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L’absence d’une élite politique dans les pays arabes, capable de produire du sens, en partant de la vie quotidienne de la population, se traduit, aujourd’hui, par le déploiement d’une rhétorique politique au service des dominants. Les régimes arabes ont «réussi» le seul pari, celui de construire dans l’opacité et le secret une élite politique à sens unique, composée de cercles sociaux strictement dépendants du zaïm. Si l’incertitude est au coeur de notre quotidienneté profondément déstructurée, sans repères et sans perspectives pour la majorité de la population, c’est en partie lié à une crise de légitimité politique. L’activité quotidienne d’une élite politique est évaluée par la prise en compte des préoccupations quotidiennes de la population, devant être traduite par des actions politiques lisibles, transparentes et débattues par les «gens d’en bas». L’élite politique, en arabe, «safoua», veut dire le meilleur, et par extension, source visible de la société (Henni, 1998). La fulgurante ascension de l’élite politique L’élite politique acquiert sa légitimité par un long ancrage dans la société. Loin d’être cooptée, elle est l’émanation d’un travail politique et social assuré au bénéfice de celle-ci, s’armant de convictions pour changer la société, ou tout au moins la comprendre et traduire publiquement ses préoccupations. Reconnaissons que ce type d’élite politique n’existe pas. Les régimes arabes ont produit leur propre élite politique. Elle est à leur service. Elle est interdite de toute innovation politique, réduite à reproduire à l’identique le discours de ses maîtres qui lui assurent sa présence sur la scène politique locale et nationale. Le divorce entre l’élite politique et la société est profond. Du côté de l’élite politique, il suffit de savoir manier la langue qui plaît au prince pour construire une carrière politique ; du côté de la société, la vie quotidienne est marquée par la misère matérielle et morale, un environnement social profondément dégradé, producteur d’inégalités sociales entre les différents groupes sociaux. Mais rares sont les membres de l’élite politique qui reconnaissent leur échec, préférant s’inscrire dans le mutisme ou scander des slogans fabriqués politiquement à leur insu, contraints de les adopter, sans qu’ils en soient toujours convaincus. Il semble difficile d’occulter le mode d’ascension de l’élite politique. Point essentiel qui nous permet de comprendre son intrusion dans les cercles sociaux dominants. On peut douter que ce soit l’idéologie du mérite qui soit à l’origine de sa fulgurante progression statuaire et sociale. Etre méritant, c’est subir des épreuves rigoureuses à l’origine d’une reconnaissance sociale attestée par des certifications qui ne souffrent d’aucune contestation. Or la cooptation est l’antithèse de l’idéologie du mérite. Ce ne sont pas, non plus, ses convictions politiques partagées et surtout légitimées par une partie de la population à partir «d’élections propres et honnêtes», qui ont permis son émergence. Dans les régimes arabes, l’élite politique est contrainte de faire abstraction de ses convictions, pour s’adonner à un exercice beaucoup moins périlleux, mais fortement rémunéré, qui consiste à baisser l’échine, en reproduisant à l’identique le discours de ses maîtres. C’est moins la croyance à des idées politiques que l’adhésion à un système et à ses hommes, qui permet à cette élite d’être présente sur la scène politique. La pensée critique, source de vitalité intellectuelle et politique dans une société, est écrasée et inexistante parce que les régimes arabes préfèrent toujours les courtisans aux intellectuels autonomes. Enfin, force est de constater que cette élite politique propulsée brutalement dans la hiérarchie s’est rarement sali les pantalons auprès de la population locale, en écoutant ses doléances, ses plaintes, ses souffrances et ses revendications. Elle a été rarement confrontée à la cité, acceptant de subir les épreuves de terrain, lui permettant d’acquérir une expérience politique avérée qui n’est pas celle qu’on acquiert par la médiation de réseaux occultes ; mais celle qui permet de se remettre en question en étant confrontée en permanence aux problèmes de la société. Une logique de fermeture Si l’élite politique n’a pu émerger, ni par l’idéologie du mérite, ni par son expérience et ses convictions politiques, c’est parce qu’elle a privilégié son insertion dans des appareils politiques ou syndicaux qui ne fonctionnent et se renforcent que sur la base de la cooptation de leurs membres. Ces derniers ne peuvent pas exister de façon autonome et libre parce qu’ils ont nécessairement une dette à l’égard de ceux qui les ont choisis. L’appareil dans les sociétés arabes désigne ses membres à partir d’affinités régionales, familiales et de proximité sociale. Même s’il évoque de façon rhétorique «le peuple», il n’en demeure pas moins que dans ses pratiques quotidiennes, l’appareil s’inscrit dans une logique de fermeture qui explique en partie la prégnance de cette culture de l’opacité et du secret. Il est significatif de noter que ses membres font référence aux mêmes mots, aux mêmes valeurs pour vénérer les acteurs dominants de l’appareil. Quand on est façonné par l’appareil, les remises en question, les critiques et l’autonomie de pensée doivent à jamais disparaître. On devient un « enfant du système » dont la caractéristique première est l’obéissance et la dépendance à l’égard de ceux qui l’ont choisi. Cette élite politique n’a pas d’identité propre. Son discours s’arme bien souvent d’un discours «langue de bois», produit dans d’autres cercles plus influents du