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Donner une chance au programme de croissance du Royaume-Uni

par Mohamed A. El-Erian*

CAMBRIDGE - Les observateurs ne sont pas tendres avec la ministre britannique des Finances, Rachel Reeves. Avant même le prononcé de son très attendu « discours sur la croissance » du 29 janvier, les critiques pleuvaient déjà sur les réseaux sociaux et dans les médias. Son approche serait trop dispersée, considèrent certains, et trop dépendante de mesures dont l'impact ne se fera sentir qu'à long terme. Plusieurs de ses mesures s'inscriraient à l'encontre des engagements environnementaux du pays, selon d'autres, et ne seraient pas réparties équitablement sur le territoire britannique. Tout cela coûtera trop cher, entend-on également. Le PDG de Ryanair, Michael O'Leary, est allé jusqu'à déclarer publiquement que Reeves naviguait tout simplement « à l'aveugle ».

Entendons-nous bien, ce discours n'était évidemment pas parfait. La perfection est toutefois impossible dans la situation économique et financière actuelle du Royaume-Uni, et la quête d'un idéal insaisissable constituerait l'ennemi du bien. Par ailleurs, le discours de Reeves a bel et bien porté ses fruits dans cinq domaines.

Ce discours a premièrement renforcé le message selon lequel le gouvernement ira « plus loin et plus vite » pour stimuler la croissance - sa « mission numéro un ». Deuxièmement, il a présenté plusieurs efforts spécifiques - notamment réformes de la planification (zonage), lutte contre la surréglementation, et amélioration du recours aux excédents des fonds de pension pour accroître l'investissement intérieur - visant à alléger les contraintes qui pèsent sur les moteurs de croissance existants.

Reeves a également insisté sur la nécessité de promouvoir de nouveaux moteurs de croissance, en créant notamment une «Silicon Valley» européenne sur l'axe reliant Oxford à Cambridge, ce qui permettrait de développer ces pôles de recherche ainsi que les startups qui s'appuient sur leurs découvertes. La ministre des Finances entend améliorer les relations commerciales du Royaume-Uni afin d'élargir ses marchés disponibles, et d'attirer davantage d'investissements directs étrangers. Enfin, elle admet que des compromis seront inévitables dans la mise en œuvre d'un programme de réformes d'envergure aussi importante.

Cette approche à volets multiples constitue précisément ce dont le Royaume-Uni a besoin pour rompre avec plusieurs décennies d'investissement insuffisant, de productivité en berne, de croissance décevante, et de potentiel de croissance en déclin. Le programme de croissance de Reeves consiste à permettre au secteur privé d'investir, de créer des emplois et de se développer. Il vise par ailleurs à éviter la réduction des investissements publics envisagée l'an dernier à hauteur de 1 % du PIB. Bien entendu, la réussite de ce programme dépendra du degré d'urgence avec lequel les promesses de la ministre des Finances se traduiront pas des actes. Les différents éléments du programme devront être mis en œuvre simultanément et avec responsabilité, ce qui nécessitera une approche judicieusement coordonnée à l'échelle du gouvernement, afin que la croissance s'inscrive « dans toutes les décisions du cabinet », comme l'a exprimé le Premier ministre Keir Starmer avant le discours de Reeves.

Certes, même si le gouvernement parvenait à satisfaire à toutes ces exigences, certains éléments importants de sa stratégie pourraient encore manquer. Pour autant, de nombreux détracteurs de Reeves ne saisissent pas l'ampleur du défi, ni les efforts déployés par la chancelière de l'Échiquier pour y faire face. Cela fait plusieurs décennies que le Royaume-Uni n'investit pas suffisamment, et le pays se retrouve désormais confronté à de sérieuses contraintes sur le plan de la croissance et du budget.

Selon une étude largement relayée, publiée l'an dernier par l'Institute for Public Policy Research, « Le Royaume-Uni a enregistré le niveau d'investissement le plus faible parmi les pays du G7 durant 24 des 30 dernières années. La dernière fois que le Royaume-Uni s'est situé « dans la moyenne » du G7 en termes d'investissement total, c'était en 1990 ». Cette négligence chronique aboutit à un terrible déficit cumulé de 1 900 milliards £. Imaginez combien la situation serait différente si le niveau d'investissement du Royaume-Uni s'était situé simplement dans la moyenne.

Face à des performances aussi mauvaises en matière d'investissement, n'importe quel gouvernement aurait besoin de temps et de chance (s'agissant notamment des facteurs économiques externes) pour redresser la barre. Le manque d'espace budgétaire ne permet au gouvernement de déployer aucune solution miracle. Même le plus formidable paquet de mesures pour la croissance inclurait nécessairement une multitude d'initiatives. La mise en œuvre d'un tel programme nécessite toujours du temps, même lorsque celui-ci n'implique pas un large ensemble de partenariats public-privé. En fin de compte, la mission relevée par le gouvernement Starmer sur la voie de la croissance échouera si elle ne recueille pas l'adhésion des entreprises et des ménages. Le faible niveau actuel de confiance des entreprises et des consommateurs constitue un obstacle majeur à une croissance plus forte, à de meilleurs résultats budgétaires, ainsi qu'à un afflux plus important d'investissements directs étrangers. C'est la raison pour laquelle le gouvernement est passé d'un discours morose sur l'économie à celui d'un « redressement» des performances économiques.

Pour cette même raison, il est contre-productif -        voire dangereux - que les politiciens, les commentateurs médiatiques et les économistes soient si prompts à démolir le discours de Reeves, en particulier lorsqu'ils n'ont aucune alternative à proposer. De même, il est absurde de réduire sa stratégie globale de croissance à la question de la troisième piste à l'aéroport d'Heathrow, nouvelle qui semble susciter le plus d'attention.

J'ai été coauteur en mars 2008 d'une publication intitulée « Growth Strategies and Dynamics: Insights from Country Experiences », aux côtés de l'économiste nobélisé Michael Spence. L'une de nos conclusions consistait à souligner que les stratégies de croissance fructueuses observées par le passé n'avaient initialement que très rarement précisé chacune des étapes du parcours de mesures politiques, ce qui est tout simplement impossible. Les dirigeants politiques avaient davantage fixé une destination à atteindre, entrepris le parcours avec une première série de mesures, veillé à leur mise en œuvre, et ils étaient restés ouverts à des corrections de cap à mesure que de nouvelles informations leur parvenaient. Ces dirigeants politiques s'étaient refusés à rester à quai pour cause de stratégie imparfaite, incomplète, ou susceptible de nécessiter trop de temps pour porter ses fruits. Ils avaient décidé de donner une chance à la croissance. Le Royaume-Uni doit en faire de même aujourd'hui.



*Président du Queens' College de l'Université de Cambridge - Est professeur à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie, est l'auteur de l'ouvrage intitulé The Only Game in Town : Central Banks, Instability, and Avoiding the Next Collapse (Random House, 2016), et coauteur (avec Gordon Brown, Michael Spence et Reid Lidow) de Permacrisis : A Plan to Fix a Fractured World (Simon & Schuster, 2023).