|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Les premières tentatives d'interprétation
du fascisme en tant que phénomène politique spécifique ont été contemporaines des
premières manifestations du fascisme lui-même, et se sont poursuivies à mesure
qu'il s'affirmait.
Elles eurent lieu naturellement en Italie et s'étendirent ensuite aux autres pays. Il s'agissait en fait, pour la plupart, d'écrits journalistiques superficiels sans attrait intellectuel ou tout au plus d'informations politiques dont certaines se fondaient sur des souvenirs personnels. On n'avait pas encore pris conscience de l'essence de ce phénomène pour l'appréhender tant dans sa portée politique que dans ses soubassements idéologiques. A l'exception des marxistes, la plupart considéraient le fascisme comme une réalité italienne au caractère particulier de l'après-guerre dans ce pays, en imputant l'émergence de ce phénomène à la faiblesse de ses traditions démocratiques et aux déficiences de sa classe politique et bureaucratique. Certains auteurs sont allés jusqu'à mettre en cause le tempérament des Italiens plein de passions fortes mais d'une conscience politique et sociale médiocre grâce auquel ce gouvernement, s'il est inconcevable dans des pays comme les Etats-Unis, l'Angleterre ou la France, pouvait dans une large mesure s'imposer dans ce pays. Cette interprétation aussi insolite soit-elle fut l'œuvre de sommités intellectuelles de haut rang connaissant profondément l'Italie, son histoire et sa culture, à l'instar de l'historien Paul Hasard, par exemple. Ajoutons à cela, le nombre de gens importants en Angleterre et ailleurs qui portent sur le fascisme un regard sympathique pour souhaiter quelque chose de similaire dans leur propre pays. Ces élucubrations durèrent jusqu'au début des années trente, quand les progrès de l'industrie puis l'avènement du national-socialisme en Allemagne donnèrent au fascisme une consistance et une signification autre, que beaucoup en Amérique et en Europe le considèrent désormais comme un phénomène mondial. C'est dans cette perspective que nous allons orienter notre réflexion afin de mettre en valeur les différences d'appréciation des divers courants, politiques, historiques et sociologiques sur les origines du fascisme depuis sa naissance dans les années vingt jusqu'à sa chute en 1945, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors comment peut-on imaginer qu'un pays comme l'Allemagne, dont la culture a rayonné sur toute l'Europe, grâce notamment à l'apport de sa philosophie, de sa science et de son art (dramaturgie et musique, entre autres), ait pu sombrer dans les profondeurs d'une idéologie morbide réactionnaire voire pathologique assassine de la créativité et des arts et qui a réussi à contre-courant de son histoire à endoctriner la société allemande et l'entraîner dans une conquête dangereuse du monde ? Oui comment est-il possible qu'une nation qui a donné Goethe, Kant, Hegel, Marx, Engels, Leibniz, Brecht, Wagner, Bach et Beethoven, entre autres, ait pu tourner le dos à tout cet héritage intellectuel et artistique et adhérer à bras ouverts à un projet qui est l'antithèse de son essence même ? A ces questions, nous allons donner des réponses qui s'appuient d'une part sur des interprétations classiques altières et d'autre part sur celles iconoclastes et plus universelles des sciences sociales, afin de comprendre ce phénomène dans sa dimension nationale et internationale. Naissance du fascisme Le terme fascisme trouve son origine dans le mouvement fondé par Benito Mussolini à la fin de la Première Guerre mondiale «fasci italiano di combattimento» (qui signifie faisceaux italiens de combat) d'où dérivent les termes fascisme et fasciste. En Italie, le phénomène fasciste apparaît comme une réponse aux préoccupations liées à la grande guerre, suite à la désintégration de l'édifice moral et intellectuel de la société italienne en particulier et de l'Europe en général. Ainsi, le vide laissé au lendemain de la guerre 14/18 a engendré une mouvance aux ambitions totalitaires et aux visées