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CITOYENNETE CONTRE FANATISME DU MARCHE Le passage de 2014 à 2015 est empreint d'incertitudes majeures dont la probabilité très élevée de décrochage de la Grèce : que ce pays sorte ou non de la zone euro, le monde connaîtra une avalanche de remises en cause des acquis du néolibéralisme. La financiarisation et le fanatisme du marché qui l'a sous-tendue et renforcée ont rendu sans voix les autorités politiques des pays développés. Ces derniers ont pu, à la faveur de l'après-guerre, mener un marathon de la croissance qui s'est essoufflé avec le choc pétrolier de 1973-74. Alors que la période des « trente glorieuses » n'a été marquée par aucune percée technologique majeure, le monde avait bénéficié de l'énergie bon marché et bâti l'essor des pays riches sur la reconstruction des économies dévastées par la guerre. Le choc pétrolier a été d'autant plus dévastateur que l'Amérique avait usé et abusé de son droit de seigneuriage monétaire : son président avait décrété, en 1971, la fin de la convertibilité du dollar et imposé, en 1973 avant la décision d'embargo sur le pétrole prise par les pays arabes, le flottement des monnaies. Le monde a, alors, basculé dans l'ère des incertitudes organisées en matière monétaire. Le pétrole allait être payé avec de la monnaie de singe : l'or est comptabilisé dans l'actif des banques centrales au cours du marché et les Etats-Unis inondent le monde de dollars dont la gestion en Europe et en Asie n'est plus rattachée à l'autorité monétaire qui l'émet (la Federal Reserve Bank) que par le seul taux d'intérêt. Les pays développés, à leur tête les Etats-Unis, ne pouvaient se contenter d'une situation qui avait ébranlé leur puissance : le modèle social européen contrariait le développement du marché, espace privilégié « par nature » de création des richesses. Le modèle américain est infléchi pour marquer la primauté du marché sur l'Etat : conforté par la théorie néomonétariste de Milton Friedman et de son équipe, il se fonde sur la mutation des économies industrielles en économies de services et la puissance, alors incontestée, du dollar. Dans la sphère de ces dernières, la finance doit être l'alpha et l'oméga : la libération des mouvements de capitaux devient une arme absolue pour les transactions sur taux de change et taux d'intérêt ; ceux-ci et ceux-là constituent par eux-mêmes des plateformes extraordinaires de spéculation. Mais, le marché ne peut se contenter de « si peu » : il a besoin des « 3D » : il faut déréguler les transactions et les acteurs ; il faut organiser la désintermédiation (le financement des agents économiques ? Etat compris ? ne doit pas rester une chasse gardée des banques) ; il faut enfin décloisonner les marchés financiers quelles que soit la maturité des échéances. L'économie de l'offre vise à soulager les entreprises d'une fiscalité « paralysante » ; et ce n'est pas en contrepartie d'un « pacte de responsabilité » : l'emploi passe à la trappe de la compétitivité et donc des délocalisations. Au besoin, l'optimisation fiscale vient à la rescousse : privés de ressources, les Etats sont obligés de réduire la voilure pour leur train de vie, mais pas seulement ; ils doivent se délester de pans entiers de services publics et même d'activités économiques. La « Corporate governance » exige le profit maximum hic et nunc, très peu imposé. Sinon, la bourse qui finance sanctionne les mauvais élèves et les paradis fiscaux raflent la mise, fût-ce au rabais. Il n'en demeure pas moins que la sphère réelle crée encore de la richesse même si la valeur ajoutée profite principalement au capital. La sphère financière va concentrer des valeurs exorbitantes sans toujours créer des richesses : des génies développent des produits et des techniques qui permettent aux institutions financières ? banques et sociétés d'assurances ? de vendre des rêves qui peuvent se transformer en cauchemars au moindre coup de grisou de la bourse. L'innovation financière a surtout consisté à créer des « produits structurés » dont les « subprime » (prêts hypothécaires non performants) sont le plus emblématique : les banques se sont efforcé de vendre ces