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Protecteur du pouvoir d'achat des ménages et garant des efforts productifs de la petite paysannerie: De la nécessité d'un retour à un système de régulation des fruits et légumes

par Abdelkader Khelil*

Pris en tenaille par les prédateurs et spéculateurs encouragés par une politique agricole qui reste encore, celle de l'ouverture et de « l'infitah » des années 80, menée à l'aveuglette et tambour battant sous la houlette des injonctions du FMI et de la Banque mondiale, nos concitoyennes et concitoyens se doivent d'être correctement informés sur la question lancinante de la formation des prix des produits agricoles et ses effets pervers.

Pour plus de précisions à ce sujet, j'invite nos lectrices et lecteurs à lire l'intéressante contribution de notre ami Mahmoud Chabane, parue dans le Quotidien d'Oran du 25 novembre 2021 sous le titre : « Du cauchemar de la flambée des prix des produits agricoles à la régulation idoine dans le contexte d'une agriculture repensée ».

Cet écrit est celui d'un agronome à l'âme paysanne, baignée dans la culture montagnarde du bon sens et de la raison, ces qualités qui font toute la différence au chapitre des valeurs humanistes. En homme de terrain, il fut largement impliqué dès les années 70 dans le développement d'une agriculture typiquement nationale après le départ des colons. C'est pourquoi, son article est une réponse cinglante à la politique de remise en cause de l'objectif majeur de décolonisation et de souveraineté de notre économie agricole. Pour abonder dans le sens de sa contribution ouverte à un débat qui interpelle en premier lieu, le nouveau ministre de l'Agriculture et les consciences de l'élite agricole démissionnaire parce que jamais considérée et consultée, je dirais pour ma part que dans tout cela, le fellah qui tire sa noblesse de son rôle éminemment citoyen de nourrisseur de sa communauté nationale est malgré tout, réduit à la condition de « gagne-petit ». Et pourtant ! S'il s'investit par amour dans le travail de sa terre sans compter ses efforts avec une sacrée dose de risque pris, d'attente d'ondées salvatrices pour ses cultures et de résilience face aux aléas qu'il subit tout au long de l'année, c'est qu'il est conscient d'exercer l'un des plus beaux métiers du monde.

Nulle personne ne peut donc contester, que c'est de sa sueur et de ses énormes difficultés que se nourrissent les très nombreux parasites de la sphère de distribution des fruits et légumes, ces apôtres du gain facile gravitant en « vautours » autour des centres décisionnels et notamment, du pactole du « dâam errifi » et autres avantages du passe-droit et du copinage. Cela ne laisse que peut de place à la petite paysannerie plus présente sur ses terres, que faisant le siège de la direction des services agricoles se sachant de toute les façons, exclue de la zerda. Pour avoir fait ce choix de « gardienne des lieux » loin de l'administration et ses réseaux de la « tchipa » qui font périodiquement scandales, elle est devenue ce « dindon de la farce » et la grande perdante de cette politique agricole d'essence ultralibérale. Très longtemps animée par un département ministériel qui se complait anormalement dans sa fonction dominante, pour ne pas dire exclusive de « centrale d'achat » de denrées alimentaires et d'intrants agricoles à partir de l'étranger, cette politique reste foncièrement dominée par sa fonction distributive et la gestion de la délivrance d'autorisations d'importation plus opaques que transparentes des aides et subventions de l'État au lieu d'être, celle de l'encadrement scientifique et technique des exploitations agricoles jusque là livrées à elles-mêmes dans un environnement hostile.

C'est pourquoi, tant au niveau local que central, force est de constater que malgré les très nombreux remaniements portés à la tête du ministère de l'agriculture, son administration bureaucratique mal inspirée et laxiste est restée très loin des réalités du terrain. Après avoir perdu la main, en raison de l'absence d'instruments et d'outils de mesures de ses réalisations jusque là fabriquées au « doigt mouillé » dans des bureaux feutrés sur la base d'une « statistique » tripatouillée (ce qui est en soi un acte irresponsable et répréhensible aux conséquences désastreuses) et orientée sur le satisfécit du maître des lieux, plus soucieux de son maintien à son poste de ministre que par la recherche d'une valeur ajoutée managériale bien ancrée dans la conduite rationnelle des actions d'un développement agricole durable, cette administration semble se contenter du colmatage de circonstance. Ce leurre jamais contesté, a toujours plu à des ministres qui se sont succédés et à permis à des cadres plus carriéristes que serviteurs intègres de l'État, de gagner en longévité et bien souvent en promotions indument méritées. C'est pourquoi, l'administration qui a appris à faire le « dos rond » à chaque arrivée de ministre éphémère, est toujours restée dans l'expectative, bras croisés, en se contentant de compter les coups portés au pouvoir d'achat des ménages, par cela mêmes qui bénéficient des largesses de l'État, mais sans retour d'un service public de qualité et d'une traçabilité de leurs marges bénéficiaires exorbitantes.

