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Il y a trente ans nous quittait Ferhat Abbas, père fondateur, avec Le Manifeste du peuple algérien (1944), du nationalisme algérien. Depuis, l’Algérie est orpheline de sa conscience politique. De fait, ces trente années ont été, et demeurent toujours, celles d’une longue crise où le pays a basculé de la nation en formation à la nation en déconstruction. Un processus de décomposition sociale, politique et identitaire qui en questionne l’existence et la pérennité. Une situation qui exige de revenir sur le parcours politique et intellectuel de l’homme du Manifeste pour en tirer des enseignements pour le présent mais surtout l’avenir du pays. Cela pourrait servir de repère dans une Algérie en quête de sens ; de ligne d’horizon pour une jeunesse cherchant dans les chimères d’un Orient imaginaire et d’un Occident fantasmé, un avenir qu’elle devra se forger ici, dans une lutte de longue haleine, telle que celle menée par le pharmacien de Sétif. Ce qui dérange, c’est qu’Abbas a beaucoup écrit et a tenu un langage de vérité au peuple. Et si le souvenir du vieux leader demeure vivant malgré l’œuvre d’effacement national dont il a été victime, c’est que ce peuple souvent insulté, toujours méprisé, constamment manipulé, reconnaît en lui un homme politique, sans doute le seul qu’ait connu l’Algérie. Homme politique au sens d’un homme-principe, d’un homme-synthèse de la diversité algérienne et porteur d’un projet de vivre-ensemble, projet dont le maître-mot est l’émancipation sous toutes ces formes et de toute forme d’asservissement. Un projet dont la gestation a été longue, douloureuse et pétrie de contradictions car la réalité sociologique, politique, anthropologique, culturelle et cultuelle de l’Algérie était et demeure contradictoire. C’est au travers de ces contradictions que s’est forgée l’unité d’une pensée et d’un projet. Beaucoup de choses ont été dites et écrites à propos de Ferhat Abbas ; beaucoup de mensonges par des gueux travestissant l’histoire pour exciter des sots, selon les mots du poète. Ceux-là même qui en ont fait un simple écrivain public, voire un courtier chargé de transmettre leur texte (le Manifeste en l’occurrence) à l’administration alliée en 1944 et, par là-même un usurpateur de la pensée des autres ! Il est étonnant comme tous ces gens n’ont plus rien écrit depuis et comme leur « pensée » politique s’est tarit subitement. Il faudrait bien plus que quelques lignes pour rétablir l’ordre des choses et la vérité des faits. Nous n’en avons pas la prétention, d’autres l’ont beaucoup mieux fait que nous (Mme Leïla Benmansour, par exemple). Le premier enseignement à tirer du parcours politique du Jeune algérien, c’est l’importance de la constance et de la patience en politique. Abbas c’est avant toute chose une longue œuvre de patience politique. Une patiente pédagogie à destination du peuple algérien dont atteste six décennies de combats, six décennies de défaites pourrions-nous rajouter, s’il n’y avait eu l’indépendance. Une patiente et permanente pédagogie ne se résumant pas une tournée électorale tous les cinq ans. De son élection Président de l’Association des étudiants musulmans de l’Université d’Alger (1926) puis Président de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (1927-1931) aux partis et mouvements qu’il a fondé (Union Populaire Algérienne (1938), Les Amis du Manifeste et de la Liberté (1944) et bien entendu l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (1946)), en passant par les présidences du GPRA (1957-1961) puis de l’Assemblée nationale dont il démissionnera (juin 1963) pour entrer en opposition avec « la République des camarades » faite pour « créer la confusion et violer la loi », qui joue « ‘à pile ou face’ le sort du pays », moule d’un régime qui « fabriquera des robots, des opportunistes et des courtisans (et) finira par engendrer des coups d’Etat et des complots » ou « celui qui n’applaudira pas ‘inconditionnellement’ le ‘Maître’ sera considéré comme un mauvais citoyen » (lettre de démission Pourquoi je ne suis pas d’accord avec le projet de Constitution établi par le gouvernement). Puis, il y eut son emprisonnement suivi de sa déportation dans le Sud algérien où il contractera une ornithose qui l’affaiblira pour le restant de ses jours. Enfin, son assignation à résidence (1976-1979) suite à un dernier Appel au peuple algérien, cosigné avec trois de ses camarades de lutte d’horizon divers – encore et toujours l’homme de la synthèse – où ils dénoncent «le système socialiste et