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Extrait de l'ouvrage dirigé par Mohamed Mebtoul : «Les soins de proximité en Algérie. A l’écoute des patients et des professionnels de la santé», 2015, coédition L’Harmattan –Algérie / GRAS, 232 pages. En finir avec l’errance sociale et thérapeutique La population attend des responsables sanitaires qu’ils mettent fin à l’errance sociale et thérapeutique, l’obligeant à se déplacer d’une ville à une autre pour tenter de se soigner en raison de la rareté des spécialistes et des moyens techniques, principalement dans la région rurale de Tissemsilt. La « proximité » des services de santé devient un non-sens pour la population qui observe qu’une majorité de malades chroniques est prise en charge à l’extérieur de la région ; d’où la mobilité-contrainte des patients et leurs proches parents vers Alger, Oran, Blida, Chlef ou Tiaret, régions mieux pourvues en spécialistes. Cette mobilité-contrainte a un coût élevé à la charge de la population : le transport, les analyses insuffisamment remboursées et les frais de consultation quand il s’agit de recourir au secteur privé. « Ici à Théniet El-Haad, il y a beaucoup de choses qui manquent. Le manque de spécialistes nous oblige à aller à Alger ou à Blida pour régler nos problèmes de santé. Je souhaite qu’on puisse se soigner ici dans notre région, au lieu de se déplacer ». La demande exprimée par la population de Tissemsilt consiste à inverser la mobilité, souhaitant l’insertion des médecins spécialistes dans sa région. Les notions de pénuries et de manques sont mises en exergue par une population frustrée de se retrouver dans un espace sanitaire, en l’occurrence la polyclinique, techniquement et socialement banalisée, avec un personnel réduit et peu formé, conduit à orienter les malades vers d’autres villes où sont localisées les CHU. L’hospitalocentrisme se caractérise d’une part par la détention des techniques médicales (scanner, IRM, etc.) au profit des CHU, quand elles ne sont pas en panne, et d’autre part, par la captation de la majorité des spécialistes. L’hospitalocentrisme nourrit et renforce les inégalités régionales, et plus particulièrement dans la répartition des médecins spécialistes entre les différentes régions du pays. Les soins de santé essentiels vont progressivement devenir les laissés pour compte du système de santé officiel conçu par des professeurs de médecine conduits à reproduire implicitement la hiérarchie professionnelle, la sur-valorisation sociale des spécialistes au détriment des médecins généralistes isolés, se limitant, selon nos différentes enquêtes, aux actes routiniers, détenteurs d’un statut extrêmement bas dans la société. Enfin, la défiance de la population à l’égard des soins de santé essentiels et l’absence de médiations sociosanitaires crédibles et autonomes vont renforcer le besoin de multiplier les recours thérapeutiques des patients anonymes (« Il n’y a personne à qui se plaindre »). L’accroissement rapide des maladies chroniques en Algérie et de façon plus accentuée dans la région de Tissemsilt marquée durant la décennie 90 par le terrorisme, dévoilant une prévalence du diabète et de l’hypertension, représente des éléments importants à l’origine d’une attente de la population centrée sur la disponibilité des médecins spécialistes dans la région. (…). Contrôle de proximité, rigueur et exemplarité des responsables de la santé Le flou organisationnel évoqué antérieurement dans notre recherche est refusé par la population. Elle attend que les services de soins de santé essentiels fonctionnent de façon plus rigoureuse, souhaitant une présence soutenue et régulière de l’Etat dans les espaces de santé. Elle note le laxisme, l’indifférence et le non-respect des horaires de travail, les privilèges accordés aux proches parents et aux amis dans la majorité des services de santé ; d’où leur souhait récurrent d’un contrôle de proximité devant nécessairement être assuré par les pouvoirs publics. Il suppose donc que les responsables de la santé quittent leur bureau, pour s’informer directement auprès des professionnels de santé et de la population sur la façon dont se déroule l’activité sanitaire. « Le responsable doit savoir ce qui se passe. Nous ne connaissons aucun responsable. Ils ne se montrent pas ! ». Ou encore : « Il faut un responsable qui sanctionne les personnes qui ne travaillent pas…Mais quand le responsable, lui-même s’en fout du personnel, donc il s’en fout de la population ». L’absence de l’Etat est observée par la population. Elle souhaite donc qu’il opère concrètement sur le terrain, de façon plus anonyme et moins protocolaire, les arbitrages qui s’imposent en usant de son autorité de proximité, pour que des règles justes soient édictées et scrupuleusement appliquées. « On aimerait que des représentants de l’Etat viennent inspecter, sans que le personnel et les responsables de la santé, sachent qui ils sont. Il faut qu’ils soient justes … ». L’exemplarité est particulièrement mise en exergue par la population. Elle attend des responsables qu’ils montrent l’exemple en matière de discipline, de disponibilité et de sérieux. « Quand le directeur est proche du personnel, sérieux et discipliné, l’infirmier automatiquement devient discipliné et le médecin de même ». La population souhaite que les services de santé de «proximité» ne fonctionnent pas comme des bureaucraties difformes et fermées sur elles-mêmes. Les responsables ne peuvent pas se