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PROVIDENCE
- Au plus haut de la pandémie de COVID-19, beaucoup d'économistes et de
commentateurs indiens pensaient que l'économie allait rebondir dès le retour à
la normale. En dépit de la reprise marquée du pays dans les deux ans qui ont
suivi le pic de la pandémie, le boom prévu ne s'est pas matérialisé - et il ne
paraît pas sur le point de l'être.
Les derniers chiffres soulignent les difficultés économiques de l'Inde. Alors que nombre d'analystes estimaient la croissance potentielle annuelle du PIB entre 7% et 8%, sa croissance réelle a diminué pour n'être que de 4,4% par an au dernier trimestre 2022. L'investissement privé reste limité ; après une brève envolée, le nombre de crédits souscrits a diminué depuis quelques mois, l'exportation de services à haute valeur ajoutée est à la hausse, mais celle des produits manufacturés plafonne. Les chiffres du chômage et de l'inflation sont eux aussi inquiétants. Selon le Centre de surveillance de l'économie indienne, le taux d'emploi (sans doute le meilleur indicateur des possibilités de travail) a chuté de 44% en 2016 à 37% aujourd'hui. Par ailleurs, le secteur manufacturier offrant actuellement moins d'emplois qu'avant la pandémie, beaucoup de salariés du secteur ont dû revenir travailler dans l'agriculture. Le nombre croissant d'étudiants diplômés qui se retrouvent au chômage ou sous-employés témoigne des difficultés de millions de familles des classes moyennes qui ont financé les études de leurs enfants. Pour elles, les bénéfices de l'élan démographique indien pourraient se transformer en déception. Essentiellement en raison de la hausse des prix de l'alimentaire qui a affecté disproportionnellement les pauvres, l'inflation a été d'environ 6% pour la plus grande partie des 3 dernières années. Elle inquiète les dirigeants, car la hausse des prix de l'alimentaire a contribué à la chute de plusieurs gouvernements ; ainsi la hausse du prix des oignons a contribué à la défaite du gouvernement de Delhi mené par le BJP [le parti nationaliste hindou du Premier ministre Modi] en 1998. Cette fois-ci par contre, il n'y a guère d'appel en faveur d'un changement politique. Il y a 3 explications à cela : - La plupart des Indiens semblent croire que les réformes économiques du gouvernement finiront par porter leurs fruits. En raison de l'amélioration des infrastructures, des communications et des généreuses subventions publiques, les entreprises internationales qui se détournent d'une Chine de plus en plus repliée sur elle-même envisagent de se délocaliser en Inde. Exemple éclatant, Apple est en train de déplacer sa production d'iPhone dans le sous-continent. Si ce «ruissellement» se transforme en vague et qu'un nombre suffisant d'entreprises nationales et étrangères deviennent compétitives sur les marchés internationaux, l'industrie manufacturière pourrait connaître un boom, ce qui permettrait à l'Inde de suivre enfin la voie qui a permis à l'Asie de l'Est de sortir de la pauvreté : un développement axé sur l'exportation. - L'économie n'est que l'un des nombreux paramètres qui déterminent le choix des électeurs, au même titre que la personnalité des candidats, les alternatives politiques et les moyens dont disposent les citoyens pour exprimer leur désapprobation. - La troisième explication est souvent négligée : l'approche originale du Premier ministre Modi en faveur de la redistribution - ce que l'un de nous qualifie de Nouvel Etat-providence. Cette politique donne la priorité aux subventions en faveur de biens essentiels - la construction de toilettes par exemple, qui relève normalement du secteur privé, contrairement à l'éducation primaire ou aux soins de santé de base. Il faut dire que la plupart des gouvernements indiens n'accordent guère d'importance aux services publics. Les réformes du système éducatif ou du système de santé mettent des années à produire des résultats tangibles et n'ont qu'un impact politique limité, ce qui n'incite pas les responsables politiques à les mettre en œuvre. Au lieu de cela, les gouvernements indiens successifs ont privilégié la protection sociale. Le prédécesseur immédiat de Modi, Manmohan Singh, a bénéficié de recettes fiscales importantes en raison d'une croissance économique rapide. Déterminé à répartir plus largement les gains du boom, il a mis en place un plan national de garantie de l'emploi rural et converti les programmes de subventions alimentaires en droits légaux élargis. Ces deux mesures ont été très utiles pendant la pandémie, car ayant perdu leur emploi dans l'industrie, des millions de travailleurs migrants ont été contraints de retourner chez eux dans les zones rurales. Le gouvernement de Modi a hérité de ces mesures et les a maintenues, mais sans enthousiasme. Plutôt que de les renforcer, il a privilégié le paiement en espèces et les subventions en faveur du gaz, des toilettes, de l'électricité, du logement et de l'eau. Même si le gouvernement a parfois exagéré la réussite de cette stratégie, elle a été extraordinairement efficace, l'accès à ces biens et à ces services ayant augmenté de manière significative. Le Nouvel Etat-providence fournit des biens, pas du vent. Le gouvernement distribue des liquidités avec efficacité grâce à l'infrastructure numérique de qualité du pays. Contrairement à une réforme du système éducatif, une promesse pour le futur, les biens qu'il distribue constituent une réalité tangible immédiate. La plupart de ces biens répondant à des besoins fondamentaux, on peut dire que la stratégie de Modi a considérablement amélioré la qualité de vie des Indiens. L'augmentation des transferts d'argent liquide a été déterminante. Pour l'année fiscale qui vient de s'achever, selon les chiffres du gouvernement, quelques 45 milliards de dollars de paiements directs en espèces ont donné lieu à 700 millions de versements par l'intermédiaire de 265 régimes publics. Si l'on inclue les transferts effectués par les gouvernements locaux, ces chiffres seraient encore plus élevés. Pris dans leur ensemble, ces transferts équivalent à un revenu de base universel, une idée que l'un d'entre nous a défendue il y a plusieurs années lorsqu'il était conseiller économique en chef du gouvernement indien. Dans ce contexte, le rôle du Nouvel Etat-providence commence à devenir évident. Au départ, la fourniture de biens tangibles et l'amélioration du niveau de vie de la population ont contribué à l'augmentation de la popularité de Modi, d'autant que le gouvernement a fait une publicité incessante autour de sa politique sociale. Le Nouvel Etat-providence joue un rôle tout aussi important pour limiter le mécontentement. Les liquidités en provenance des comptes en banques garantissent un minimum de pouvoir d'achat et réduisent l'anxiété liée au prix élevé de l'alimentaire et à la difficulté à trouver un emploi. Un regard exagérément marxiste sur le Nouvel Etat-providence pourrait en faire le nouvel opium du peuple. On pourrait dire plus simplement qu'il a servi initialement à relancer l'économie et se transforme maintenant en baume calmant. Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz 1- chercheur à l'université Brown aux USA et chercheur non-résident au Centre pour le développement mondial - Il a écrit un livre intitulé Of Counsel: The Challenges of the Modi-Jaitley Economy (India Viking, 2018) 2- directeur de l'agence de conseil JH Consulting |