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Notre pays passe par une
période très difficile. L'une des causes de ses malheurs est l'état de son
économie. Une économie basée essentiellement, pour ne pas dire exclusivement,
sur la rente pétrolière. Les contestations qui ont accompagné récemment la promulgation
de la loi sur les hydrocarbures en sont clairement un indice.
Les observateurs, plus ou moins avisés, rappellent que la solution, au-delà de l'importance du secteur pétrolier, réside dans l'édification d'une économie productive où l'entreprise, notamment industrielle, publique ou privée, prendra une place centrale. Dans la présente contribution, qui s'appuie à la fois sur le grand intérêt que j'accorde à ce domaine et sur des travaux de quelques auteurs, je tenterai de rendre compte de l'état dans lequel se trouve l'entreprise algérienne aujourd'hui. A cet effet, je commencerai d'abord par rappeler ce qu'est une entreprise, en donner un «type idéal» au sens que donne Max Weber à ce terme et, ensuite, je tenterai de cerner les principales caractéristiques de cette entreprise, qu'elle soit publique ou privée, et donc d'estimer à quel point notre pays a ou non réussi à se doter de cet outil indispensable dans une économie moderne. Je terminerai par rappeler les dimensions sociologiques de ce problème qui est celui de la création et de l'instauration dans la société de cette entité qu'est l'entreprise. I. Qu'est-ce qu'une entreprise ? Les définitions de l'entreprise ne manquent pas. L'idéal est d'en trouver à la fois les plus précises et les plus complètes. Commençons par les définitions à caractère économique. Selon J.-M. Albertini, «est entreprise toute activité qui aboutit à vendre un produit ou un service sur le marché des biens de consommation ou de production». Dans cette perspective, l'entreprise y est présentée habituellement comme «une unité de production basée sur le travail collectif exercé par un groupe d'employés dotés d'un ensemble de moyens physiques et financiers» ; «une unité de production de produits et de services destinés à l'échange commercial, à travers l'utilisation d'un ensemble de moyens de production consistant en des matières premières, du capital et du travail». L'entreprise est aujourd'hui «l'épicentre de l'activité économique, voire de la société. Elle crée des emplois, paye des impôts et produit des biens et services pour le bien-être commun». Ces définitions à caractère économique ont le mérite de la précision mais elles restent largement insuffisantes. Elles s'arrêtent en quelque sorte à la surface du phénomène en le dissociant du cadre général dans lequel il prend, ou ne prend pas, racine. Les définitions sociologiques tentent de pallier à cette insuffisance. Ainsi et selon le sociologue R. Sainsaulieu, «l'entreprise est un ensemble humain de production qui tire ses ressources, son organisation et ses régulations sociales de la société qui l'a fait naître». Donc, «L'analyse sociologique de l'entreprise impose de la concevoir comme un véritable produit de la société». Plus ou moins en accord avec cette vision, un autre sociologue, Christian Thuderoz, souligne que l'entreprise est «simultanément un lieu de production, une organisation et une institution». Donc, si, ajoute-t-il, «la réalité économique de l'entreprise ne peut s'oublier un seul instant», «elle crée des richesses, secrète un profit», son caractère de système à la fois technique et social, sa capacité à produire des jeux d'acteurs, des règles et des valeurs, et à les diffuser dans le corps social en font une institution à part entière». Thudéroz rappelle aussi que c'est dans l'entreprise, tel que Marx le souligne, que s'opère la «socialisation du travail et de la production». II. L'entreprise en Algérie Cela pour l'entreprise en général, posons maintenant la question à laquelle nous espérerions répondre : dans quel état est l'«entreprise» algérienne au vu des définitions que nous avons proposées ? Bien sûr, je ne prétends aucunement que le présent bref exposé s'appuie sur une étude approfondie de la situation actuelle de l'entreprise algérienne. D'ailleurs, j'espère que cette contribution sera suivie d'un travail qui nous permettra d'y voir plus clair. En tout cas, dans l'état actuel des données dont nous disposons, à partir de notre propre observation et travaux ou des nombreux efforts effectués par plusieurs auteurs sur le sujet, nous pouvons prétendre, selon qu'il s'agit de l'entreprise publique ou de l'entreprise privée, que celle-ci se caractérise par les principaux traits suivants : 1. Concernant l'entreprise publique La plupart des auteurs soulignent que l'entreprise algérienne est loin de répondre au schéma de l'entreprise au sens que nous avons noté précédemment. Il est presque acquis que l'entreprise algérienne, dans sa forme publique, était, notamment au temps de l'économie centralisée des années 1960 et 1970, «une simple entité économique chargée d'absorber le maximum de travail» et de lutter contre le chômage. Entité bâtie dans le cadre d'une politique «d'industrialisation industrialisante», où la réalisation de «l'indépendance économique» était le principal objectif. C'est un modèle qui ne visait donc pas à réaliser un «optimum économique», mais qui visait plutôt à transformer la rente en une «base» d'industrialisation. Cela a conduit, on le savait, à la création de plusieurs «entreprises nationales» par branche