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Comme tous les dimanches, et seulement le dimanche, Sidi M’hamed, mon frère, s’appliquait à se raser devant l’armoire à glace. C’était tout un cérémonial. Il ramenait l’eau dans une cuvette, la serviette et tout le nécessaire.
Il aiguisait minutieusement son rasoir; d’abord d’un côté de la lame puis, de l’autre. Il se savonnait abondamment, mouillait son blaireau, puis, enfin, passait son rasoir. Il venait de finir un seul côté, lorsque Sidi Merouane, l’aîné de la famille, la mine décomposée, blême et plié en deux, entra. Il attira Youmma dans un coin et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Youmma poussa un cri de désespoir et s’affala à terre. Aussitôt un silence pesant s’installa. Je compris que quelque chose de grave venait de se produire. Tous interrompirent leurs tâches et moi, mes devoirs. Ma sœur Zohra, mes neveux Abdelaziz et Mohamed accoururent hagards. Nous entendîmes les dernières paroles prononcées par Sidi «Mokhtar est mort. Il faut dire à toute la famille que nous ne pouvons recevoir personne...» Et il se retira dans sa chambre broyé par la douleur. Sidi M’hamed laissa tomber son rasoir, s’assit par terre, ses sourcils pointèrent, ses lèvres tremblèrent. Il jeta ses affaires de toilette, pêle-mêle dans la pochette et resta ainsi avec son seul côté rasé. C’est alors que lala Manana, ma sœur aînée, et ma mère, éclatèrent en sanglots étouffés. Youmma mit son voile et sortit pour aller informer la famille et leur dire de ne pas venir. Khalti Bornia, mon autre sœur arriva en taxi, envoyé par son mari qui ne lui a rien dit. Elle apprend la nouvelle en entrant. Cela faisait à peine vingt jours que Sidi Mokhtar nous avait quitté le 31 octobre au soir vers 20 heures, pour une destination inconnue. Dans la journée à dix heures du matin, il avait appelé ma mère. «Fais moi du couscous pour ce soir, je vais partir vois-tu tante Yamina… je suis malade. Il faut que j’aille à l’hôpital d’Alger… je ne sais pas pour combien de temps, plutôt pour longtemps. Franssa ne me laisse pas tranquille, il faut que je parte. Hier la police judiciaire l’arrêta à Annaba. Il venait de réapparaitre après plusieurs jours de disparition. Il entra dans une librairie et demanda une carte d’état-major. Le libraire se rendit à l’arrière boutique soit disant pour ramener la carte, mais en réalité, il appela la police pour signaler sa présence. C’est alors qu’il fut arrêté et interrogé toute la journée. Il ne fut relâché que le soir et rejoignit Souk Ahras. «Écoute- moi bien dit-il à ma mère. Si Franssa demande après moi, il faudra dire que j’étais en désaccord avec toute la famille et que vous n’avez plus aucune nouvelle de moi depuis longtemps.» Il était malade. La grippe qu’il trainait depuis plusieurs jours ne voulait pas le lâcher. Il avait encore beaucoup maigri, lui qui était déjà très maigre. Il saignait du nez. Son, visage blême avait une expression particulière. On le sentait décidé. Seul le corps était présent, les yeux fixes et le regard intérieur perdu dans d’autres pensées. Il se rendit ensuite chez ma sœur Bornia. Il se confiait souvent à elle et c’est là qu’il me trouva. Je venais de sortir de l’école. «Tiens me dit-il, puisque tu vas à la maison, mets ce petit paquet dans ta poche. Je le trouverai là bas». Je vis alors que c’était des cartouches. Je fis un pas en arrière et eus très peur. «Non, me dit-il, mets les dans la poche de ton tablier et tiens aussi ce paquet de photos que je te donne en souvenir.» Le soir, vers six heures, dans la nuit froide et noire de ce 31 octobre, après qu’il eut soupé à la va vite, il reçut plusieurs de ses compagnons, une quinzaine je crois, dans la chambre de Youmma. Ils