prêts à des personnes normalement inéligibles en mobilisant des brookers payés à la commission et en recourant à des « incitations perverses » ; à ces dernières, les banques ont ajouté les manœuvres dolosives dans ce qu'on appelle la « titrisation » : c'est la constitution de paquets de titres comprenant des prêts hypothécaires de qualités différentes mais aussi des titres issus d'autres prêts. Le contenu des titres mis sur le marché était totalement opaque. Les banques les échangeaient sans égard ni pour leur contenu en termes de risques, ni pour les ressources utilisées. Les banques ont utilisé surtout les ressources de leur clientèle : le Glass Steagall-Act, qui avait séparé en 1933 les banques d'affaires des banques commerciales, a été abrogé en 1999 suite à un deal passé entre les responsables des grandes banques américaines et Bill Clinton pour le financement de sa campagne électorale en 1995 pour le second mandat. La cupidité répréhensible des banques a été encouragée par l'ambition politique. Le peuple américain et ceux des pays qui ont adopté le système ont dû payer cher la facture de la déstructuration des banques : alors que les profits (virtuels) des banques ont enrichi les dirigeants de ces dernières et leurs actionnaires, leurs pertes ont été assumées par les Etats impécunieux dans un contexte de crise économique. LE CAS GREC REVELATEUR Sur ce plan, la Grèce est un cas d'école : la faillite de l'Etat a été aggravée par la gouvernance malavisée des années 2000 mais aussi par le jeu trouble de la Goldman Sachs Bank qui tout en intervenant comme conseil des autorités politiques grecques a spéculé contre les produits issues de leurs décisions. Tel est le paradigme du métier de banque dans le nouveau modèle financier imposé au monde. Début 2010, l'Etat grec était en situation de quasi-faillite. Les difficultés de la Grèce menaçaient l'euro. Il a fallu, donc, que les pays de l'Euroland se mobilisent pour sauver la monnaie unique au moment où les finances publiques de la plupart d'entre eux comme certaines de leurs banques étaient mises à mal par la crise. Les pérégrinations du dossier grec ont imposé une refondation de la zone euro selon un schéma qui a dû faire intervenir, outre la banque centrale européenne et accessoirement le FMI comme bailleurs de fonds, l'autorité supranationale : la Commission européenne. La Grèce a dû se plier aux exigences de la Troïka. La cure d'austérité que celle-ci lui a imposée a rendu exsangues la grande majorité des Grecs : la forte récession économique fait exploser le taux de chômage. De sorte qu'en dépit de plans successifs d'ajustement et de réduction drastique des dépenses publiques, la dette du pays demeure abyssale. La dégradation de ses conditions de vie est telle que la population ne sent pas (plus) qu'elle appartient vraiment à cette île de prospérité qu'est censée être la zone euro. Elle ne voit dès lors plus de raison objective de rester dans cette zone. La population n'est pas seule dans ce cas mais elle a payé le tribut le plus lourd. Depuis mai 2010, les plans d'aide se succèdent ; avec le temps, la surveillance se renforce sur place par les bailleurs de fonds. Dans le langage policé de ces derniers, la Grèce « fait des progrès sur la voie de l'assainissement mais des défis subsistent ». Elle va rester dans l'austérité et sa population dans l'inertie. La Grèce réalise que son appartenance à l'Euroland ne la prémunit pas de la médication ravageuse qui est imposée par les bailleurs de fonds. La politique monétaire de l'Eurosystème accepte de nouveau les obligations publiques grecques et celles garanties par son Etat comme garantie des prêts ; mais c'est là une situation qui s'impose aux bailleurs de fonds. La réalité est que : - La crise de la dette souveraine n'est pas le monopole de la Grèce seule : après l'Espagne et le Portugal qui semblent avoir franchi la barre de la crédibilité, Chypre (ses banques détiennent des créances sur la Grèce) s'est inscrit au registre des pays malades de la zone ; la France et l'Italie, malades de l'euro, sont favorisées par leur taille dans le traitement de leurs difficultés. - La Grèce semble avoir donné tout ce qu'elle