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Ainsi Bachelard, sans
s'encombrer d'une quelconque théorie (qu'elle soit phénoménologique ou
psychanalytique, bien que parfois il semble se jouer, avec une certaine ironie,
de la nouveauté des termes propres aux deux approches) nous dit tout
l'étonnement et la fascination des images et des lieux sur l'esprit qui
contemple - et s'impressionne - dans la solitude d'une cave ou d'un grenier
(pp.36 et suivantes de son livre sur «La poétique de l'espace», P.U.F, 1957;
édition ?Quadrige', 2012). Bachelard a ce don de perception
poétique des lieux de mémoire et des images qui en résultent, tel un Alain
Fournier; il n'a pas besoin d'invoquer des théories qui tiennent d'une part
d'un Janus métaphysique qui reste encore à déchiffrer, et d'autre part d'un
pari sur un inconscient surchargé difficilement tenable, et qui sont loin, très
loin de la sensibilité poétique des gens du terroir lesquels sont pourvus de ce
don extraordinaire de la poésie propre aux lieux d'enfance (les lieux de leurs
enfances). Nul besoin d'un jargon phénoménologique pour dire la poésie
des lieux et les rêveries qui leur sont propres, et qui les transforment en des
lieux adorés. La sensibilité poétique de Bachelard est si
aiguisée, si merveilleusement orientée vers les rêveries (voir «Poétique de la
rêverie», 1960, et «La flamme d'une chandelle», 1961, tous deux aux Editions
P.U.F, «Quadrige» 2010 pour le premier, et «Quadrige» 2011, pour le second) que
nous procurent les espaces vécus, espace clos ou ouverts, les rêveries vers
l'enfance, le poète rêveur qui parle à la flamme, et à lui-même, qu'elle se
passerait allégrement du jargon phénoménologique qui a commencé à envahir, à
son époque, toutes les sphères de la connaissance.
II- Avec l'herméneutique, comme philosophie et comme branche de la connaissance, en particulier, nous arrivons enfin à la théorie de l'interprétation des textes écrits, qu'ils soient littéraires, philosophiques, ou religieux (nous ne sommes pas concernés, ici, par le texte religieux). Dans la période dite romantique avec Friedrich Schleiermacher (1778-1841), et un peu plus tard Wilhelm Dilthey (1833-1911), elle porte essentiellement sur l'acte d'interprétation lié à une conscience de son historicité. Pour Dilthey, l'herméneutique n'est pas seulement une éducation dans la lecture de textes (historiques, philosophiques, ou autres) mais plutôt un moyen de surmonter et donc de maîtriser les distances culturelles (entre sa propre culture et les cultures objets d'interprétation) et d'élargir ainsi nos horizons, quels qu'ils soient. Sans aller plus loin dans les détails à propos de cette période fondatrice, nous pourrons dire que, globalement, Dilthey(3) (dans la suite de Schleiermacher) étendit le domaine de l'herméneutique, de l'étude de textes à l'étude de l'expérience vécue dans les expressions culturelles, ce qui est donc loin de réduire cette expérience et son interprétation à un système d'échanges sémiotiques (c'est-à-dire à des relations sémantiques entre les constituants de la phrase ou de l'expression culturelle). Au 20e siècle avec Martin Heidegger (1889-1976) et Hans Georg Gadamer (1900-2002), il y a eu, ce qu'on pourrait appeler, un changement de cap. La thèse de Heidegger(4) introduit une historicité fondamentale (qui postule que l'être est lui-même Temps) dans la pensée herméneutique, et permet ainsi à l'histoire de devenir une force productive dans l'acte de comprendre, plutôt qu'un obstacle. La compréhension, ou plutôt l'acte de compréhension, au-delà de l'interprétation d'un texte écrit, ou du discours parlé, est conçu comme une manière d'être ? au ? monde (?Dasein', terme heideggérien assez complexe, est traduit superficiellement par l'expression «être-là». Pour Françoise Dastur(5), Dasein c'est l'être -de- l'homme, c'est-à-dire qu'il tient de l'existence. Dasein a, ainsi, un rapport, ontologiquement parlant, prioritaire à l'être). L'herméneutique ontologique (l'herméneutique qui relève de l'être) remplace, de cette manière, la question de compréhension de la connaissance sur le monde (des êtres et des choses) par la question d'être ?au- monde. Sur les traces de Heidegger, Gadamer(6) s'intéresse à la problématique de la compréhension en tant que catégorie universelle, perçue comme essence de notre être ?au- monde. La littérature, suivant le modèle heideggerien, est beaucoup plus que l'expression des pensées et intentions individuelles, elle est l'éveil à la conscience du monde ou à une vision du monde. En littérature, le lecteur a une expérience du monde décrit par l'auteur, et non celle (l'expérience) des intentions ou états mentaux propres à des individus particuliers. Le but de l'herméneutique chez Paul Ricœur(7) (1913-2005) est non seulement la