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Les responsables s'insurgent
et réaffirment que Aïn Fouara
est un monument classé. Il est protégé par la loi 98-04, relative à la
protection du patrimoine national. Il faut, aussi, reconnaître que malgré sa
totale nudité, notre Nymphe nationalisée finira par être adoptée par tout le
monde, en dépit du fait qu'elle se situe à une cinquantaine de mètres de la
grande mosquée de Sétif. Les habitants de Sétif voyaient leur statue si familière
avec les mêmes yeux du peintre Gauguin quand il admirait ses polynésiennes. La
nudité de la statue deviendra invisible, au fil du temps, la dame était là,
impénétrable, dans une autre dimension, les habitants n'y voyaient qu'une
source, autour de laquelle, se rassemblaient des centaines de personnes, des
processions, des circumambulations, tantôt des prières et des offrandes,
jusqu'au jour où la magie est rompue. Surgissant de nulle part, un sculpteur
d'un autre genre, antithèse de l'idéal de Vénus et d'Aphrodite, commencera par
supprimer tout ce qui donnait vie, sensualité, séduction à ces œuvres que
l'humanité bichonne et préserve, jalousement, depuis des millénaires. Forcément
il commencera par amputer les seins de cette dame qui tourmentent certaines consciences,
il défigurera son visage pour abolir l'identité, la féminité, la beauté, et
ainsi, pensera-t-il, le sacrilège prendra fin. Lors de la décennie noire, on
fera la même chose, on jettera de l'acide sur le visage des Algériennes pour
?affront' d'un Dieu qui n'a jamais rien demandé d'aussi horrible. Mais qu'à
cela ne tienne, le camp d'en-face promet, cette fois-ci, de transformer cette
dame en véritable ?Wonderwomen' ,
on la rendra indestructible, son corps maintes fois outragé, sera, cette fois,
moulu dans un alliage ou autre matériau qui résistera aux temps et aux
agressions des profanateurs et des ennemis du culte du beau. Cette querelle des
anciens et des modernes tourne au ridicule. Pour couper la poire en deux, Chems-eddine conseille de revêtir la bonne femme avec une
djellaba, probablement inspiré par un précédent tout aussi ridicule, opéré par
l'église pour dissimuler les frasques du peintre Michel Ange sur sa fresque à
la Chapelle Sixtine à Rome. (6) Là aussi l'Eglise proposera de dissimuler la
nudité choquante de certains personnages qui figuraient dans la célèbre fresque
de l'Artiste. Nous devons, toutefois, comprendre que ce qui divise notre
société est tout à fait naturel, mieux encore, c'est un signe d'éveil, de
maturité et de résiliences sociales constructives. Nous devons aussi nous
rappeler et admettre que le ?Nu', sous quelque forme que ce soit, ne fait pas
partie de la culture algérienne, totalement prohibée par la culture musulmane. Même si quelques œuvres audacieuses persanes tardives ont essayé
d'intégrer ce riche patrimoine culturel et artistique arabo-musulman , celui-ci
restera, malgré tout, irréductible et farouchement cantonné à des arts
multiples et des techniques particulières telles que l'architecture qui est
souvent la plus commentée car la plus visible, la calligraphie qui en porte le
sens, la sculpture du bois, de l'ivoire, du plâtre, le travail de la céramique,
des métaux, de l'ivoire, les tissus et les tapis, la peinture, les enluminures.
Beaucoup redoutent de voir, pour encore longtemps, dans cette Algérie
plurielle, nos revendications culturelles étouffées, encadrées et évaluées
exclusivement sous le prisme tyrannique d'une religion qui conteste,
catégoriquement, notre revendication de l'ensemble des éléments qui façonnent
la richesse et la diversité du patrimoine culturel algérien. Certains, par
contre, estiment qu'il est légitime de se demander de quelle manière cette
statue, ce ?Nu' artistique a-t-il été revendiqué ? Etait-ce pour sa dimension
purement artistique et esthétique, ce qui demeure fort improbable, dans la
mesure où le modèle féminin dont il est question a été, largement, influencé
par les canons artistiques gréco-romains dominants et qui ont perduré dans
l'art occidental, assez longtemps et où l'on voyait, invariablement, associées
aux sources et aux fontaines, des nymphes (divinités subalternes qui
symbolisent la nature) et souvent représentées quasiment nues. L'héritage d'un
polythéisme et d'une vision du monde qui s'accorde mal avec l'Islam. D'autres
pensent, tout simplement, que notre mémoire collective s'est spontanément et de
manière tout à fait légitime, appropriée ce bien pour sa portée symbolique et
historique, qui renvoie à un passé commun, une forme de « butin de guerre »
pour reprendre les propos de Kateb Yacine. « Cette femme nue, superstition
aidant, allait prendre au fil des ans une valeur incroyable, aux yeux non
seulement des autochtones mais même des Européens. Surtout parmi les femmes.
