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Si, d'aventure,
on objectait que l'usage du raisonnement démonstratif est de nature à conduire
à l'impiété et à l'incroyance, qu'en tout état de cause, acclimater en terres
d'islam la logique d'Aristote n'est rien d'autre qu'une innovation blâmable» (bid'a), que ce qui le montre assez c'est qu'une telle
«science» n'existait pas chez les premiers musulmans, la réponse d'Ibn Rushd à ce genre d'argument ne manque pas de pertinence. En
effet, le philosophe de Cordoue objecte que les premières générations de
musulmans (les Compagnons et les Suivants) n'ont pas davantage connu le
syllogisme analogique largement en usage parmi les docteurs de la loi, et
pourtant nul ne songe à jeter l'opprobre de la «bid'a»
sur ce syllogisme.
Par un autre côté, si on soutient qu'il est nécessaire de proscrire l'usage de la logique formelle au motif que son fondateur était un grec païen qui n'aurait pas manqué d'infester de paganisme ses travaux, Ibn Rushd est frappé par la faiblesse de cet argument. Il n'est pas raisonnable de se charger de fonder à nouveau toute une science ou un art, la logique, qui a le mérite d'exister, surtout que l'usage de cette science ou de cet art n'est en rien nuisible ou néfaste. Nous devons nous reporter aux livres des Anciens «qu'ils soient de notre foi ou qu'ils n'en soient pas», car après tout la logique, comme le dit son auteur, n'est qu'un «instrument» (organon) et «l'instrument par lequel est valide la purification rend valide la purification à laquelle il sert, sans qu'on ait à examiner si cet instrument appartient ou non à un de nos coreligionnaires, il suffit qu'il remplisse les conditions de validité». Pour mieux vulgariser cette idée, que l'on songe à l'instrument contondant qui sert à égorger le mouton de l'Aïd, que cet instrument contondant soit fabriqué par des non musulmans ne rend pas l'acte illicite du point de vue de la Loi. Il en est ainsi de la logique. Et si, croit bon de préciser Ibn Rushd, dans cette logique «tout est exact, nous l'accepterons ; s'il s'y trouve quelque chose d'inexact, nous le signalerons». Autrement dit, Ibn Rushd, contrairement à ceux qui veulent en faire un Aristoteles redivivus (Aristote ressuscité), n'accepte le legs logique que sous bénéfice d'inventaire. Il est tout à fait remarquable qu'Ibn Rushd traite cette question des rapports de la Loi et de la Sagesse philosophique en docteur de la loi. En effet, il l'examine et la passe au crible des «Cinq Ahkâm» (qualifications légales). Ce sont les critères que retiennent les jurisconsultes de l'islam pour déterminer la nature de l'acte. Est-il obligatoire, méritoire, désirable, détestable, illicite ? Or, Ibn Rushd établit, dès le début de son traité, le caractère obligatoire de l'examen rationnel des choses et de l'univers. Puisqu'il en est ainsi, il en tire la conclusion légitime qu'interdire une telle spéculation est blasphématoire du point de vue de la loi religieuse elle-même : «Il est désormais tout à fait clair que l'étude des livres des Anciens est obligatoire du point de vue de la Loi religieuse, puisque leur dessein dans leurs livres n'est rien autre chose que ce à quoi vise la Loi religieuse elle-même. Quiconque interdit ce genre de spéculation à ceux qui en sont capables, ceux-là mêmes en qui se trouvent réunies d'une part l'intelligence innée, l'orthodoxie religieuse et une moralité supérieure, celui-là ferme la porte par laquelle la loi divine les appelle à la connaissance véritable de Dieu. C'est là le comble de l'égarement et de l'éloignement de Dieu.». il donne un exemple pour rendre encore plus explicite son propos : «Celui qui interdit les livres de philosophie à ceux qui sont capables de les entendre, à cause de ce que certains hommes vils sont tombés dans l'erreur pour les avoir étudiés, ressemble à celui qui interdirait à toute personne altérée de boire de l'eau fraîche le condamnant à une mort certaine sous le prétexte que certains, ayant avalé de travers, en sont morts». On assiste là à une sorte de renversement tout à fait remarquable. Ce n'est plus le philosophe qui est suspect d'infidélité et d'égarement, mais ceux qui en apparence font proclamation de fidéisme qui sont les plus proches de tomber dans l'égarement. Le littéralisme et la forclusion de l'esprit conduisent plus sûrement à l'impiété que la fréquentation des livres des philosophes. Et Ibn Rushd a beau jeu dans ces conditions de renouveler son credo. La loi et la philosophie ne sont pas opposées, puisque Dieu lui-même dans son Livre dit : «Produisez votre preuve démonstrative (Bûrhân) si vous dites vrai». Toute assertion est donc soumise au régime de la démonstration. Pourtant ses adversaires ne désarment pas. Que faire si l'opposition entre le donné révélé et les lois de la raison s'avérait irréductible ? Ne serait-on pas contraint de préférer à la sagesse philosophique la Loi et aux résultats de la démonstration les données de la révélation ? En réalité, ce genre d'argument n'ébranle en rien le credo d'Ibn Rushd. Car ce genre d'opposition ne saurait être que superficiel. Le secret de l'accord intime de la Loi et de la raison gît dans l'art herméneutique. S'il en est ainsi, il faut se demander quels sont les fondements qui en autorisent l'usage du point de vue de la Loi. Là encore, Ibn Rushd ne s'écarte pas