le parti unique», «le culte de la personnalité», «l’absence d’une Assemblée nationale souveraine» et, trente ans après Notre projet de République algérienne, d’affirmer que «faute d’institutions, l’Etat algérien n’existe pas. Il faut le créer» Abbas c’est également un chroniqueur-dénonciateur du système colonial au travers d’articles de presse. On se contentera de mentionner les titres des journaux dans lesquels il publie ou qu’il fonde comme révélateur de son parcours intellectuel et de son projet de République algérienne. Cela commence par At-Takaddoum (le progrès) puis le Trait-d’union où la genèse de sa pensée prend forme. Les articles de cette période constitueront l’essentiel du Jeune Algérien, titre en référence au mouvement nationaliste initié par l’Emir Khaled et bien entendu à celui des Jeunes-turcs qui inspireront le nationalisme arabe tout au long de la première moitié du XXe siècle. Il y eut ensuite L’Entente, L’Egalité et La République Algérienne et son jumeau en langue arabe El Watanne. Leur intitulé même révèle la progression du projet mais également ses échecs, ses erreurs et les désillusions de « la voix que la France se refusa d’entendre » (M. Sakhri, 2013). Mais il avait averti, « ceux qui grimacent aux réformes, devront sourire aux révolutions ! ». Les guerres sont accoucheuses d’ordres nouveaux. L’Algérie l’a vécue à quatre reprises durant le XXe siècle, ce qui fait beaucoup pour une nation en formation. Si la Première Guerre mondiale a permis l’éclosion de l’idée nationale, la Seconde transforma le mouvement nationaliste, rendant inévitable Novembre 1954. La pensée politique de Ferhat Abbas épouse cette séquence. Et, dans ce processus, Le Manifeste constitue un élément central de cette transformation car porteur d’une rupture historique par le changement de nature de la revendication nationaliste et la prise de conscience politique qu’il a rendu possible. Son réformisme, son gradualisme, son légalisme, sa politique des étapes sont le produit du contexte colonial et des rapports de domination politique et d’exploitation économique qu’il impose au peuple algérien. Et c’est justement ce souci du peuple qui lui fait choisir la voie non-violente. Seule la violence de l’histoire le fera changer. Il ne s’en est jamais caché et mainte de ses textes le prouvent. C’est le refus de la « congolisation du pays » qui en 1962 lui fait choisir un camp plutôt qu’un autre. L’Algérie, « animal blessé entouré d’une meute de loups » pouvait-elle se permettre de nouvelles effusions de sang ? Il jugea que non, nous livrant là une éthique de la responsabilité politique dans une Algérie où pullulent des irresponsables qui ont beau jeu de se faire une gloire de leur intransigeance. Conscient des rapports de forces de la période coloniale, de ceux de la guerre d’indépendance et de ceux de l’Algérie indépendante, il ne s’est jamais résolu à une solution violente. Il a eu pour constante de ne jamais sacrifier la vie d’un de ses concitoyens. En ce sens, il a fait du politique son combat conscient du cycle interminable de violence et contre-violence que génèrent les formes non politiques de lutte, particulièrement dans des sociétés-nations en formation. Qui peut aujourd’hui, à l’aune de l’histoire algérienne, soutenir que les dirigeants de ce pays ont eu pour soucis de ne pas faire couler le sang de leur peuple ? Qui peut sérieusement affirmer que la société algérienne a rompu l’interminable et destructeur cycle de la violence- contre-violence ? Qui peut arguer que l’Algérie a tourné la page des luttes tribales, régionales et communautaires contre lesquelles il n’a cessé d’alerter ? Que n’a-t-on pas pris la mesure de l’avertissement qu’il lance en 1985 sur le drame et les dangers du terrorisme politique embryonnaire en Algérie à cette époque ? De sa période de militantisme étudiant à celle d’opposant à la dérive dictatoriale et autoritaire du pouvoir, Ferhat Abbas a œuvré au respect de son peuple, au triomphe de ses droits légitimes, dont le premier : l’émancipation politique, sociale et économique dans cadre d’une « République démocratique et sociale », fondée sur la justice et guidé par le droit. Sa mission : « construire la Patrie algérienne ». L’ALGERIE COMME PATRIE SPIRITUELLE Il y a dans la trajectoire politique de Ferhat Abbas une forme de quête, la « recherche d’une partie » pour reprendre les mots de Jean Lacouture (Cinq Hommes et la France, 1961). Pour lui, l’Algérie n’est ni un lieu ni une patrie physique et encore moins un butin de guerre que ce sont attribués ceux qui ont