C'est dans l'atmosphère enfumée du « café du marché » que se donnent rendez-vous la « secte » dominante des mandataires et autres maquignons qui font et défont les mercuriales et se jouent du devenir des petits producteurs. Leurs agissements donnent des frissons à nos concitoyens qui peinent à boucler leurs fins de mois, car telle des sangsues, cette « faune » de parasites colle à la chose d'autrui pour en faire commerce et tirer souvent un large profit sans grand risque encouru, ni gros efforts consentis. À vrai dire, nous sommes là dans une sorte de « guerre » larvée entre d'un côté des producteurs floués, insuffisamment rétribués et soutenus par l'État et de l'autre, des mandataires et des intermédiaires disposant d'une logistique puissante et de complicités à plusieurs niveaux des institutions étatiques. C'est de cette manière que ces derniers pèsent lourdement sur les décisions prises par les pouvoirs publics en exerçant sur eux un odieux chantage, prenant en otages les consommateurs à bas revenus sans se soucier du risque qui pèse sur l'ordre public. Bien heureux que soit enfin annoncé devant les députés par le ministre de la Justice, garde des Sceaux, un projet de loi relatif à la lutte contre la rétention de produits alimentaires aux fins de spéculation illicite dont l'application suppose bien évidemment, une meilleure coordination entre les ministères concernés. Dans tout cela, le fellah paraît aux yeux de ceux qui savent considérer l'effort productif à sa juste valeur, comme étant l'un des rares acteurs économiques et sociaux resté encore conscient de son rôle dans la société. En véritable créateur de richesses sans tapage médiatique ni cliquetis des flashs d'instants mémorisés, très prisés par les hauts responsables bluffeurs et illusionnistes, il continue patiemment à accomplir son labeur sans rechigner à la tâche pour avoir pris conscience du rôle qu'il se doit de jouer à contre-courant de la tendance générale du laisser-aller de « bled asiba », cette déclinaison de « bled el beylick » qui mène à l'impasse de la voie sans issue dans laquelle nous sommes engagés. Mais qu'adviendra-t-il de nous si notre laborieuse paysannerie venait à se rebiffer et à lâcher prise en abandonnant le travail de la terre ? Alors que souvent considéré comme « tête de Turc », le fellah est présent dans les différents écosystèmes de notre riche pays, faut-il le rappeler à certains esprits malveillants, non reconnaissants de son rôle d'utilité économique et sociale !

Déconnecté du jeu des échéances et des intrigues politiciennes, ce gardien des terroirs et de l'équilibre écologique reste là, égal à lui même, à trimer de l'aube naissante au crépuscule finissant sans jamais se plaindre, sinon à prier pour que son travail soit béni dans l'intérêt de sa communauté en attendant des jours meilleurs qui tardent indéfiniment à venir, pour ce peuple avachis que nous sommes devenus malgré nous, comme s'il s'agissait là d'une malédiction. Non ! Il ne faut pas se faire d'illusions ! L'agriculture n'est pas et ne peut pas être l'affaire d'oligarques jouisseurs et d'entrepreneurs qui font dans le mimétisme de mauvais aloi ! Elle est plutôt et avant tout, une activité de gens passionnés, proches de la nature. Elle ne saurait se pratiquer correctement et à hauteur du défi d'une nation qui n'a pour seul choix, que le travail de la terre comme alternative durable. Oui ! Ce défi ne peut-être relevé que par cette authentique paysannerie qui a su établir depuis des siècles, le lien charnel indispensable qui l'ancre à la terre de ses aïeux sans « s'kata » autrement dit, sans avidité ni goinfrerie et qui ne cherche point à transférer ses bénéfices outre-mer, combien même elle pourrait devenir riche !

Pour revenir à la flambée des prix des produits alimentaires de large consommation, objet de discussions houleuses à tous les niveaux de la société algérienne à défaut de débats ouverts sur ce que nous voulons faire de notre pays et qu'elles seraient nos ambitions à venir dans un monde cruel, il me plait de dire que durant les années 70, le système de régulation était présent, mieux efficient que ne l'est celui d'aujourd'hui, marqué par le diktat des mandataires et autres intermédiaires avides de gains faciles. En ces années là que bien des gens honnêtes regrettent de bonne foi, le marché des produits alimentaires de large consommation était beaucoup mieux organisé. Pour rappel à titre d'exemple ; les activités de commercialisation et d'approvisionnement en produits agricoles étaient assurées par la coopérative agricole polyvalente (CAPCS) au niveau communal, par la coopérative de Wilaya de commercialisation des fruits et légumes (COFEL) et au niveau national par l'Office des fruits et légumes (OFLA) chargé des exportations (plus régulières qu'elles ne le sont aujourd'hui), comme stipulé par l'Ordonnance n°74-89 du premier octobre 1974, portant organisation de la commercialisation des fruits et légumes.