d'activité caractérisées par leur gigantisme, avec des déficits chroniques, une faiblesse incurable de productivité, etc., en dépit de toutes les mesures d'assainissement et de réorganisation effectuées périodiquement, dont la fameuse «autonomie des entreprises». Cela a abouti, on le sait aussi, à la grave crise des années 1980, avec la chute des prix de pétrole, aux évènements d'octobre 1988 et aux politiques d'ajustement structurel engagées dans les années 1990. D'ailleurs cela a débouché aussi sur la réduction du nombre de ces entreprises qui, selon certaines sources, est passé de quelques milliers à quelques centaines. Au-delà des divergences entre les auteurs, tous s'accordent néanmoins ou presque à caractériser l'entreprise publique algérienne par les principaux traits suivants : - un caractère bureaucratique et complexe où la liberté d'initiative est quasi absente. A partir de là, elle a été, et est peut-être toujours, incapable d'assurer l'efficacité économique et financière. Au lieu d'être une entité de création de richesse économique, l'entreprise algérienne est devenue un lieu de gaspillage des richesses et ressources engendrées par le secteur pétrolier. - L'absence d'une organisation rationnelle du travail à tous les niveaux d'exécution, de maîtrise, d'encadrement et de direction. Le respect des critères de rigueur, de précision et de sérieux du travail industriel y fait largement défaut. Cela est le résultat de plusieurs facteurs dont notamment l'inexistence d'un esprit d'entreprise réel, des dispositions et valeurs encourageant un tant soit peu une rationalité économique nécessaire pour assurer la rentabilité et le succès d'une activité industrielle moderne. - La pénurie de «ressources humaines» adéquates surtout dans les entreprises qui ont été dotées d'équipements et d'installations techniques hautement sophistiquées dans le cadre de la politique d'industrialisation volontariste planifiée des années 1970-1980 et même après. A cela, s'ajoute la tendance à écarter, notamment des postes d'encadrement et de direction, les compétences au profit de critères «irrationnels» comme le clientélisme, le régionalisme, le suivisme, etc. 2. Concernant l'entreprise privée Après avoir vécu un phase d'économie centralisée durant des décennies, on peut plus ou moins admettre que le pays est en train de vivre depuis plusieurs années une sorte de «transition» vers une économie plus libérale, dite de marché, où, comme le dit N. Grim, «le secteur privé est devenu un pôle économique, dominant en coexistence avec le secteur public». Et où il «est censé libérer les énergies créatrices, en assurant le développement de l'entreprise privée», capable donc de résoudre les problèmes de lourdeur et d'inefficacité caractérisant l'entreprise publique tel que nous l'avons noté plus haut. Depuis lors, des milliers et des milliers d'entreprises ont pu voir le jour, notamment dans les années 2000, sous forme de SARL et de EURL employant un nombre très restreint de salariés. En conséquence, la part du secteur privé dans le produit national brut n'a cessé de croître. Mais, au-delà des chiffres, quelles sont les caractéristiques de l'entreprise privée ? Selon l'observation et beaucoup d'études le confirment, plus ou moins fortement, l'entreprise privée algérienne est identifiable à un certain nombre de traits caractéristiques. Les plus importants semblent être les suivants : - D'abord, elle est largement «familiale». Tout d'abord, au niveau du financement. Le recours de l'entreprise algérienne, particulièrement pour les petites et les moyennes d'entre elles, aux établissements bancaires pour le financement de son activité surtout quand il s'agit de l'extension de ses investissements, demeure rare. La source principale pour se financer reste la famille et l'entourage immédiat des entrepreneurs. Cet état de fait n'est pas seulement le résultat de la réticence du secteur bancaire lui-même, qui est loin d'être un facteur secondaire, mais aussi de la tradition «entrepreneuriale» privée elle-même. - L'absence de la séparation nette entre la sphère économique d'une part et la sphère familiale de l'autre. Cet amalgame est souvent un handicap pour le développement de la taille et de l'activité de ces entreprises et surtout pour l'instauration de l'organisation rationnelle de l'activité, condition fondamentale pour l'apparition de l'entreprise moderne et l'émergence d'une fonction de «management» plus ou moins indépendante de la propriété. - Elle est généralement de taille réduite. En effet, toutes les statistiques nous montrent que l'écrasante majorité des entreprises privées algériennes sont de petite taille. Des entreprises individuelles comprenant un groupe réduit de personnes. Dans l'ensemble, les entreprises privées algériennes activent dans les divers secteurs de services. L'entreprise privée «industrielle» est plus proche du secteur artisanal, parfois traditionnel, que du domaine industriel au sens moderne de ce terme. - Enfin, il faut souligner qu'une bonne partie, parfois la plus importante, de son activité s'inscrit dans ce qu'on appelle communément l'«économie» parallèle ou «souterraine». Cela conduit nécessairement à la non-intégration de son activité et ses réalisations dans le circuit légal et sa non-contribution effective à l'économie nationale (évasion fiscale notamment). Pire que cela, beaucoup de ce qu'on appelle à tort entreprises participent à la