fait du patriotisme un métier grassement rétribué. L’Algérie d’Abbas est une « patrie spirituelle » comme il aimait à le dire ; un lien entre les deux rives du « lac méditerranéen », pierre angulaire du Maghreb dont il n’a cessé d’appeler à la formation, pont entre l’Afrique et l’Europe, trait d’union entre l’Orient et l’Occident. D’ailleurs, Afrique-Orient sera le titre du supplément illustré de l’UDMA. Cette patrie spirituelle est à construire et le ciment de cet édifice c’est l’émancipation de tout l’algérien et de tous les algériens. C’est la finalité de son combat politique. Et contrairement à l’esprit médiocre de notre époque, il ne faut surtout pas confondre le chemin et la destination ; stratégie n’est pas profession de foi : « nous avons choisi notre route, celle de l’émancipation par l’évolution, par la science (…) notre libération nationale, seul but de notre activité. Cette route est longue, je le sais. Mais dans ce domaine, sachez que ‘pour aller vite, il faut marcher lentement’ » (Regards sur le présent et l’avenir de l’Algérie, 1947). Les chemins de la souveraineté, que lui fait emprunter Amar Naroun (1961), sont ceux qui mènent à la souveraineté du peuple. En faisant cela, il a cherché à construire une synthèse Société-Etat-Nation. Une entité qui reconnaîtrait son triple héritage islamo-judéo-chrétien fondement de ses valeurs ; ses racines arabo-berbères source de sa personnalité et son appartenance à la fois maghrébine, méditerranéenne, africaine et arabe à partir de laquelle doit se construire sa politique. Cette conception de l’Etat-Nation-Société vise l’inclusion de la diversité algérienne. L’Algérie, c’est d’abord, à ses yeux, un peuple lui-même construit par la religion, les mœurs, la culture, la langue et le passé partagé dans leur diversité. L’enjeu politique est que ce peuple fasse société et que l’Etat construise la nation multi-ethnique. C’est la spécificité historique algérienne qui conditionne son approche sous l’angle du triptyque Société-Etat-Nation. De là, une conception du nationalisme qui converge avec le projet émancipateur pour fonder un nationalisme émancipateur aboutissant ainsi à un oxymore que seule la réalité contradictoire algérienne peut produire : un nationalisme universel car reposant sur le « sentiment d’appartenance » à un corps politique en mesure d’intégrer tous ceux qui habitent « la patrie spirituelle ». D’où son inséparabilité de la citoyenneté ; un nationalisme institué par un Etat, qui lui est à construire. Ainsi s’explique le fait qu’il ne se soit jamais il ne se résolue à l’idée que les français d’Algérie devait quitter le pays. C’est bien la folie destructrice des extrémistes du système colonial qui produisit ce drame. Pour Abbas, tous avaient leur place en Algérie pourvue d’en respecter les lois, d’adhérer aux principes de justice sociale et d’égalité républicaine. C’est donc un projet de vouloir-vivre ensemble que dessinent les écrits et l’action de Ferhat Abbas. C’est une Algérie pluri-cultuelle et pluriculturelle qu’il en entendait construire. Il convient d’y insister en ces temps d’exclusion, de nationalisme étroit, de repli sur la seule identité religieuse et de projets obscurantistes. C’est une Algérie des savoirs, tournée vers l’avenir grâce aux sciences et à un système éducatif, pierre angulaire de l’émancipation républicaine. Une Algérie réussissant une synthèse inédite entre campagne et villes, entre Etat et société, entre religions et Etat, entre élite et peuple ; bref une « utopie algérienne » pour reprendre le sous-titre de la biographie de Benjamin Stora. L’EMANCIPATION COMME PROJET POLITIQUE Mon testament politique (1946) s’ouvre par l’affirmation que « le problème capital en Algérie, le seul problème qui se pose, et qui demeure la clef de voûte de la réussite ou de l’échec d’un système de gouvernement, est l’émancipation » et d’ajouter « tous les problèmes en Algérie se ramènent à la libération : libérer de cette honteuse servitude qui remonte à l’antiquité romaine » la masse du peuple algérien. D’ailleurs, l’UDMA est conçue comme « le parti de l’émancipation nationale », préparant « l’affranchissement politique et l’affranchissement social », qui « ne sépare par l’avenir des élites de celui des fellah (…) qui donnera au paysan et à l’ouvrier l’instruction, la liberté, le pain et le foyer ». La légitimité du pouvoir s’évalue à l’aune de sa capacité à émanciper les diverses composantes du peuple des contingences économiques, sociales, politiques et cultuelles dans lesquelles les forces conservatrices