expansionnistes dont le but avéré est d'entraîner la société entière dans sa folle aventure impérialiste, après l'avoir embrigadée politiquement et endoctrinée idéologiquement. Benedetto Croce, le célèbre philosophe italien, dans plusieurs de ses contributions en a tracé ses contours fondamentaux dans les années 40. Il affirmait notamment que «le fascisme ne fut pensé ni voulu par aucune classe sociale en particulier, ni en particulier soutenu par aucune d'elles» mais qu'il fut un «égarement de la conscience, une crise de dépression civique et une ivresse, produits de la guerre» touchant presque tous les pays en conflit et non pas seulement l'Italie. Certes, il est arrivé à s'imposer en Italie «par illusion, tromperies et menaces» et pas seulement en Italie, parce que, «en tant que tendance, élan, aspiration, attente», le fascisme est un fait mondial «de même que dans le monde entier l'on a célébré la figure du Surhomme et du Duce». En tant que tel, le fascisme avait été une parenthèse dans «la conscience de la liberté» et partant la maladie morale de l'Europe. En Allemagne, le défenseur le plus illustre de cette interprétation a été incontestablement l'historien Friedrich Meinecke qui, en 1946, en fit le thème de son œuvre intitulée «La catastrophe allemande». Tout comme Croce Italien se préoccupa du fascisme italien, Meinecke Allemand accentua son attention pour fournir une explication du national-socialisme allemand. Son analyse revêt cependant un caractère d'interprétation générale car, comme il l'affirme lui-même explicitement, le national-socialisme «n'est pas un phénomène produit uniquement à partir de composantes germaniques, mais, bien qu'il se présente, avec ses caractéristiques terribles, comme une manifestation de dégénérescence de notre nature d'Allemands, il offre certaines analogies avec les systèmes autoritaires de pays voisins, ou il connaît des précédents». Pour Meinecke, le national-socialisme et le fascisme d'une manière générale est une dérive de l'évolution que l'Europe avait suivi jusque-là et dont l'historien suisse Jacob Burckhardt avait observé «les germes du haut mal» dans les illusions optimistes du siècle des lumières et de la révolution aussi bien que dans «l'aspiration erronée au bonheur hors d'atteinte des masses qui s'est transformé ensuite en âpreté au gain, en volonté de puissance et en besoin général de jouissance». De cette mouvance, sont nés de nouveaux liens sociaux dont les principes qui les régissent et les hommes qui les tissent ont forcé les masses à la discipline et à l'obéissance en les induisant à renoncer à la liberté au nom d'un bonheur illusoire qu'elles n'atteindront jamais. Cette crise morale aurait été d'une part, la conséquence de la mobilisation des masses provoquée par la Révolution française, et d'autre part de la Révolution industrielle. Meinecke écrit à ce propos: «La formidable diffusion de la technique dans tous les domaines de la vie pratique a donné le jour en général à une grande quantité de professions et finalement à une nouvelle couche sociale dont la structure psychique se distingue notablement de celles des classes antérieures? Une mentalité très concrète, visant l'utile et les fins immédiates, se retrouva ainsi au centre de la vie intellectuelle? Elle a permis à la civilisation de progresser merveilleusement. Mais les autres forces psychiques dont l'homme est fait se sont vengées de se voir ainsi refoulées, soit par des réactions sauvages soit en provoquant un engourdissement et un relâchement généralisés». En Allemagne, cette crise fut accentuée par la Première Guerre mondiale qui, avec ses espoirs de victoire et ses visées de puissance, a mis en veilleuse les valeurs morales sur lesquelles reposait la civilisation occidentale jusqu'alors, par une exaltation des impulsions négatives latentes ou apparentes. Deux événements allaient exacerber cette crise et la rendre plus dramatique. Il s'agit d'une part de la défaite et son impact déprimant avec comme conséquence la signature du traité de Versailles et ses effets humiliants, et d'autre part