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Le développement économique dans un monde protectionniste

par Raghuram G. Rajan*

CHICAGO – Alors que l'appréhension grandit en Chine, en Europe et au Japon quant à la guerre commerciale que pourrait déclencher la nouvelle administration Trump, il faut avoir une pensée pour les pays en développement. La méthode éprouvée pour dépasser le stade de l'agriculture et atteindre le statut de pays à revenu intermédiaire a consisté à adopter une industrie manufacturière peu qualifiée axée sur l'exportation. Comment ces pays vont-ils s'en sortir à présent ?

Leurs perspectives peuvent être meilleures que prévu, surtout s'ils choisissent d'autres voies de développement. Dans le passé, les pays pauvres se sont développés grâce aux exportations de produits manufacturés, parce que la demande étrangère permettait à leurs producteurs d'atteindre une certaine échelle, et parce que la productivité agricole abyssale signifiait que les travailleurs peu qualifiés pouvaient être attirés par les emplois en usine, même avec de faibles salaires. Cette combinaison d'échelle et de faibles coûts de main-d'œuvre rendait la production de ces pays compétitive au niveau mondial, malgré la productivité relative plus faible de leurs travailleurs.

À mesure que les entreprises profitaient des exportations, elles investissaient dans de meilleurs équipements pour rendre les travailleurs plus productifs. L'augmentation des salaires a permis aux travailleurs de bénéficier d'une meilleure scolarisation et de meilleurs soins de santé pour eux-mêmes et leurs enfants. Les entreprises ont également payé plus d'impôts, ce qui a permis au gouvernement d'investir dans l'amélioration des infrastructures et des services. Les entreprises pouvant désormais fabriquer des produits plus sophistiqués, à plus forte valeur ajoutée, un cercle vertueux s'est enclenché. C'est ainsi que la Chine est passée de l'assemblage de composants au premier plan de la production de véhicules électriques (VE) en l'espace de quatre décennies.

Si l'on visite aujourd'hui une usine d'assemblage de téléphones portables dans un pays en développement, il est facile de comprendre pourquoi cette voie est devenue plus difficile. Les rangées d'ouvriers ne soudent plus les pièces sur les cartes mères, car les microcircuits sont devenus trop fins pour la main de l'homme. Au lieu de cela, on trouve des rangées de machines dont s'occupent des travailleurs qualifiés, tandis que des travailleurs non qualifiés, pour l'essentiel, déplacent des pièces entre les machines ou veillent à la propreté de l'usine. Ces tâches seront elles aussi bientôt automatisées. Les usines où des rangées d'ouvriers cousent des robes ou des chaussures se font de plus en plus rares.

L'automatisation dans les pays en développement a plusieurs conséquences. Tout d'abord, l'industrie manufacturière emploie désormais moins de personnes, en particulier moins de travailleurs non qualifiés, par unité de production. Dans le passé, les pays en développement évoluaient progressivement vers une fabrication plus sophistiquée, laissant la fabrication moins qualifiée aux pays les plus pauvres, qui commençaient à peine à s'engager sur la voie d'une fabrication axée sur l'exportation. Mais aujourd'hui, un pays comme la Chine dispose d'un excédent de main-d'œuvre suffisant pour entreprendre toutes sortes d'activités manufacturières. Les travailleurs chinois peu qualifiés sont en concurrence avec leurs homologues bangladais dans le secteur du textile, tandis que les titulaires de doctorats chinois sont en concurrence avec leurs homologues allemands dans le secteur des véhicules électriques.

En outre, compte tenu de la diminution de l'importance de la main-d'œuvre dans l'industrie manufacturière, les pays industrialisés en sont venus à penser qu'ils pouvaient rétablir leur propre compétitivité dans ce secteur. Ils disposent déjà des travailleurs qualifiés capables de s'occuper des machines, c'est pourquoi ils élèvent des barrières protectionnistes pour relocaliser la production. Bien entendu, la principale motivation politique est de créer davantage d'emplois bien rémunérés pour les travailleurs mieux instruits, mais l'automatisation rend la chose improbable.

Dans l'ensemble, ces tendances – automatisation, concurrence continue d'acteurs établis comme la Chine, regain de protectionnisme – ont déjà rendu plus difficile pour les pays pauvres d'Asie du Sud, d'Afrique et d'Amérique latine la poursuite d'une croissance manufacturière basée sur les exportations. Ainsi, même si une guerre commerciale serait préjudiciable à leurs exportations de produits de base, elle ne serait pas aussi préoccupante que par le passé. Elle pourrait même avoir un côté positif si elle obligeait les pays en développement à chercher plus énergiquement d'autres voies.