peut et les pays de la zone euro aussi dans la prise en charge des difficultés de leurs voisins en difficulté. La situation actuelle révèle les limites des fondements de la construction de la zone : certains membres, principalement ceux du Sud, sont habitués à la drogue de la dévaluation de leur monnaie. La France a dévalué dix-sept fois la sienne au cours du siècle passé ; elle n'arrive pas à renouer avec la compétitivité en l'absence de ce stimulant. Le gouvernement socialiste finit par se résoudre à faire des entailles dans le modèle social afin de rentrer dans le moule exigé par le modèle dominant. La manipulation de la monnaie nationale n'est pas une panacée : elle fait beaucoup de tort aux couches les plus défavorisées. Mais la monnaie unique impose un habit d'Arlequin qui ne convient pas à tous les peuples ; elle engloutit le génie de certains d'entre eux au lieu de les protéger contre la mondialisation. Les pays du Sud européen sont malades de la mondialisation et de ses effets dévastateurs : leur peuple ne se résigne pas à la victoire de la cupidité et au fondamentalisme du marché. C'est le sens du rejet par le peuple grec des solutions imposées par la Troïka. Les voix officielles qui s'élèvent contre l'éventualité de la sortie de la Grèce de la zone euro craignent un «effet domino» dans la zone euro mais aussi pour la suprématie du marché. Bras de fer entre les défenseurs de l'empire du marché et les opposants à son fanatisme ; c'est sans doute le pot de terre contre le pot de fer, mais le cas grec pourrait constituer une répétition de l'histoire lorsque la philosophie grecque a apporté les premières lumières. L'humanité a besoin de la création de véritables richesses, pas uniquement de valeurs, et pas seulement au profit d'une infime minorité. L'état grec n'est pas en mesure d'honorer ses dettes. Les Etats-Unis ont, par la décision de Nixon d'abolir le Gold Exchange Standard en 1971, dénoncé la convertibilité du dollar en or et, donc, celle des créances que détenaient sur le pays les non-résidents dans cette monnaie. Le flottement des monnaies, associé à la comptabilisation de l'or au prix du marché, a eu pour effet de déposséder les détenteurs de cette monnaie à hauteur de la différence entre le prix fixe antérieur de 34 USD/once et celui du marché. LA SUISSE ANNONCE LA COULEUR La Banque Nationale Suisse (banque centrale) avait, en été 2011, fixé un seuil à la parité du franc suisse vis-à-vis de l'euro : celui-ci ne devait pas baisser à moins de 1,20 CHF/euro. L'économie suisse, fortement dépendante des exportations, étouffait alors du fait de la forte appréciation du CHF qui ne s'échangeait qu'à raison 1,05 par euro. Le dollar américain était, à l'époque, fortement malmené par les déséquilibres fondamentaux du pays (et la «falaise budgétaire») ; l'euro s'en trouvait valorisé. Le 15 de ce mois, la BNS a décidé de renoncer à tout lien dans la parité entre le CHF et l'euro. Décision qui a deux effets : - Un effet mécanique : la BNS, dont le bilan est tenu en CHF, va enregistrer une perte importante sur ses réserves de change en euros ; - Surtout, une baisse importante de la compétitivité internationale de ses produits et services. La décision ainsi prise signifie que la BNS anticipe de sérieuses turbulences dans la zone euro, que ce soit avec ou sans sortie de la Grèce de cette zone. Elle signifie aussi que la baisse de l'euro ? qui a perdu 1/6 de sa valeur vis à vis du CHF en deux jours ? risque de se poursuivre. Aujourd'hui, la BNS ne peut faire barrage à la perdition de l'euro. Les pays exportateurs d'hydrocarbures pourront trouver une consolation dans la nouvelle parité du dollar en contrepartie de la baisse des prix exprimés dans cette monnaie. La singularité de la situation présente est que l'actualité politique et monétaire centrale de ce début 2015 est le fait de deux petits pays : la seule vraie démocratie (la Suisse) et le berceau de la démocratie, la Grèce. Une victoire de la gauche grecque sera un camouflet aux puissances et au capital mondial. Le peuple grec choisira, de manière souveraine, la voie qui lui convient sans céder aux sirènes du marché. *Ancien cadre supérieur de l'Etat. |