cherchent à les maintenir. Cette légitimité n’est ni historique, ni révolutionnaire et encore moins religieuse. Mais revenons sur cet article, publié dans L’Entente du 23 février 1936, objet de tant de polémiques et de mauvaises interprétations. Vue son importance, il convient de le citer longuement et d’en analyser la portée. « Si j’avais découvert la nation algérienne, je serai nationaliste, et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Les hommes morts pour l’idéal patriotique sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire, l’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé… On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays… Personne d’ailleurs ne croit à notre nationalisme. Ce que l’on veut combattre derrière ce mot, c’est notre émancipation économique et politique… Sans émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable. La France, c’est moi parce que moi je suis le nombre, je suis le soldat, je suis l’ouvrier, je suis l’artisan, je suis le consommateur ». Quelles conclusions tirées de ce texte qui, comme l’écrit J. Lacouture (2008), révèle «le climat d’une époque (…) l’ambiguïté du ‘cas’ algérien, plutôt que l’inconstance de son auteur» ? Premièrement, en raison des rapports de force produit par le « siècle de larme et de sang » (Abbas, 1926) imposé par le régime colonial, le projet d’émancipation prime sur le projet national. Celui-ci, tout en étant à inventer, demeure la finalité du combat politique. Il s’agit bien de construire la nation algérienne et matrice idéologique : le nationalisme modernisateur et émancipateur. Il s’agit bien d’inventer un récit national qui, contexte historique oblige ne devait ni ne pouvait se réduire au référant religieux synonyme – il faudra bien l’admettre tôt ou tard – d’une expansion qui, certes a réussi, mais n’en demeure pas moins, coloniale. Pas plus qu’il ne pouvait se référer à un quelconque émir, dey ou bey qui tous en rendu possible la colonisabilité du pays. Faut-il rappeler, comme le fait Abbas (1944), que le système des Deys s’est effondré en 20 jours ? Il affirme que l’avenir ne se construit pas en regardant le passé. Il citait son père ; « ce n’est pas nous qui avons perdu, ce sont nos fusils », d’où la prise de conscience que le retard de développement scientifique et industriel de la société à laquelle il appartient ne sera pas comblé par le prétendu rôle stimulant du retour sur le passé. Deuxièmement, le pharmacien de Sétif était assez clairvoyant pour savoir que cette émancipation n’aurait pas lieu. Dès lors, la responsabilité historique qu’il assigne au mouvement national, mais également aux élites dirigeantes du pays, est de créer les conditions de l’émancipation du peuple algérien qui, contrairement aux émirs et deys, à résister et s’est battu quatre décennies durant. Ces « années d’une tragédie sans nom » se prolongent avec la conquête économique du pays. De sorte que « socialement et économiquement, c’est l’écroulement total, avec son cortège de deuils, de paupérisation, de servage ». C’est bien à partir de cet « œuvre » qu’il faut penser l’émancipation du peuple, prélude à l’indépendance. Une émancipation qui passe par l’Ecole et le Travail, mots qu’il aimait écrire avec des majuscules, par « une constitution autonome », par « l’exercice de la souveraineté populaire » et « un gouvernement issu du peuple et agissante au profit du peuple ». «Nous avons choisi notre voie, celle de l’émancipation par la science», pouvons-nous lire dans le Mon testament… et d’en appeler à une révolution économique et sociale fondée sur le travail, la discipline et l’amour de la science à même de transformer l’Algérie par l’industrie. « Qu’est-ce que l’émancipation (…) ? C’est avant tout l’amélioration des conditions matérielles de l’existence, le développement de la technique (…). C’est le développement des cerveaux et des cœurs à travers les générations, dans l’harmonie sociale de la pensée et des croyances ». Il savait qu’un peuple instruit et politiquement conscientisé serait mieux à même d’entreprendre l’œuvre d’édification d’une nation. Un peuple politiquement et culturellement émancipé refuserait l’aventurisme de quelques colonels et serait moins sujets aux nuées, chimères, fausses promesses et aux tentacules des discours, slogans, prêches et fewta de tous bord qui, 53 ans durant, ont fait tant de mal à ce pays. Troisièmement, il est évident que le « moi » est un moi collectif. Seul des esprits mal intentionnés ou paresseux, ou les deux à la fois, peuvent y voir un moi d’identification à la