qu'elle est ?» (PP.8-10) «Le bruit des pas du rêveur lève des parfums d'autrefois». Quelle magnifique bout de phrase, tellement évocatoire du royaume des songes et du monde de l'enfance, de pas furtifs à l'infime effleurement d'une touche du clavier de l'âme, et qui a le don de faire surgir, brusquement, devant l'être sensible des images et des parfums mêlés de vies à jamais disparues ! La poésie, la vraie, la grande poésie nous amène inéluctablement à toucher à la beauté dans ses diverses expressions, et dont l'équation majeure se conjugue idéalement, comme la poésie rêvée, dans la grâce, la majesté, la souplesse du mouvement ou du geste attique, le tout syncrétisé (un clin d'œil à Phidias dans l'Athènes de Périclès, nous vient à l'esprit) dans la Beauté (comme canon d'un idéal esthétique très souvent sublimé ou tout simplement suscitant ou apportant une satisfaction qui pourrait être élémentaire) qui s'impose à tous, même aux plus indifférents des êtres humains. La beauté, ce n'est point le brusque surgissement physique, devant les yeux facilement émerveillés d'un corps charnel et sensuel, avec tout l'habillage et l'artifice cosmétique que cela suppose. C'est la pureté et la douceur d'un regard ; c'est l'extraordinaire discrétion du geste et de la parole ; c'est dans la présence l'amour d'une action opportune et concertée dans le bien général. La beauté de l'intelligence n'a rien à voir avec la beauté physique, ou du moins très peu de rapport avec ce qui dans le commun des esprits représente la beauté canonique, incarnée par une personne dans ses apparences physiques ; cette beauté de l'intelligence n'est accessible qu'à celui ou celle qui peut et veut la percevoir, c'est-à-dire telle qu'elle se cristallise autour de tout ce qui constitue le monde dans et autour de l'humain, dans sa juste mesure, naturelle, nécessaire ; en un mot, le monde tel quel et la vie et l'existence elle-même sont beaux dans leur essence. La beauté ne périra jamais, puisqu'elle se renouvelle à travers les âges et les générations, dans le futur des générations, jusqu'a la fin de l'humanité, de la vie, de tout organisme vivant ?La beauté est aussi dans l'éphémère, et c'est cet éclat de beauté d'un temps, aussi court soit-il, qui fascine le regard et exalte le sentiment, nous fait rêver des nuits entières d'un bonheur et d'une volupté intenses. La beauté n'est donc jamais périssable et l'artiste, ou le poète, doit chercher inlassablement dans le périssable (toute vie est condamnée biologiquement à l'être) une promesse d'immortalité. La beauté d'un visage, la jeunesse d'un corps sont souvent obsédants, désespérants quand ils se cristallisent autour de personnes connues ou aimées de loin. Mais la jeunesse est rarement ce que croit le commun des mortels. La jeunesse est un certain état d'esprit. Ce n'est pas seulement la santé (la santé est, certes, nécessaire mais elle est loin d'être suffisante), ce n'est pas, bien sûr, un état d'âme (ceci entraînerait fatalement, un jour ou l'autre, un vague à l'âme accompagné de tristesse et de mélancolie chez l'individu en proie à cette condition d'être). C'est une passion (qui est aussi plus qu'une inclination assez vive vers quelque chose, c'est une volupté à laquelle on ne peut que naturellement s'y abandonner) et des moments de pure joie autour d'une activité ou une occupation qui nous tient à cœur. C'est un appétit insatiable pour la vie ; ce sont des pensées belles, fraîches et toujours renouvelées pour quelque chose qu'on a toujours désiré, et qu'on désire encore avoir ou faire à n'importe quel moment de notre existence sans jamais se lasser. Il y a un poète de ma connaissance, et qui hélas ! n'est plus de ce monde, qui avait une telle admiration, que dis je ! un incroyable amour, une adoration perpétuelle pour Asmahane, à la voix sublime de soprano orientale, morte mystérieusement noyée dans le Nil en 1944, à l'âge de 27 ans, sœur du non moins célèbre musicien oriental Farid El Attrache (au talent rare et à la voix inoubliable), et fille d'un émir druze. Pour ce poète, né après la disparition de cette diva syrienne, et mort il y a quelques années, Asmahane représentait l'image ultime de la beauté féminine ; c'était son Aurélia, personnage central du rêve nervalien, sa Beata Beatrice à la beauté diamantine d'une inaccessible fille de Corinthe, au charme et à la grâce incomparable? C'était pour lui la voix du fond des âges éternellement renouvelée, la voix profonde et incantatoire qui ravive les poésies de Omar Khayyam et de Saadi le Chirazien. Pour Platon (voir «Le Banquet», G. F. Flammarion, 2007. Traduction, introduction et notes de Luc Brisson. PP.114-121, discours d'Aristophane ; pp.141-47, discours de Diotime), rechercher l'amour c'est en somme rechercher une unité perdue, pour ne pas dire la vérité perdue. Le mythe de l'androgyne est la source indubitable, mais profondément enfouie dans l'inconscient du genre, de la blessure narcissique irréparable de l'origine. Jadis, les mâles (nés du Soleil) avaient deux sexes d'homme, les femelles (nées de la Terre) avaient deux sexes de femmes, et les androgynes avaient l'un et l'autre sexe. Ces derniers étaient tellement forts qu'ils avaient défié Zeus qui, pour les punir, les coupa en deux par la foudre, et par voie de conséquence il condamna les être humains à rechercher désespérément l'union perdue que leur conférait l'être androgyne. Dans le langage de Platon, la quête de l'amour c'est aussi la recherche désespérée de l'unité perdue, c'est en d'autres termes la recherche inextinguible d'une patrie perdue située dans un temps mythique à jamais inatteignable. Ici est le lieu symbolique et imaginaire du désir de l'autre pays, le lieu où les quêtes de la patrie perdue, chez le poète, chez l'écrivain, chez l'artiste et le musicien, chez le philosophe se rejoignent enfin. Dans son rêve de beauté, dans ce rêve fou d'amour éternel, par delà la mort, ce poète disparu dont j'ai parlé tout à l'heure, pensait à la manière des aèdes grecs, en un chant intérieur, rejoindre un jour, par miracle, cette autre moitié de l'unité perdue, dans cette patrie peut-être pas aussi perdue que les autres mortels le croient. L'odyssée des hommes à travers les cinq âges mythologique de l'humanité (dans la Théogonie d'Hésiode, ce sont «L'âge d'or» ou l'âge réellement heureux où les hommes vivaient en bonne entente avec les dieux ; «L'âge d'argent», ou l'âge puéril et violent ; «L'âge de bronze», métallique, froid et brutal ; «L'âge des héros» ou l'âge du courage et de l'honneur ; et enfin «L'âge de fer», c'est-à-dire l'âge de la peine, de la souffrance et de la démesure) est l'équivalent métaphorique de l'odyssée de l'homme à la poursuite d'un rêve obsédant et insensé de l'unité perdue, ou de la patrie perdue du poète. Seul l'art qui abolit les distances et le temps -y compris les âges mythologiques- pourrait recréer, dans notre imaginaire, un équivalent spirituel qui nous donnerait enfin un avant-goût de ces effluves subtils et discrets du passé, cet enivrant parfum d'autrefois, de ce paradis perdu qu'est l'âge d'or de l'humanité heureuse. *Universitaire et écrivain |