de la grande crise économique. Sur ces écueils, l'équilibre entre les impulsions irrationnelles et les actes de raison se brisa irrémédiablement. Ainsi donc tout se serait réalisé dans le contexte plus vaste d'une rupture du système éthique qui dominait le rapport entre morale et puissance et d'un retour à l'état brut des vieux idéaux machiavéliques de domination, d'expansion et de puissance qui ont toujours sévi en Europe. Telles sont en effet les analyses de Meinecke sur le national-socialisme allemand qui, partant de la déroute de la grande guerre et de la crise économique, devait envoûter les masses sous l'emprise de leurs impulsions. Wilhelm Reich développera un peu plus tard dans son livre «La psychologie de masse du fascisme» cet aspect du fascisme à la lumière de la psychologie sociale et de l'économie sexuelle. Il faut reconnaître cependant à Meinecke le mérite d'avoir relativisé son interprétation en distinguant les traits spécifiques entre les diverses manifestations du fascisme. Des trois interprétations classiques, celle qui s'est le plus répandue parmi les publicistes, les politiciens et les milieux populaires soit en l'état soit combinée à l'interprétation marxiste est incontestablement l'analyse qui considérait le fascisme comme la conséquence logique et inévitable des défectuosités spécifiques à l'évolution historique de certains pays et plus particulièrement de l'Allemagne et de l'Italie. Ces défectuosités relativement récentes sont consécutives au retard du développement économique, au désordre et à la fragilité avec laquelle s'est affermie l'unification dans ces pays et leur indépendance nationale. Dans une optique de luttes de classes, la bourgeoisie de ces pays, pour maintenir sa puissance et son hégémonie, a eu le plus souvent recours à des alliances conservatrices et à des formes de pouvoir politique profondément antilibérales et antidémocratiques, afin d'exclure les masses de toute participation effective, morale ou matérielle au processus d'unification nationale et au gouvernement du pays. Ainsi le fascisme ne serait-il que la conséquence historique de cette politique réactionnaire et antipopulaire et la continuité de la tradition autoritaire et impérialiste des pays où il s'est manifesté. Pour le fascisme italien par exemple, certains commentateurs pensent qu'il a été «l'ultime explosion d'un mal enraciné chez les Italiens, fait d'habitude d'insubordination, d'absence de sens civique, de plaisir à tromper le gouvernement -n'importe quel gouvernement- d'absentéisme, de corruption, bref de vices nés de siècles de gouvernement despotiques? ainsi que par l'exaspération due aux mouvements de fureur et de désespoir qui se répandirent en Italie à la fin d'une guerre pourtant victorieuse». Mais le pays pour lequel on a insisté sur cette interprétation fut incontestablement l'Allemagne, en raison de sa tradition autoritaire, militariste, impérialiste, pangermaniste, et antisémite qui a fourni des matériaux pour un ensemble d'études et de recherches dont les conclusions ont connu et connaissent encore une large diffusion parmi les masses. D'autres historiens, à l'instar de Golo Mann, donnent à l'interprétation de Meinecke un aspect plus pratique. En effet, l'interprétation jusque-là schématisée du phénomène laisse apparaître un fil conducteur qui s'apparente à une succession de faits qui aboutit à la reconstitution de deux siècles d'histoire allemande depuis la Révolution française jusqu'à la moitié du XXe siècle. Prenant comme méthode d'approche la reconstitution-narration des événements, Golo Mann donne à l'interprétation du phénomène sa pleine signification en s'appuyant notamment sur des aspects jusque-là négligés: l'auteur admet que le fascisme et le national-socialisme sont une manifestation soudaine de forces irrationnelles et démoniaques dont les causes sont dues exclusivement à un ensemble de raisons particulières venant de la profonde crise qu'avait provoquée la Première Guerre mondiale. Il se démarque ainsi de ceux qui persistent à croire qu'il est le résultat d'une suite