La COFEL et la CAPCS disposaient de moyens de transport, d'aires de stockage, de centres de conditionnement, de points de vente et de distribution. L'OFLA était chargée de l'exportation des excédents en produits agricoles dégagés par les CAPCS et les COFEL. Le dispositif était tellement bien rodé, que personne ne se plaignait de la flambée des prix en cette époque, parce-que tout se faisait dans la transparence et les livraisons effectuées, donnaient lieu à la facturation et au paiement quotidiens au moyen de chèques bancaires. « Yahasrah Yazman ! » C'était aussi, le temps du Secrétariat d'État au plan, cette auguste institution d'encadrement d'une économie nationale autocentrée sur les besoins essentiels de la population qui veillait sur la gestion rigoureuse des programmes sectoriels, sur leur complémentarité et à ce que soit assurée, l'indispensable solidarité gouvernementale.

Cette période était aussi, celle des actions et programmes inscrits dans des visions à moyen et long termes. Quel dommage que ces structures jadis éléments actifs sous l'ère de la révolution agraire et fortement appréciées à cette époque à travers leurs prestations de services ont été sacrifiées sur l'autel de l'Infitah des années 80, en raison du fait que le FMI avait conditionné l'octroi de ses prêts à leur dissolution et même à celle des offices de mise en valeur, livrant le secteur agricole ainsi dépouillé de ses structures d'appui, à des prédateurs et aventuriers de tous bords...

Et pourtant ! Ce qu'il faut savoir aujourd'hui, c'est que les économies agricoles et alimentaires qui sont devenues florissantes et prospères, sont celles qui ont développé un système coopératif. En Algérie, si une telle option est prise, elle serait susceptible d'absorber des dizaines de milliers d'agronomes, de vétérinaires, de biologistes, d'économistes, de machinistes, d'informaticiens, de financiers et de techniciens formés à prix fort pour accompagner et soutenir la paysannerie. Sans cela, notre agriculture ne pourra ni accéder à la nécessaire amélioration de ses itinéraires techniques, ni à l'amélioration de ses systèmes de production pour mettre sur le marché, une ration alimentaire en quantité suffisante, de bonne qualité, issue de l'appareil de production nationale et au moindre coût. Pour s'en convaincre, il faut rappeler que dans le monde, ce sont 100 millions d'emplois qui sont créés à travers le système coopératif, soit 20% de plus que les entreprises et groupes multinationaux qui dominent l'agriculture mondiale.

Au Kenya, 924.000 agriculteurs tirent un revenu de leur adhésion à une coopérative agricole et la part de marché des coopératives est de 70% pour le café, 76% pour les produits laitiers, et 95% pour le coton. Ils sont quelques 900.000 en Éthiopie et environ 4 millions en Égypte. En Colombie, la Fédération nationale des planteurs de café fournit un appui à la production et à la commercialisation à environ 500.000 exploitants. De même, la coopérative laitière indienne, qui compte 12,3 millions de membres, représentait 22% de la production laitière de l'Inde et 60% pour cent de ses membres ne possèdent pas de terres, ou de très petites parcelles.

L'État se doit donc tout d'abord, de réarmer et de réhabiliter le peu de forces qui restent de la période de construction d'une base productive nationale. Il s'agit notamment, de ses outils d'accompagnement et de soutien à l'appareil de production national et de création des meilleures conditions techniques, scientifiques et matérielles pour redynamiser les secteurs agricole et de l'agro-industrie. Il doit offrir aux centaines de fermes pilotes que certains veulent brader sous couvert de partenariat public-privé et aux coopératives existantes et celles à créer, les instruments indispensables pour l'orientation et l'encadrement de la production nationale à travers un vaste et diversifié réseau de coopératives, comme c'est le cas dans plusieurs pays, y compris chez nos voisins. Nos agriculteurs et notre agriculture en ont le plus besoin ! C'est ainsi, que les principes fondamentaux de la transparence, de la proximité, de la participation, de la solidarité, de l'entraide et de la démocratie entre tous les acteurs du secteur agricole pourront être mis en application. Il s'agit en fait de développer et pérenniser à travers ce vaste mouvement coopératif que doivent initier les véritables producteurs agricoles, soutenus et accompagnés par un authentique État régalien, le secteur agricole à inscrire dans la durabilité, afin de sortir la société algérienne rentière du tout gaz et pétrole ...