résolution des conflits, mais aussi d'arriver à la compréhension de soi. Pour Ricœur, le moi (un terme majeur dans beaucoup de ses écrits), ne peut être compris à travers une cogitation cartésienne, mais seulement à travers les œuvres culturelles, et plus particulièrement les œuvres d'art. Il s'intéresse donc à la problématique qui essaye de trouver les moyens de décrypter le processus par lequel nous arrivons à nous définir et nous comprendre à travers les récits et l'autofiction. En prolongeant l'analyse heideggerienne de la temporalité humaine, Ricœur affirme que le temps devient un temps humain où il épouse une forme narrative. Dans son projet herméneutique, Ricœur tente de «dépasser l'alternative entre le projet phénoménologique d'un retour aux choses mêmes, une description pure du vécu, et le réductionnisme des philosophies du concept» (Baraquin et Laffitte(8), 1997, p.270). Ainsi, chez Ricœur, la «quête de l'essence et de l'objet (quête eidétique) saisi dans une intuition originaire» passe par ce qu'on pourrait caractériser comme une triple médiation herméneutique, à savoir les ?signes', les ?symboles', et les ?textes'. Par les signes, s'exprime «la condition originairement langagière de toute expérience humaine»; par le symbole, dont la fonction positive est de donner à penser, est assurée la médiation entre le vécu et le concept; et enfin la médiation par les textes aboutit à l'autonomie (autonomie par rapport à l'intention du lecteur, par rapport à la réception du lecteur et enfin par rapport au contexte de la production du texte écrit) que le discours acquiert grâce à l'écriture. Paul Ricœur a étudié de façon magistrale les liens étroits entre temps et récit, à partir du moment où le récit «atteint sa signification plénière», c'est-à-dire «quand il devient une condition de l'expérience temporelle». Dans ce contexte précis, nous pouvons nous interroger avec Alain Saudan et Claire Villanueva («Littérature et philosophie», Editions Bréal, 2004) sur le pouvoir privilégié du récit, sur le bénéfice de la lecture et, comme conséquence logique, sur la nécessité et l'obligation de cette même lecture. Avec des arguments saisissants sur la quête de la compréhension chez le lecteur et le pourquoi de l'écriture des histoires et des récits, ces deux auteurs arrivent à cette belle conclusion que «[la] vie véritable, sensée, serait une vie racontée. En nous racontant des histoires, la littérature nous permet de lire notre vie comme une histoire: reprise et répétition féconde par les mots de ce qui nous a peut-être échappé dans les événements vécus». (p.150) Si nous avons l'obligation donc de lire des histoires, nous éprouverons à la longue le besoin de se raconter: c'est peut-être le meilleur moyen de se connaître soi-même. A propos de la question sur le pourquoi l'homme écrirait-il des histoires, Paul Ricœur a une réponse très suggestive: «Nous racontons des histoires parce que finalement nos vies humaines ont besoin et méritent d'être racontées» («Temps et récit», Le Seuil, 1983, tome1, p.115) Dire de Paul Ricœur que c'est un humaniste chrétien, comme certains ont tendance à le réduire par-delà son universalité dans la critique herméneutique transdisciplinaire, c'est coller une étiquette réductrice à un penseur qui a profondément et durablement contribué aux sciences humaines contemporaines et à la littérature, et élargit leurs horizons théoriques. Lire et se raconter à son tour, est peut-être le plus sûr moyen d'aller vers la connaissance de soi, en se projetant dans les autres et laisser les autres se projeter en soi, pour réaliser enfin (en tant qu'être conscient, pensant et agissant) le fameux adage de l'Oracle de Delphes, repris et merveilleusement enrichi par Socrate à travers ses enseignements: «Homme, connais-tu toi-même». *Universitaire et écrivain Notes: 3) Dilthey, Wilhelm (1977) Hermemeutics: The Handwritten Manuscripts of F.D.E Schleiermacher. Ed. Heinz Kimmerle. Translation by James Duke and Jack Forstman. Missoula, Mont: Scholars P. - Dilthey, Wilhelm: Selected Writings (1976). Ed. H.P Rickman. Cambridge: Cambridge University Press. 4) Heidegger, Martin (1927) «Etre et temps». Traduction F. Vezin. Gallimard 1986. 5) Dastur, Françoise (2007) ?Heidegger: La question du Logos'. Librairie philosophique J. Vrin. 6) Gadamer, Hans Georg (1967) Vérité et méthode. Traduit de l'Allemand, Le Seuil, 1996. 7) Ricœur, Paul (1965). De l'interprétation: essai sur Freud. Le Seuil. - «Le conflit des interprétations. Essais d'Herméneutique» Le Seuil, 1969. - «La Métaphore vive» Le Seuil, 1975. - «Temps et récit». Le Seuil, 1983-85, 3 tomes («Points-essais» 1991). - «Soi-même comme un autre». Seuil, 1990. 8) Baraquin, Noella, & Laffitte, Jacqueline (1997) ?Dictionnaire des philosophes'. Armand Colin Editeur. |