France coloniale. Quant à « l’œuvre française dans ce pays » c’est la nécessaire prise en compte des effets de plus d’un siècle de colonisation. Il n’y a aucune appréciation ou jugement. Uniquement le constat d’un contexte historique et l’impératif qu’il impose : penser l’avenir de l’Algérie à partir des données sociales, politiques et économiques du système colonial. C’est à l’aune de l’émancipation qu’il convient d’analyser le contenu programmatique de ses deux derniers ouvrages L’indépendance confisquée et Demain se lèvera le jour (ouvrage qui clôt le triptyque La nuit coloniale et L’Aurore mais dont le titre dénote un échec ou amertume). Désormais observateur des mutations de la société algérienne, il juge ces dernières comme étant traumatisantes, d’où une forme de conservatisme dans certains passages, il livre une réflexion s’organisant autour de trois thèmes : i) l’intégration sociale, la lutte contre la misère paysanne et la pauvreté urbaine ; ii) la construction de l’Etat et de ses institutions par l’éducation citoyenne et iii) l’édification d’une nation par l’émancipation-développement économique et social. On citera à titre indicatif : un Etat producteur et gestionnaire des secteurs stratégiques (hydrocarbures, mines, infrastructures, fermes expérimentales, enseignement, santé publique, formation professionnelle), la stabilisation de la fonction publique ; la transformation et la modernisation de l’Algérie rurale ; le développement des forêt et de l’économie forestière, l’industrialisation du pays (et de citer en 1979, le Japon et la Chine comme exemple à suivre) et bien entendu une refondation du système d’enseignement. Que ce soit dans le domaine économique, social ou politique ces quelques lignes démontrent que Ferhat Abbas, par touche successive tout au long de sa quête, a construit un projet ancré dans la permanence de la réalité algérienne tout en s’adaptant à ce qu’elle a de changeant, ce qui explique qu’il demeure d’actualité. Ce qu’il y a d’inquiétant dans ce constat, c’est le temps perdu par le pays et sa classe politique – où prétendue telle car elle n’a aucune classe et encore moins de politique – durant ces trente années. Il y a des retards difficiles pour ne pas dire impossible à rattraper. On ne peut qu’être sévère vis-à-vis des pouvoirs à l’œuvre en Algérie. L’histoire de ces trente dernières années c’est également celle de l’imposition du projet théologico-polique en Algérie et d’un récit millénariste du nationalisme. Cela nous oblige à évoquer la question religieuse et la façon dont Ferhat Abbas l’approchait. Tout d’abord, pour le fils de Beni Affer, l’Islam est la composante centrale, mais non unique, de l’identité algérienne et du nationalisme en lui offrant les valeurs morales de son action. Ensuite, pour le député de Constantine la question politique et sociale priment. Il faut le dire et redire, c’est d’abord l’absence de droits politiques et sociaux dédiés à l’émancipation qui explique le malheur des deux Algéries ; la coloniale et l’indépendante. Il reconnaît l’importance de la religion pour les institutions sociales au point de penser qu’il n’est pas possible de tisser le lien national dans l’Algérie sans l’appui de la religion. Mais d’un autre côté, il sait, nourrie en cela de la lutte commune menée avec les Oulemas, qu’« entre Dieu et l’homme de Dieu, il y a exactement la distance de la terre au ciel ». D’où la permanente instrumentalisation du sentiment religieux et de la foi en vue de servir les intérêts des camps conservateur et réactionnaire. C’est pour éviter cela et qu’enfin, pour le Président Abbas la religion est de l’ordre des croyances personnelles, elle ne fait pas la loi, mais en fonde les valeurs, « elle ne doit pas entrer dans les conflits sociaux, dans la formation des gouvernements. Les affaires de l’Etat doivent relever de l’Etat ». Le problème de l’Algérie est politique ; sa solution également. Ainsi l’Islam dont il se revendique et qu’il revendique pour l’Algérie sert le projet d’émancipation du peuple, toute autre fonction qui lui serait attribué constituerait une perversion de la foi. Dans Demain se lèvera le jour nous trouvons un développement qui demeure, nous semle-t-il, d’actualité. F. Abbas nous dit que « face au monde moderne, l’Islam doit conserver son universalité. Il doit découvrir des moyens universels pour résoudre sa crise : i) renouer avec l’étude des sciences exactes ; ii) détruire chez l’homme le complexe de sujet. L’émancipation du musulman, sa promotion, au rang de citoyen libre et conscient de ses