L'intervention de l'État doit donc laisser place à l'émergence de nouveaux espaces et instruments de proximité en mesure d'apporter une valeur ajoutée réelle au plan technique et économique, un soutien managérial et une assistance juridique à la profession représentative des véritables acteurs.

Cette profession réhabilitée et légitimée doit apprendre à défendre ses intérêts dans les nouveaux espaces émergents sans la tutelle administrative et encore moins politique et idéologique. Ce n'est qu'à cette condition qu'il sera alors possible d'assurer le « dégel » des initiatives des producteurs, la libéralisation de leurs énergies productives et l'émergence d'un « lobby fort » et conscient des enjeux stratégiques du secteur agricole et alimentaire qui pourra porter le message de la différence et des spécificités des terroirs...

Pour la petite histoire, il importe de dire que c'est de cela dont a rêvé et appelé de tous ses vœux le Moudjahed SAFI Boudissa, Vice-président de la Panafricaine syndicale ouvrière créée en juillet 1957 à Accra, père fondateur du Mouvement coopératif algérien et créateur de la première coopérative « Aissat Idir » domiciliée à l'ex ferme CHEN de Blida en 1963, où il avait reçu Che Guevara pour une séance de travail de 3 heures. S'il a pu le faire en sa qualité de ministre du Travail et des Affaires sociales, c'est grâce au soutien de l'Alliance Coopérative Internationale (ACI), du Bureau International du Travail (BIT) à Genèvre, des élus Suisses Socialistes et des cadres des Syndicats Ouvriers Suisses. Tous étaient décidés, nous dit SAFI Boudissa, à mettre leur important réseau d'Amitié et de Solidarité Internationale, au profit du décollage d'un bon pied, du jeune État algérien indépendant.

Mais qui aurait pu réussir pareille performance et prouesse de nos jours, parmi nos décideurs et gouvernants dont certains se sont distingués plutôt, comme bradeurs de patrimoines de la collectivité pour ne pas dire plus ? Si je lui ai réservé tout un livre de 223 pages en hommage à son combat, c'est pour dire en toute vraisemblance, que nous avons à faire certainement à un homme tout à fait exceptionnel. L'expérience de ce Grand monsieur des Hautes plaines résidant à Ksar Chellala, nous enseigne que si nous voulons développer notre pays, il faut d'abord apprendre à l'aimer. Apprendre à se mettre résolument à son seul service exclusif sans attendre forcément, un retour d'ascenseur ou une quelconque reconnaissance au point de vendre « son âme au diable » juste par calcul mercantile et/ou politicien.

Plus que cela ! Après avoir quitté le Gouvernement en 1966, c'est-à-dire à 37 ans, SAFI Boudissa n'a pas été vivre en catimini à l'étranger comme certains responsables et oligarques aux fortunes cachées dans des paradis fiscaux ou investir dans l'immobilier de tous les scandales en Europe ! Lui, l'homme autodidacte, avide d'apprendre est partie plutôt chercher le savoir, pour mieux continuer à servir son pays et à se mettre encore et toujours, à la disposition de celles et ceux qui avaient besoin de son aide. Pour se faire, il crée l'ONG « Ibn el Awam » et consacre toute son énergie à vouloir faire aboutir, le fameux projet de mise en valeur et de développement de « Oued Touil » qui lui tenait à cœur parce que porteur de prospérité partagée à l'échelle de toute la partie centrale des Hauts-Plateaux sur 850.000 hectares. Malheureusement, cet homme intègre à l'âme paysanne, n'a jamais été ni écouté ni suivi malgré son dynamisme débordant. Son élan militant pour la cause des humbles a été brisé pour n'avoir pas pu faire aboutir ce projet malgré ses nombreuses sollicitations des hautes autorités du pays.

Quel dommage, que ce rendez-vous raté avec l'histoire du développement, entraînant un fort préjudice à l'Algérie profonde ! Mais le plus triste dans tout cela, est que ce Grand militant atypique de la cause nationale, âgé de 92 ans et très malade, vit aujourd'hui à Ksar Chellala dans une solitude extrême loin des regards que ceux qui lui doivent pourtant, respect et reconnaissance pour son immense parcours d'un demi siècle de militantisme...

Abdelkader Khelil

1. Romance du parcours d'un militant atypique, Hibr éditions- Alger 2019.

*Professeur