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Sari-Ali Hikmet est
professeur des universités et écrivain. Il est président-fondateur du club de
culture soufie «Sidi Boumédiène» qui active pour
faire connaître l'œuvre de grands maîtres de la mystique musulmane et notamment
celle de l'illustre Choaïb Abou Madyane
(dit Sidi Boumédiène), le saint patron de Tlemcen.
Sari-Ali Hikmet a publié plusieurs livres dont «Anthologie de l'Emir Abdelkader, le soufi de l'écriture» (en 2011), «Anthologie du diwan de Sidi Boumédiène» (en 2014), «Anthologie des quatrains de Rûmi» (en 2015). À l'occasion de la publication de son dernier ouvrage, une traduction des poèmes mystiques de Cheikh Benyelles, il a bien voulu répondre à quelques questions du Quotidien d'Oran. Le Quotidien d'Oran : Pr Sari-Ali Hikmet, vous venez de publier «1001 Leyla», une traduction des poèmes mystiques de Cheikh Benyelles. Pouvez-vous présenter à nos lecteurs Cheikh Benyelles. En plus d'être une figure illustre du soufisme maghrébin, il est connu aussi comme l'homme qui a appelé en 1911 à la «Hidjra» pour protester contre la conscription obligatoire des jeunes Algériens dans l'armée coloniale. Sari-Ali Hikmet : Cheikh Benyelles est né à Tlemcen en 1854 et il est né au ciel à Damas en 1927 où il est inhumé. Il fut le maillon de son temps de la chaîne initiatique soufie qui remonte à l'illustre Choaib Abou Madyane dit Sidi Boumédiène, un des pôles du soufisme maghrébin. En effet, il fut initié et formé par l'ordre derqaoui qui descend de Abû Hassan Chadhuli, élève de Moulay Abdesslam Ibn Machich, élève de Sidi Boumédiène. Sidi Benyelles apparaît lorsque le système colonial français victorieux dépossède la société algérienne de ses biens matériels et immatériels, et en particulier de sa culture soufie qui est le cœur de l'Islam. Sidi Benyelles réussira à devenir un maître soufi et à répandre son enseignement malgré tous les obstacles. Dans la continuité de cette action culturelle et cultuelle, il s'engage dans la renaissance politique et va s'illustrer par son décret religieux d'obligation de l'exil à Damas. Par un héroïsme tranquille, il déclare l'insoumission des Algériens musulmans à la conscription militaire rendue obligatoire par le colonisateur. C'était en 1911 et il va objecter que la colonisation avait déshérité les populations non seulement de leur existence mais aussi de leur essence. Si Messali Hadj, qui fut dans sa jeunesse un disciple de la zaouïa de Cheikh Benyelles, est considéré comme le père du nationalisme algérien, Sidi Benyelles peut être considéré comme un des pères spirituels de la Révolution algérienne. Q.O. : Quelle est la singularité des poèmes mystiques de Cheikh Benyelles que vous venez de traduire de l'arabe au français ? S.A.H. : La singularité des poèmes mystiques de Sidi Benyelles est qu'il utilise alternativement l'arabe littéraire classique et la langue populaire du melhoun. Ainsi ses poèmes sont déclamés harmonieusement ou chantés aussi bien dans les zaouïas que dans les cercles de musique andalouse comme «Nassim El Andalous» d'Oran, par exemple. Il s'agit d'une transposition didactique réussie des grands thèmes du soufisme comme «l'Amour absolu», «l'Unité de l'Etre» («le Tawhid»), «la Réalité Muhamadienne » («El-Haqiqa El-Muhammadia») et autres concepts théosophiques. Ce discours mystique est traduit en langage poétique accessible à une population qui désapprenait alors l'arabe intellectuel. Sidi Benyelles a été ainsi un actant important de transmission et de sauvegarde de cette partie sacrée de notre mémoire. Q.O. :Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce qu'est pour vous le soufisme (même si c'est une question à laquelle il est très difficile de répondre) ? S.A.H. : Question d'autant plus difficile qu'il n y'a pas selon moi «1000 définitions du soufisme» comme disait Sidi Zerrouq, mais 1001 définitions ! Chaque cheminant a son propre chemin. Le soufisme est la mystique de l'Islam. Dans notre épistémê, la conception islamique du monde, il représente la Voie et la voix du cœur pour arriver à la connaissance de Dieu. Parallèlement à la tradition et à la raison. Son objectif est le retour à l'essentiel. Sa méthode est l'invocation du Seigneur avec la raison spéculative. Sa finalité est la libération de l'homme par la prise de conscience de l'Unité (El-Tawhid). Son intérêt va être la joie et le bonheur de l'illumination. Q.O. : Cheikh Benyelles était un adepte de la zaouïa derqaouia de Mostaganem et a été ensuite le cheikh de la zaouïa derqaouia de Tlemcen. La zaouïa est-elle le passage obligé et le réceptacle privilégié de la voie soufie ? S.A.H. : Le soufisme a commencé dès la fin du 8e siècle comme un mouvement ascétique puis nourrissant un intérêt philosophique, avant l'apparition si on peut dire du «cadre» de la zaouïa et de la confrérie. C'est avec l'effondrement des premiers califats et la démission des dirigeants politiques de l'époque face aux besoins des populations que la zaouïa, institution éthique, est apparue comme espace de socialisation de la pensée soufie. Les zaouïas étaient fondées autour de l'aura d'un maître et d'une méthodologie d'enseignement spirituel. Donc, classiquement, la zaouïa et le cadre confrérique sont l'espace qui semble convenir le mieux à l'initiation soufie. Mais toutefois le paradigme de la culture soufie et celui du soufisme culturel peuvent nous faire penser à une période post-moderne d'initiation libre. Q.O. : Pourquoi les voies soufies, les «tourouks » se revendiquent-elles toujours d'un cheikh, d'un guide spirituel ? S.A.H. : L'enseignement soufi est paradigmatique, en ce sens qu'il est métaphysique et vise l'élévation de la pensée humaine. Il remonte au Temps des origines faisant de lui l'Enseignement originel. Donc l'affiliation spirituelle est importante pour ce retour vers le Haut. La chaîne d'or est une attestation de légitimité. Un maître réalisé va transmettre à un disciple qui, une fois réalisé, deviendra à son tour un maître fondateur d'une voie éponyme. Q.O. : Pr Sari-Ali Hikmet, pour conclure cet entretien, j'aimerais vous poser une question plus personnelle: qu'est-ce qui vous a poussé vers le soufisme qui semble constituer l'essentiel de vos préoccupations intellectuelles et auquel vous avez déjà consacré plusieurs livres ? S.A.H. : Effectivement le soufisme est mon centre d'intérêt fondateur. J'ai fréquenté dès mon enfance les zaouïas où je fus formé. J'ai fondé le «club de culture soufie» pour diffuser cette philosophie. J'ai voyagé dans le monde sur les traces de Sidi Boumédiène et j'ai écrit des ouvrages. Le dernier est «1001 Leyla» qui est mon interprétation inédite de la poésie de Sidi Benyelles en langue française. Ce destin est dû à ma vision du monde, à mon roman familial et à des circonstances qui sont le fruit du hasard et de la nécessité. Un dernier mot: je vous remercie de m'avoir invité à ce partage. Par la parution de mon dernier ouvrage sur Sidi Benyelles vient de naître ma Trilogie «Soufisme Algérien» avec les deux précédents livres sur Sidi Boumédiène et l'Emir Abdelkader. |