dilapidation et au détournement de la richesse nationale plus qu'elles contribuent à sa création. Nous pensons aux soi-disant entreprises dont les propriétaires excellent dans les affaires de corruption, pots-de-vin et autres opérations de dilapidation de la richesse nationale et le détournement des deniers publics. Le nombre d'«hommes d'affaires» actuellement emprisonnés, ou susceptibles de l'être, en est, quoi qu'on dise, une preuve irréfutable. Conclusion Après ce bref rappel, je crois que la plus importante conclusion que nous pouvons souligner est la suivante : en dépit des efforts entrepris, soit de la part des pouvoirs publics, soit des investisseurs particuliers, et ce depuis l'indépendance du pays, il est difficile de ne pas reconnaître que ni l'entreprise publique ni l'entreprise privée n'est devenue une réalité concrète, capable de jouer le rôle fondamental que joue cette entité dans une économie moderne. C'est-à-dire une organisation où se rencontrent et se combinent avec succès le travail, le capital et autres moyens de production pour créer les richesses économiques dont ont besoin l'homme et la société de notre temps et contribuer au développement du pays. Comment peut-on expliquer cela ? A un certain niveau du problème, j'estime qu'on peut prétendre que l'absence d'une entreprise moderne dans notre pays est due à l'absence d'un système de valeurs qui reflète, au niveau de la société, la conscience du «problème économique» où le travail, avec ses caractéristiques modernes et l'aspiration à la réussite individuelle et collective occupent une place importante. Car, et comme l'a fait remarquer le sociologue P. Bourdieu, le développement économique ne peut être atteint que s'il s'appuie sur l'«esprit d'entreprise» qui repose à son tour sur une conception nouvelle : du travail, de l'avenir, des relations entre les hommes et de l'activité économique de façon générale. Le problème est donc sociétal. Cela se résume à son tour par le fait que la société algérienne est restée structurellement «traditionnelle» et donc préindustrielle, n'ayant jamais connu, ou très peu, les profonds changements qu'ont connus les sociétés industrielles en dépit des transformations, généralement superficielles, qu'elle a vécues. En effet, l'implantation de l'entreprise industrielle, on ne le répète jamais assez, est principalement un défi que doit relever avec succès, dans les premiers temps, la classe des entrepreneurs et, ensuite, sinon toute la société, du moins la majorité de ses groupes. Il faut rappeler à cet effet que l'entreprise ne s'est implantée que dans des sociétés qui se sont représenté le développement sous une forme économique, comme le rappelait Ahmed Henni, sous la conduite de la bourgeoisie, où la concurrence pour l'enrichissement matériel est devenu une valeur fondamentale dans le cadre de relations de production hiérarchisées et la recherche des plus hauts degrés d'efficacité en utilisant la force de travail humain. A cet effet, il serait très bénéfique de se rappeler encore une fois avec Christian Thuderoz, que l'entreprise suppose d'une manière ou d'une autre une «idéologie entrepreneuriale» et que celle-ci, «est un élément essentiel de la structuration de la société». Où «il s'agit de magnifier la réussite en affaires, la capacité d'innovation, la prise de risques». Et où l'entreprise est considérée «comme premier rempart, comme le «corps de bataille qui protège aux frontières contre l'invasion étrangère». Donc, pour réussir son émergence et son institutionnalisation surtout, l'entreprise doit «s'insérer dans une société». Et c'est exactement ce que disent Luc Boltanski et Eve Chiapello en insistant que l'«entreprise est au cœur du projet de société (où) tous s'accordent à lui conférer un rôle éminent quant au bien-être général, non seulement du fait des richesses économiques qu'elle crée, mais aussi dans la façon dont elle organise le travail, dans la nature des opportunités qu'elle offre». Or, ce qui semble être méconnu chez nous, c'est que l'entreprise était et est toujours «à la fois un moyen et un but de la modernité». Ni son apparition, ni, et encore moins son institutionnalisation, «n'auraient jamais pu se réaliser en l'absence de ce grand mouvement de mutations culturelles, sociales et politiques dans lequel la bourgeoisie a joué un rôle fondamental». Plus que cela, l'entreprise et son efficacité n'auraient jamais pu être ce qu'elles sont devenues, disent les anthropologue économiques, si justement l'«économique», en tant qu'un des aspects de la vie, ne s'est pas largement autonomisé par rapport aux autres aspects de la vie sociale, notamment l'aspect familial et l'aspect religieux. Nous pensons que cela veut dire que même si l'entrepreneur a été parmi les principaux acteurs de la création de la nouvelle société, en quelque sorte contre la société traditionnelle, l'entreprise n'aurait jamais pu devenir cette institution si cette nouvelle société ne l'avait pas entièrement «adoptée» et en a fait l'un des principaux agents. En résumé, à la longue, pour qu'il y ait «entreprise dans la société», il faut qu'il y ait une «société d'entreprise». Et c'est justement cela qui expliquerait sans doute l'absence d'une entreprise algérienne au sens que nous lui avons donné au début de cette contribution. Une entreprise dont a besoin une économie capable de relever les grands défis économiques de notre temps. *Université d'Annaba |