pouvoir, dévoilant la distance avec la réalité quotidienne. Le politique s’arme de scènes fictionnelles ou de statistiques douteuses, soigneusement retravaillées dans une logique de glorification des régimes politiques arabes ; mais qui nous éclairent très peu sur les profondes inégalités sociales. Dans les régimes politiques arabes, l’ego du leader est mis en scène et survalorisé par une élite dépendante de celui-ci. Dans ce contexte, le débat public et contradictoire est profondément occulté, ou balayé d’un revers de main, pour être rapidement classé dans des archives à ne pas consulter. Un seul maître d’oeuvre définit ce qui est «bon» et «bien» pour le «peuple», identifié comme un tout socialement homogène. Ce peuple abstrait et lointain - rencontré furtivement lors de visites et d’inaugurations de quelques réalisations de logements ou autres infrastructures, orchestrées par l’élite locale - constitue la référence idéologique obligée, même si la décision est toujours le fait du prince. Le paternalisme politique Le paternalisme politique signifie que les régimes arabes ne ménagent pas leurs «efforts» pour améliorer la situation du «peuple» ; mais a contrario, le «bon» père a toujours raison puisqu’il veille à la santé, à l’éducation, au travail de ses «enfants», même si la réalité quotidienne contredit profondément le discours du «père» (un système éducatif en crise, un chômage important des jeunes, un reniement à la santé publique, etc.). La relation paternaliste se caractérise par une forme d’infantilisme à l’égard des personnes et de la société, les étiquetant faussement comme étant «fragiles» et peu mûres pour construire le politique. Il n’est pas étonnant que la société baigne, sous la contrainte, dans un moralisme idéologique fortement pesant. La société est considérée uniquement dans sa face instrumentale, réduite à formuler des demandes sociales à un Etat protecteur et autoritaire qui doit assurer le «bonheur de tous». La crise de la représentation politique dans le monde arabe se traduit par ce façonnement de la société, illustré par la multiplication des appareils et des partis au service des régimes politiques arabes. Ils ont toute la latitude de nommer aisément des personnes qui les représentent fidèlement au sein de ces appareils. Le jeu politique efface toute possibilité de débat fondé sur la reconnaissance de la citoyenneté, devant permettre l’émergence par le «bas» et de façon démocratique, d’une élite politique autonome. Celle-ci est indissociable d’un espace public défini «comme une sphère symbolique de représentation et de délibération fondée sur la citoyenneté» (Laïdi, 1998). Or l’absence d’un tel espace public autorise précisément l’élite politique ou nommée comme telle, à privilégier de façon confortable, et sans opposition crédible, parce que non reconnue, son propre «monde», à fabriquer ses propres règles. Elle peut donc se reproduire sans état d’âme dans des sociétés mises à la marge du processus qui a permis l’émergence et le renforcement d’une caste politique. Dans les pays arabes, l’élite politique fonctionne entre elle et pour elle. Elle construit ses réseaux de connivence dans la société qui lui permettent de se protéger contre les turbulences sociales, en faisant en sorte d’identifier les «boucs émissaires» responsables du dérèglement de la société. Ce sont toujours les «autres» qui sont responsables de nos maux («les étrangers», des «contestataires» irresponsables, des «émeutiers» remettant en question la cohésion sociétale, etc.). Les contre-pouvoirs dans le monde arabe ne sont pas «indispensables», selon cette élite politique. La relation directe Etat-peuple est amplement «suffisante» pour effacer, en réalité, toute médiation crédible et autonome qui ne peut se construire de façon autonome que dans la société et non dans des appareils instrumentalisés. Une autocratie sur mesure Les sociétés arabes, face aux multiples interdits, déploient des formes de résistances éclatées, rapidement soumises à une répression brutale toujours approuvée ou tue par une élite politique hantée par une paix sociale même fictive. Du point de vue de cette élite, la démocratie ne consiste pas à libérer la société, mais à la régenter. La démocratie est faussement considérée comme un ethos culturel qui doit s’ancrer progressivement dans la société, et non comme une volonté politique. L’élite politique peut aisément déployer un populisme de façade qui s’enferme dans une forme identitaire et affective. Cela lui permet d’occulter les véritables enjeux du monde arabe, qui sont d’abord de l’ordre du politique, au sens où ils relèvent d’une légitimité populaire bafouée par l’arrogance de cette élite toujours prête à cautionner des élections préfabriquées socialement au profit des mêmes hommes et des mêmes régimes, les premiers s’identifiant aux seconds. Les régimes arabes sont obnubilés par leurs «identités nationales», par leur reproduction à l’identique, par le refus de toute alternance qui représente pourtant le point nodal de toute démocratie. Mais quand l’élite politique est elle-même produite par le sérail et dans le sérail, la «démocratie» dans les pays arabes est nécessairement «spécifique». Cela veut dire que nous sommes différents des «autres». Cette particularité identitaire et culturelle est une forme de mystification qui permet à l’élite politique d’imposer une autocratie sur mesure. Référence bibliographique : Henni Ahmed, 1998, «La production des élites économiques en Algérie: élites gestionnaires et élites missionnaires», in : Kiani M., (eds.), «Islam et changement social », Paris, Payot, 261-277. Laïdi Z., (eds.), 1998, Géopolitique du sens, Paris, De Brouwer. |