limiter à imposer leurs décisions par le haut, sans implication et concertation avec les acteurs de la santé. Elle constate avec regret que les postures dominantes dans les structures de soins sont celles de la distance, de l’indifférence et du laxisme, qui sont loin de répondre à leurs préoccupations. Elle attend, face à la souffrance, d’être écoutée et respectée quels que soient ses différents statuts dans la société. « Moi, je veux qu’on me respecte. Qu’on ne me parle pas avec indifférence ». Pour la population enquêtée, la légitimité d’un service de santé essentiel doit se traduire par une reconnaissance sociale et humaine de la personne malade. La dimension relationnelle et humaine est ici centrale dans la façon dont les patients appréhendent les soins (« prendre soin de la personne »). Pour un rapprochement entre les pouvoirs publics et la population La quête d’une relation de proximité avec les pouvoirs publics est mise en valeur par la population. Elle n’admet pas le fossé existant entre elle et les responsables de la santé. « Personne avant vous n’est venu pour nous poser des questions ! Jamais quelqu’un n’a frappé à nos portes, pour recenser nos problèmes, sauf l’agent qui nous apporte la facture d’électricité. Sinon personne ». Cette attitude revendiquée de façon forte par la population est importante. Elle montre bien que la santé ne se réduit jamais à sa dimension technique. Il ne suffit pas de construire des structures de soins, de leur injecter des budgets et de leur affecter du personnel de santé et de distribuer des soins essentiellement curatifs. C’est oublier que la santé est avant tout sociopolitique. Elle est une affaire de rapports entre les gouvernants et la population. Celle-ci refuse explicitement d’être considérée avec le statut de patient-objet, consommatrice passive de soins, soumise à un pouvoir d’ordre qui occulte ses multiples expériences sociosanitaires acquises dans les champs de la santé et de la famille. Notre recherche montre bien que les acteurs de la société locale s’expriment, réfléchissent, observent et évaluent en silence les moindres détails au cœur du mode de fonctionnement de l’espace de santé. La société locale ne peut donc être étiquetée comme une cruche vide qu’il suffit de remplir de connaissances et attitudes, en effaçant ce qui est essentiel aux yeux de la population : la reconnaissance sociale de la personne et la prise en considération de ses avis. Elle refuse le mépris et la distance sociale à son égard : « On nous traite comme des oignons, sans respect, sans rien ! ». La logique de concertation et de débat devrait représenter la matrice essentielle qui donne sens au fonctionnement des soins de proximité. Autrement dit, les services de santé essentiels ne peuvent se réduire à être des machines à soigner (faire l’injection, le vaccin ou consulter rapidement le malade pour lui remettre en silence l’ordonnance). Pourtant la majorité des enquêtés font le constat amer de la rareté d’une expression autonome et libre. On entendra souvent : « J’aimerai bien que notre parole puisse être prise en considération ». La double attente de la population liée à l’impératif d’un contrôle rigoureux et de proximité opéré par l’Etat dans les structures de soins et la quête d’une prise en considération de sa parole et de son expérience, dévoile l’absence d’un mode de régulation contractuel intégrant ses avis et ses suggestions. Notre enquête indique la captation administrative des rouages importants du système de santé, conduisant à l’exclusion des logiques plurielles et diversifiées des acteurs de la santé. Pour une relation thérapeutique approfondie et continue Les patients sont à la quête d’une consultation approfondie et continue qui permettrait de construire une relation de confiance avec le même médecin traitant. Mais ils observent de façon répétée que la consultation est souvent rapide, assurée par des praticiens différents, se limitant à la remise en silence de l’ordonnance. Pour eux, les leviers importants de la relation thérapeutique sont l’écoute de ses plaintes, un examen clinique précis et approfondi, utilisant les mots « toucher les parties du corps du patient » et la clarification dans un langage adapté au malade des maux diagnostiqués et des traitements prescrits. Les patients n’hésitent pas à construire la réputation du «bon» médecin, en insistant sur le terme de «visite complète». Le «bon» médecin serait donc celui qui consacre du temps non seulement à la pathologie mais aussi à la personne humaine, en nouant une relation sociale de proximité, condition nécessaire pour donner du sens à la notion de confiance qui représente pour le malade, la possibilité de parler en toute liberté et de se confier à « son » médecin. Il s’agit de rompre avec l’acte routinier et sans âme focalisé sur la pathologie en soi, qui efface la richesse et la singularité de la trajectoire complexe du malade. On entendra souvent les propos suivants : « Qu’on prenne le temps d’ausculter le malade, en l’écoutant, le conseillant et l’orientant ». La population attend des services de santé de proximité, moins de distance sociale et d’anonymat, plus de respect et de dignité sociosanitaire. « Moi, j’insiste sur le bon accueil et le respect ; même si nous sommes malades, nous tenons à notre dignité », ou encore : « J’aurai aimé que la consultation soit plus longue, que le médecin me pose plus de questions. Moi, par exemple, je suis allergique aux antibiotiques. Or, il