Celles qui n'avaient encore pas trouvé un mari venaient, sans même s'en cacher,
lui demander de leur en ramener un. Et lorsque leurs vœux étaient exhaussés,
les femmes revenaient en habits de fête avec youyous, passer du henné sur les
mains et les pieds de la belle fée. » (7)
Autant de questions dont il faut débattre, sereinement, objectivement. Quelles sont les limites que le religieux ne doit pas franchir ? Quelles sont nos formes d'expressions artistiques qui doivent se développer en conformité avec les différentes sensibilités religieuses. La religion peut-elle, aisément, dans une République, disposer du pouvoir d'enchaîner la liberté d'expression et de régenter la morale selon sa guise ? Le culturel doit-il imposer au religieux tout et n'importe quoi ? «On ne peut briser ce code ou porter atteinte à la pudeur sociale sans porter atteinte à un ordre établi» (8) Le ministre de la Culture Azzedine Mihoubi qualifiera cet acte de vandalisme « d'hystérique et d'irréfléchi » Le peuple algérien est un peuple extrêmement généreux, tolérant et pacifique. Les démissions des institutions, souvent distraites ainsi que leurs réactions constamment tardives et maladroites, alimentent ces conflits identitaires qui secouent la société. Un simple geste d'un « prétendu aliéné » balaie en une fraction de seconde une insouciance qui dure depuis des décennies, remet en cause, de part et d'autres, certaines « évidences » Et « convictions ». Malheureux geste qui nous fait aussitôt oublier cette source à l'eau cristalline, autour de laquelle se tissent des liens, s'écrivent des histoires, se nouent des destins, s'échangent des idées, naissent et mûrissent des projets, pendant que nous nous focalisons tous, comme si le temps et l'histoire s'étaient subitement arrêtés, uniquement sur la statue d'une femme dénudée, inanimée et anonyme. Etait-ce la statue qui aurait réuni autant de personnes, meubler un imaginaire collectif, façonné un patrimoine national ? Où est-ce la source ? Où est-ce les deux indissociables et consubstantielles ? Les Algériens auraient-ils afflués de toutes les régions du pays uniquement pour admirer seulement une statue et faire des selfies ? Les choses ne sont pas aussi simples que ça. Ce que nous partageons à travers les siècles, ce qui crée des liens et des sentiments, a énormément, plus de valeur que le mythe, que la légende. Je pense que si les Algériens décident, un jour, d'ouvrir un débat sur cette question épineuse des idoles, des superstitions , de la conformité de nos croyances et de nos rites sociaux avec l'Islam , ils doivent inciter ces messieurs qui représentent l'institution religieuse à s'impliquer davantage (pour rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ) et s'appliquer, en collaboration, avec les autorités locales, à s'assurer que nos mutations sociales et culturelles s'élaborent de manière pertinente, sensée et moins vaudevillesque. L'Islam étant la religion de l'Etat, il appartient, donc, à l'Etat à s'ingénier pour faire en sorte que dans sa République des frictions et des apories de ce genre ne puissent survenir. Les Algériens ne sont pas des idolâtres, ils aspirent en authentiques esthètes à vivre dans une société moins répressive mais qui se doit de veiller au respect des mœurs et coutumes nationales. Cette place mythique de Sétif porte le nom de ?Ain-El-Fouara' (Source jaillissante) et non pas la Statue de Francis de Saint Vidal. (du nom de son sculpteur). Que feraient les gens si la source se tarissait et qu'il n'y aurait plus cette eau si précieuse qui rafraîchit nos corps pendant l'été, nous berce par l'incessante mélodie de ses ruissellements, permet à nos jeunes filles de rêver ? Y aurait-il autant de gens, de passion, d'effervescence ? Que feraient les gens si la nymphe disparaissait et que l'eau continuerait à couler, y aura-t-il moins de palabres et de selfies autour d'une simple fontaine. On pourra recenser un nombre impressionnant d'atteintes portées au patrimoine culturel et historique algérien. Ces saccages, ces oublis, ces dégradations seront l'œuvre de personnes insensées, voire carrément criminelles, encouragées par le laxisme et la démission des institutions, une législation tardive, une absence de politique de sensibilisation forte, continue et vigoureuse et une stratégie poussive en matière de sauvegarde et de promotion du patrimoine