du Coran. Il songe sans aucun doute au verset : «Il est le Premier et le Dernier, il est l'Apparent et le Caché10». On voit d'ores et déjà que Dieu, dans le Coran, ménage une dimension ésotérique. Tout dans le Coran ne doit pas être pris à la lettre de l'avis unanime du reste des savants et des docteurs de la loi eux-mêmes. En outre, l'interprétation est permise par le verset 7 de la sourate III. Or, prendre les versets du Coran à la lettre peut conduire à des contradictions et des oppositions de sens. Les savants exégètes ont averti contre pareilles imputations : le grammairien et exégète al-Zamakhsharî, auteur du fameux «Al-Khashâf», a attiré l'attention sur le fait qu'il ne faut pas expliquer les versets des différentes sourates de manière à ce que certains en contredisent d'autres. Si cela est exact, on voit bien qu'Ibn Rushd ne se contente pas de recourir à l'avis de savants exégètes, mais qu'il en appelle au Livre d'Allah lui-même pour se garantir des critiques. Il se trouve que le verset 7 de la sourate III oppose les versets clairs aux versets équivoques. Ce verset précise que les seuls à connaître les sens des versets équivoques sont Dieu et les savants. La légitimité de l'interprétation, puisque le verset emploie le mot «Ta'wîl11», se voit unanimement reconnue aux savants après Dieu. Cela a pour signification de tenir éloignée la foule et la masse des musulmans de ce genre de spéculation interprétative. L'interprétation des sens des versets coraniques est affaire exclusivement de savants versés dans la science du Coran. Ibn Rushd enfin s'autorise d'une formule de l'imâm ?Alî : «Entretenez les gens de ce qu'ils peuvent entendre, voudriez-vous donc que Dieu et son Prophète soient démentis ?». Qu'est-ce que donc que cette interprétation dont nous parle Ibn Rushd et dont il se fait l'avocat ? Il la définit lui-même : «Interpréter veut dire faire passer la signification d'une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à l'usage de la langue des Arabes, en donnant métaphoriquement à une chose le nom d'une chose semblable ou de sa cause, ou de sa conséquence, ou d'une chose concomitante ou (en usant d'une) autre métaphore couramment indiquée par les figures de langage». Cette manière de faire est, juge-t-il bon de préciser, chose courante chez le jurisconsulte et le docteur de la loi. Pourquoi dès lors, se récrie-t-on lorsque le philosophe en fait usage ? Or, l'interprétation est le seul procédé qui permette de dissiper les contradictions, de surmonter les paradoxes et de lever les ambiguïtés et les doutes. Nul n'ignore en Islam que le fameux problème de la prédestination et du décret divin (al qada wa al qadar) (et toutes les controverses que cette question a suscitées) a pour origine l'existence de versets qui semblent s'opposer, les uns semblant soutenir la thèse de la prédestination et du décret divin et les autres inclinant vers le franc-arbitre de l'homme et pariant sur son liberté. Parmi les premiers: «Dieu a mis un sceau sur leurs cœurs et leurs oreilles et ils encourent un châtiment immense» (II, 7) ; «Quant à celui contre qui se réalisera la sentence du tourment, sauveras-tu celui qui se trouvera dans le feu ?» (XXXIX, 19) ; «Mon conseil vous serait inutile si je voulais vous le donner et que Dieu veuille vous égarer» (XI, 34). En revanche, parmi les seconds versets, citons : «Nous l'avons dirigé sur le droit chemin, qu'il soit reconnaissant ou qu'il soit ingrat» (LXXVI, 3) ; «Quiconque veut croire, qu'il croie ; quiconque veut mécroire, qu'il mécroie» (XVIII, 29) ; « Ne lui avons-nous pas montré les deux voies !» (XC, 10). Mais après tout, pourrait-on objecter, pourquoi donc le discours de Dieu ne serait-il pas clair, dépourvu de toute équivoque et de toute dimension ésotérique ? Ce qui en est cause, selon Ibn Rushd, c'est le fait de la disparité des esprits dans l'assentiment. Certains hommes «donnent leur assentiment à la démonstration» mais d'autres se laissent volontiers persuader par les arguments dialectiques là où certains autres assentent à l'argumentation oratoire. Il faut convenir que la loi musulmane est faite pour s'adresser aux trois classes ainsi définies par Ibn Rushd. «Appelle les hommes dans la voie de son Seigneur par la sagesse et la belle exhortation et dialogue avec eux de la meilleure manière» (XVI, 125). Ibn Rushd ne déroge pas ici au principe selon lequel on ne recourt au ta'wîl qu'en cas de nécessité. Or, l'interprétation est en l'occurrence nécessaire puisqu'elle elle permet de dissiper les contradictions apparentes de certains versets coraniques. Si nous voulions résumer d'une formule la pensée d'Ibn Rushd touchant ce problème, il suffirait de citer les termes dans lesquels il la condense. «La philosophie, écrit-il, est l'amie de la Loi et sa sœur de lait». Toutes deux sont «par nature des camarades, s'aimant par essence et d'instinct». Telles sont, nous semble-t-il, les principales positions du jurisconsulte et philosophe de Cordoue. Nul besoin par conséquent de pousser des cris d'orfraie à propos de la «zandaqa» d'Ibn Rushd et pas davantage de hurler à l'impiété de sa pensée. *Docteur en philosophie (Sorbonne Paris-IV) Notes : 9- Voir son essai sur L'Averroisme théologique de Saint Thomas d'Aquin, 1904. 10- Sourate «Le Fer», verset 3. 11- Voir entrée «Ta'wîl» dans l'Encyclopédie de l'Islam. |