Ce chemin pourrait être pavé d'exportations de services hautement qualifiés. En 2023, le commerce mondial des services a augmenté de 5 % en termes réels (corrigés de l'inflation), tandis que le commerce des marchandises s'est contracté de 1,2 %. Les progrès technologiques réalisés pendant la pandémie de Covid-19 ont permis de développer le travail à distance, et l'évolution des pratiques et de l'étiquette commerciales a réduit au minimum la nécessité d'une présence physique. En conséquence, les multinationales peuvent servir leurs clients de n'importe où, et elles le font. En Inde, des multinationales allant de JPMorgan à Qualcomm recrutent des diplômés talentueux pour travailler dans des centres de compétences mondiaux (CCM), où des ingénieurs, des architectes, des consultants et des juristes créent des modèles, des contrats, des contenus et des logiciels qui sont intégrés dans des produits manufacturés et des services vendus dans le monde entier.

Chaque pays en développement dispose d'une élite restreinte mais hautement qualifiée qui peut exporter de manière rentable des services qualifiés, compte tenu des écarts de salaires élevés par rapport aux pays développés. Les travailleurs qui connaissent l'anglais (ou le français ou l'espagnol) peuvent être particulièrement avantagés, et même si seuls quelques-uns possèdent ces capacités, ces emplois ajoutent beaucoup plus de valeur nationale que l'assemblage de produits manufacturés peu qualifiés, contribuant ainsi énormément aux recettes en devises d'un pays.

En outre, chaque travailleur du secteur des services bien rémunéré peut créer des emplois locaux par le biais de sa propre consommation. Au fur et à mesure que les travailleurs des services moyennement qualifiés – des chauffeurs de taxi aux plombiers en passant par les serveurs – trouvent un emploi stable, ils répondent non seulement à la demande de l'élite, mais aussi à celle des autres. Les exportations de services hautement qualifiés n'ont qu'à être le fer de lance de la croissance de l'emploi et de l'urbanisation.

Cependant, toute croissance de l'emploi nécessite une amélioration de la qualité du réservoir de main-d'œuvre d'un pays. Certaines formations et mises à niveau peuvent être réalisées rapidement ; tant que les ingénieurs diplômés ont des connaissances de base dans leur domaine, ils peuvent être formés à des logiciels de conception de pointe dont un employeur multinational potentiel a besoin. Mais à moyen terme, la plupart des pays devront investir des sommes considérables dans la nutrition, la santé et l'éducation afin d'accroître le capital humain de leurs populations.

Heureusement, ces investissements peuvent également créer des emplois. En adoptant des politiques adaptées au développement, les gouvernements peuvent améliorer considérablement l'apprentissage et la santé de l'ensemble de la population. Cela peut se traduire par l'embauche, dans les crèches, d'un plus grand nombre de mères ayant suivi des études secondaires, pour aider les enfants à apprendre à lire, à écrire et à compter dès leur plus jeune âge, ou par la formation d'un plus grand nombre de médecins «aux pieds nus» capables de reconnaître les affections de base, de prescrire des médicaments ou d'orienter les patients vers des médecins qualifiés, le cas échéant.

Les pays en développement ne doivent pas abandonner l'industrie manufacturière, mais ils doivent explorer d'autres voies de croissance. Au lieu de favoriser un secteur ou un autre par le biais de la politique industrielle, ils devraient investir dans les types de compétences qui sont importants pour tous les emplois

Les services méritent particulièrement d'être étudiés, car il est peu probable que les économies développées érigent des barrières protectionnistes à leur encontre. En tant que premiers exportateurs de services mondiaux en 2023, l'Union européenne, les États-Unis et le Royaume-Uni ont beaucoup à perdre d'une guerre commerciale dans ce domaine. Dans la mesure où la concurrence mondiale dans le domaine des services affecte leur propre main-d'œuvre, ce sont les médecins, les avocats, les banquiers, les consultants et d'autres professionnels à haut revenu qui en souffriraient le plus, ce qui représenterait une aubaine pour les consommateurs de ces services dans les pays développés et pourrait même réduire les inégalités de revenus à l'intérieur du pays. Il s'agit là de résultats intéressants en soi.



*Ancien gouverneur de la Reserve Bank of India et économiste en chef du Fonds monétaire international - Professeur de finance à la Booth School of Business de l'université de Chicago et coauteur (avec Rohit Lamba) de Breaking the Mold : India's Untraveled Path to Prosperity (Princeton University Press, mai 2024).