culturel. Le Cas du «Pavois, ou monument aux morts », à Alger-centre, près de la Grande poste, construit en 1928 par le sculpteur Paul Landowski, est un exemple manifeste du désintérêt des citoyens et des autorités pour toutes ces œuvres de grande importance sur le plan culturel. Souvent l'ignorance et les préjugés compromettent toutes les volontés de récupération de ces pans historiques qui font l'identité et la culture algérienne. Ce monument qui était considéré à tort comme beaucoup d'autres, comme le symbole de la domination française, en Algérie, n'était en fait, selon l'artiste lui-même que la traduction de l'unité entre Français et Algériens. Sans l'intervention de quelques personnes sensées et courageuses, le monument ne serait plus là et aurait été détruit. En 1978, le sculpteur M'Hamed Issiakhem mobilise ses collaborateurs (Bourdine Moussa, Bouarour Said, Bendaoud Youcef, etc.) pour recouvrir le Pavois d'un coffrage en béton, ainsi d'éviter sa destruction. Le Pavois est ainsi toujours intact, soutenu par une charpente en bois. Sur la face avant du coffrage, il sculpte deux mains, en train de briser des menottes. Quelle formidable initiative pertinente qui redonne vie et histoire à une époque qui ne sera, jamais, entièrement close et synonyme d'amertume. Bien au contraire c'est l'annonce d'un avenir ouvert, aux possibles multiples et plein de promesses : l'Algérie est maintenant indépendante et libre. * Universitaire Notes : 1_ Jean-Baptiste de La SALLE, Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1ère éd. 1711). 2_ La naissance de Vénus, du célèbre peintre italien Botticelli (1484-1485) La Vénus anadyomène du célèbre peintre et graveur italien Titien (1520-1525) La Vénus anadyomène (Vénus sortie des eaux) du célèbre peintre Jean-Auguste-Dominique Ingres (1808-1848) La Vénus anadyomène (Vénus sortie des eaux) du peintre français Théodore Chassériau(1838) La Naissance de Vénus du peintre français Alexandre Cabanel (1863). La Naissance de Vénus du peintre français William Bouguereau (1879) 3_L'Eglise procédera à la censure de « La Naissance de Vénus », du peintre Botticelli, toile jugée trop érotique. Les personnages de la Chapelle Sixtine, Le Jugement dernier de Michel-Ange, 1541. , tous nus, provoquent de vives critiques. Ils seront « habillés » en 1566. 4_Concile de Trente, qui a lieu en 1545, Le pape Paul III Farnèse convoque, en 1542, un grand concile œcuménique à Trente, dans les Alpes (aujourd'hui en Italie). Il débute, officiellement, le 13 décembre 1545. Le pape lui donne pour objectif de revigorer l'Église catholique qui va s'en trouver, profondément modifiée. Le mouvement va prendre le nom de Contre-réforme, ou Réforme catholique, par réaction à la Réforme protestante. 5_Code Pénal algérien. Art.160 quater, alinéa 1 : Quiconque volontairement détruit, abat, mutile, ou dégrade : des monuments, statues, tableaux ou autres objets destinés à l'utilité ou à la décoration publiques et élevées ou placés par l'Autorité publique ou avec son autorisation. Loi n° 98-04 du 15 juin 1998 relative à la protection du patrimoine culturel : Art. 96. Quiconque détériore ou mutile volontairement un bien culturel mobilier ou immobilier, proposé au classement, classé ou inscrit sur la liste de l'inventaire supplémentaire est puni, sans préjudice de tous dommages et intérêts, d'un emprisonnement de deux (2) ans à cinq (5) ans et d'une amende de 20.000 DA à 200.000 DA. 6_Le Jugement dernier est une fresque peinte par Michel-Ange, alors âgé de soixante ans, sur le mur de l'autel de la chapelle Sixtine au Vatican. Commandé par le pape Clément VII, le travail dura six ans et fut inauguré par son successeur Paul III le 1er novembre 1541. La Congrégation du concile de Trente décide, le 21 janvier 1564, quelques jours avant la mort de Michel Ange, de faire voiler certains corps considérés comme « obscènes » : mais Michel Ange refuse ; Danièle Ricciarelli da Volterra, assistant et ami de Michel Ange, est alors chargé de la tâche, ce qui lui vaudra le sobriquet de « Braghettone », le « faiseur de caleçons ». Il y aura même des papes décidés à détruire, totalement, l'œuvre de Michel-Ange ! 7_ Aïn Fouara, une histoire et un mythe, par Z S Loutari ?Le Quotidien d'Oran , publié dans Sétif Info le 06 - 07 - 2005 8_ Michel de CERTEAU, La culture au pluriel, Seuil, col. Points, 1993 (éd. or., 1974), p. 39. |