d'idées, de sentiments et de forces qui ont incubé pendant des décennies et qui de ce fait auraient permis progressivement l'éclosion du fascisme. C'est dire que l'échec de la république de Weimar n'est ni la cause ni la preuve matérielle de la validité historique de ce qui allait se manifester après: l'avènement du national-socialisme. Aussi considérer que l'Allemagne n'a rien fait pendant un siècle que de préparer les conditions de la naissance du fascisme sur son sol, c'est faire honneur à Hitler. Les idées et les sentiments que celui-ci manipulait, à savoir le nationalisme pangermanique, l'impérialisme, le césarisme, l'antisémitisme, encombraient déjà l'esprit allemand mais elles ne constituaient pas par elles-mêmes des forces historiques agissantes et ne faisaient pas encore le national-socialisme. D'autres facteurs étaient nécessaires à son ascension. Il s'agit en fait de la crise économique découlant de la grande guerre qui incita l'individu à prendre le dessus en 1933 et favorisa la prédominance de sentiments qui sont apparus en 1919 et avaient vieilli en 1933. Mais en fait, ce qui se dessinait depuis Bismarck, c'était l'interrègne affligeant une nation qui était dans l'incapacité de transcender ses propres contradictions et de bâtir un Etat stable à la hauteur de sa dimension historique. Dans un interrègne, c'est le plus fort qui prend le pouvoir et c'était cet homme-là Hitler qui était le plus fort. Pour Golo Mann, l'idée selon laquelle le fascisme est le produit d'intérêts particuliers servant pour la prise du pouvoir est erronée tout comme celle consistant à admettre que le national-socialisme aurait été porté par les industriels et l'armée. Il faut chercher ailleurs la raison essentielle ayant présidé au succès du national-socialisme. En fait, beaucoup d'Allemands ne voulaient pas d'Hitler ou du moins pour ceux qui l'ont élu, l'issue qu'il leur offrit. Si malgré cela, Hitler triompha et prit le pouvoir, c'est parce que ces mêmes Allemands, tout en refusant la république de Weimar, ne voulaient pas agir car ils étaient dans l'incapacité de concevoir un projet de société apte à répondre aux préoccupations de l'époque pour une sortie de crise. Ainsi la fragilité politique et sociale de l'Allemagne pendant l'interrègne a permis à Hitler d'imposer son projet antirépublicain. Voici dans leurs grandes lignes les aspects qui ont caractérisé en Europe l'interprétation du fascisme en tant que phénomène découlant de la crise morale contemporaine. A signaler que ce même schéma d'interprétation a été suivi par de nombreux pays d'Amérique latine et par les Etats-Unis. Le fascisme à la lumière des sciences sociales On a pu observer dans les développements précédents que le fascisme à son émergence était perçu comme un phénomène anodin se manifestant dans des pays à vocation agraire et à faible essor industriel dont l'Italie était l'exemple vivant. Mais l'avènement du national-socialisme en Allemagne, un pays industriellement avancé, allait changer dans le fond la vision assez légère du phénomène qui le confinait jusque-là dans un cadre plutôt rural. Ainsi cette nouvelle donnée allait donc permettre d'orienter la réflexion sur la compréhension des causes du fascisme pour cerner ses aspects particuliers et anticiper ses retombées politiques, économiques, sociales et morales dans les pays où il est apparu, en l'occurrence l'Allemagne et l'Italie. De Benedetto Croce à Golo Mann en passant par Fréderic Meinecke, tous ont tenté, chacun à sa manière, de contextualiser le problème et d'approcher cette période par elle-même afin de jeter la lumière sur un phénomène profondément européen mais qui en réalité revêt un caractère mondial et qui, sous l'analyse historiciste, nous éclaire sur beaucoup de points mais n'élucide pas tous les aspects. Aussi «historiciser» le phénomène ne permet-il pas de voir le problème dans une vision totale mais plutôt contextuelle. C'est la raison pour laquelle nous allons tenter d'élucider le phénomène fasciste dans ses différentes facettes en diversifiant davantage sa lecture. A suivre |