te donne juste l’ordonnance ». Mais une plus grande ouverture de la structure de soins de « proximité », valorisant la réflexion collective et critique, au détriment de l’injonction ou de la décision unilatérale, obligerait les responsables sanitaires à nouer des rapports moins asymétriques et plus respectueux de la personne humaine. Les mots récurrents des patients sont les suivants : besoin d’être écouté, respect et dignité ». Les personnes ne retrouvent pas, ou rarement, dans les services de santé essentiels, le médecin traitant qui a la possibilité de suivre de façon régulière les mêmes malades. Ce changement fréquent de médecins est fortement souligné par les patients qui sont à la quête d’une relation plus personnalisée avec le praticien. « On veut que les mêmes malades passent chez le même médecin pour que le suivi médical soit efficace. C’est une question de confiance… ». Le droit à une information de proximité La population produit un sentiment de frustration à l’égard de la question de l’information sanitaire qui lui semble difficilement accessible. Elle est pourtant au cœur des rapports de pouvoir au sein de l’institution sociosantaire. Ce sont en effet les acteurs sociaux qui accèdent à la maîtrise des « zones d’incertitude », pour reprendre l’expression du sociologue Michel Crozier (1978), qui vont avoir l’opportunité d’accroître leur pouvoir considéré ici comme une relation sociale fluctuante et non comme un état statique et uniquement formel. L’absence de diffusion de l’information sanitaire a des effets pervers sur les postures des patients qui se replient sur l’espace familial ou de voisinage pour tenter de capter des informations qu’ils n’ont pas la possibilité d’acquérir dans les structures de soins, en particulier les malades anonymes dépourvus de tout capital relationnel. Il n’est pas étonnant que dans notre enquête quantitative, les sources d’information évoquées sont en premier lieu la télévision (54, 06%) et en second lieu les proches parents (20, 07%). En observant les difficultés d’accès à l’information sanitaire, la population enquêtée indique de nouveau la distance sociale avec les pouvoirs publics. L’information ne peut en aucune façon être définie mécaniquement comme une donnée neutre et sans consistance sociale et relationnelle. La question de l’information est une production sociale qui dévoile des enjeux de pouvoir entre les différents interlocuteurs. Quel sens faut-il attribuer à une forme de diffusion administrative de l’information opérée par écrit et affichée dans des espaces que les personnes malades n’ont pas le temps de lire ou ne semblent même pas s’apercevoir de l’existence d’affiches placardées dans un coin de la formation sanitaire ? Pour des personnes âgées et analphabètes, cette forme de diffusion de l’information est en rupture profonde avec leur système de référence socioculturel. Enfin, plus la démocratisation sanitaire est fragile, plus on observe la prégnance de micro-pouvoirs qui permettent à certains acteurs professionnels de la santé de plonger dans le flou organisationnel qui leur permet de construire et de renforcer leur territoire. Notre enquête indique l’importance accordée à la circulation de l’information par la population dans la société, dans une logique sociale de proximité, en souhaitant le déploiement de médiations socisantaires crédibles. Elle estime, par exemple, que ce travail de médiation doit être assuré par l’assistante sociale contrainte d’assurer des tâches strictement administratives. « La première des choses, c’est d’avoir un service d’assistance sociale. Pourquoi ? Parce que les assistantes sociales sont formées pour être un lien entre la société et la santé. Par exemple, - elle nous indique du doigt deux patientes âgées qui nous font face, et qu’elle semble bien connaître- Zohra et Fatima peuvent difficilement venir à la polyclinique. C’est à l’assistante sociale de se déplacer au sein de leurs domiciles pour comprendre profondément de quoi elles ont besoin». Il s’agit de chasser le mythe qui consiste à affirmer que la population ne chercherait pas à s’informer auprès des professionnels de la santé. Ses critiques sociales portent sur le mode de diffusion restrictif et fermé de l’information sanitaire (affichage de notes, de circulaires, etc.). Il efface toute possibilité d’interactions et de discussions entre les différentes catégories d’acteurs de la santé, favorisant les rumeurs et les interprétations multiples qui montrent que les personnes ne sont jamais des récepteurs passifs de l’information. Ils en décortiquent le sens à partir de leurs expériences sociales. «Pourquoi me demande-t-il de revenir sans me donner aucune explication ? Ont-ils demandé mon avis ? Font-ils cela dans notre intérêt ou parce que le ministre risque d’être présent ?». Les patients sont des acteurs sociaux qui n’en pensent pas moins, même quand la parole légitime est supposée être celle de l’expert. L’erreur est de considérer qu’il suffit de rationaliser a priori en opérant des greffes uniformes dans un tissu social complexe et diversifié, insuffisamment analysé et connu de l’intérieur par les responsables sanitaires. Notre enquête a tenté de montrer une attente pressante de la population à l’égard d’une information précise et adaptée, en étant diffusée par la médiation d’une interaction de proximité qui lui permet de discuter ouvertement et sans détours avec les responsables et les professionnels de santé… |