responsabilités, conditionne tout progrès humain, iii) agir en faveur de la paix (…) l’évolution du monde musulman (…) implique un budget de paix. Acheter des avions, des chars et des canons, c’est se priver d’hôpitaux, d’écoles, d’instituts, de routes ». Pour Abbas, la politique n’est pas conçue comme une lutte pour le pouvoir, mais comme une éducation des citoyens. Il affirme que « la politique est avant toute chose affaire d’honneur. Il faut tenir ses engagements, faire face à ses promesses, faire taire ses exigences et ses égoïsmes. C’est ainsi qu’on se hausse au rang de serviteur du peuple. Ce n’est pas par la duplicité, l’hypocrisie et la mauvaise foi qu’on éduque un peuple et qu’on prépare son avenir ». Ferhat Abbas avait pour moral de l’action politique d’agir en toutes circonstances « jusqu’à ce que la loi en Algérie soit la même pour tous et que soit abolis les privilèges ». Qui à l’aune du vécu des rues d’Alger, d’Oran et de Constantine pourrait nier que cela ne demeure pas d’une brulante actualité ? En politique «il y a deux sortes d’efficacité, celle du typhon et celle de la sève» (A. Camus). Ferhat Abbas a irrévocablement opté pour l’efficacité de la sève. D’où son insistance sur les institutions ; des institutions justes et équitables, condition pour que l’édifice national puisse « résister à l’usure des siècles et aux remous de l’histoire » (1948). Tout d’abord, par conscience que le réformisme social est une œuvre qui ne peut que s’inscrire dans le temps long de l’histoire afin qu’il percole sur l’ensemble du corps social. Ensuite, par pragmatisme afin que les réformes ne subissent pas de rejet de la part du corps social auquel elles s’adressent. Enfin, par sens aigu du rapport de force, cette réalité qu’il a toujours eu à subir et contre laquelle il n’a cessé de lutter. Œuvrer au renversement du rapport de force par la voie pacifique, en essayant de convaincre et non de vaincre l’adversaire, en ne sacrifiant personne car aucune cause à ses yeux ne vaut que des algériens soient sacrifiés tels ont été les piliers de sa morale politique. D’où l’option de l’évolution légaliste et graduelle comme méthode d’action. Cela nous semble d’une brulante actualité à un moment où les forces de progrès sont minoritaires en Algérie, le projet national et républicain est en état de coma avancé et où des risques sécessionnistes menacent l’intégrité du pays. Dans l’un de ces derniers textes, J. Lacouture (2013) affirme que « cinquante ans après, l’Abassisme a gagné ». Cela semble paradoxal de la part de ce fin connaisseur du nationalisme algérien. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent si l’on considère « l’Abassisme » comme une approche de la complexité algérienne (« son monde n’était pas binaire »), une méthode de l’action politique (« pas jusqu’au-boutiste, un convergent (…) On méprise souvent les raisonnables qui disent des choses fortes sur un ton paisible, mais ce modéré très habile l’a emporté sur les prophètes extrémistes ») et surtout un projet pour la nation et ses institutions, un projet inédit jusqu’au jour d’aujourd’hui. Notre propos était, à la veille de la célébration du 30ème anniversaire de la disparition du premier Président de la République algérienne, de militant nationaliste et de l’opposant républicain de montrer la portée et l’actualité de son projet Evidemment, c’est une lecture orientée qui ne prétend ni à l’objectivité ni à la neutralité. A un moment où l’Algérie est en proie à des comportements claniques, à une politique de courte vue dont la finalité est de profiter le plus longtemps possible du pouvoir, il nous a semblé opportun de rappeler qu’il y a eu – et qu’il doit encore y avoir – des hommes qui n’ont eu que pour seul soucis l’intérêt de la patrie et de son peuple au travers du progrès et de l’émancipation. On terminera par ses mots, « si le peuple algérien est en recul sur ce qu’il avait été durant le siècle de colonisation et pendant la guerre d’Algérie, c’est parce qu’il a remplacé l’action par le bavardage. Il se laisse manipuler d’en haut comme si les masses elles-mêmes n’étaient pas le réservoir des énergies et la dynamique du futur. L’effort individuel et collectif conditionne le changement. Notre pays compte un grand nombre d’hommes et de jeunes cadres valables, prêts à mettre leur savoir et leur expérience au service de toute la communauté. Il suffit de les débarrasser du favoritisme qui encombre les avenues du pouvoir et des hommes qui ont confisqué l’indépendance à leur profit ». Vaste programme ! * Enseignant-chercheur |