entrèrent l’un après l’autre à quelques minutes d’intervalle. La réunion fut rapide et ils ressortirent aussitôt, toujours l’un après l’autre. A ce moment là, il fit sa prière, puis changea de tenue, s’emmitoufla dans une kachabia marron, donna à Abdelaziz un couffin rempli de divers objets, des pinces, des sifflets et que sais je encore. «Emmène-moi à la gare où je dois prendre le train» il nous embrassa pour nous dire au revoir. Nous étions tous attentifs et inquiets. Nous savions tous que quelque chose d’important se préparait, mais aucun d’entre nous ne pouvait répondre à cette question. Quelques temps après Abdelaziz revint de la gare. Il était peiné. «Vous savez il n’a pas pris le train d’Alger, mais le train de Tébessa. Il m’embrassa en montant dans le train et me demanda d’aller lui acheter un journal. Lorsque je suis revenu pour le lui donner, le train venait de partir et je le vis disparaître dans la nuit.» Depuis ce jour là, aucun de nous ne le reverra plus. Lui qui avait veillé tout le temps sur nous, venait de disparaître à jamais. Depuis notre enfance, lorsque ma mère inquiète se plaignait à lui, il répétait «je resterai «babass» pour mes sœurs et mes neveux. C’était donc Sidi Mokhtar qui s’occupait de notre vie à l’école. Le dimanche comme les jours où nous n’avions pas classe, nous faisions la grasse matinée, puis nous allions le rejoindre dans sa chambre et l’on se bagarrait à coups de coussins. Il nous apprenait des chants patriotiques et des chants religieux, comme «Talaa el Badrou 3alayna». Puis, c’était des exercices physiques, sur la plate forme, devant la ferme. Après cela, il ouvrait la bibliothèque, toujours bien rangée, et nous remettait ce qui nous manquait pour l’école. Celui-là un cahier, l’autre un stylo. Nous apprécions par-dessus tout le chocolat. C’était un moment merveilleux. Après cela, il sortait et vaquait à d’autres occupations. Il avait un emploi du temps strict depuis qu’il avait suivi les cours de l’Institut Pelman et de sa méthode dispensée par correspondance. Ces cours l’aidaient dans la construction de sa personnalité : comment s’organiser, avoir de la volonté, développer sa mémoire, vaincre sa timidité. Plus il faisait de choses et plus il était pressé. Nous étions habitués à son agitation depuis bien longtemps. Il rentrait et ressortait aussitôt. On le voyait fouiller dans ses affaires, puis il allait piocher rapidement, se dirigeait vers le grenadier, puis repartait, en glissant quelques mots tantôt à Youmma, tantôt à ma sœur Manana. Complices, ils se comprenaient du regard. Il disparaissait pour plusieurs jours et nous ne savions jamais quand est-ce qu’il allait revenir «Demain j’ai deux invités qui doivent venir à la ferme, envoyez moi le repas pour deux personnes, enfin… rajoutez-en un peu. Envoyez-le par Abdelaziz. Le lendemain, Abdelaziz partait comme prévu et ne rentrait que le soir. Il ricanait en parlant des deux personnes. «Il y en avait vingt. La prochaine fois il faudra multiplier sa commande par dix. J’ai travaillé toute la journée. J’ai du faire frire des pommes de terre, et des œufs, couper des tomates, ouvrir de boîtes de thon. Vous croyez que j’ai chômé. J’ai lavé les assiettes et même j’ai participé à leur entrainement. Ils s’exerçaient au tir. Tenez par exemple, il fallait que chacun vise un cercle rouge dessiné sur un morceau de bois accroché à un arbre. Tous y passèrent et à la fin l’un d’eux me demanda de tirer à mon tour. A ce moment là, Khali Mokhtar se leva et vint se placer juste à côté de la cible. Il me dit «Attention je suis tout prêt, ne me tue pas.» Abdelaziz, tremblant de peur se concentra très fort, visa, tira et atteignit le cercle en plein milieu. Tous applaudirent en criant «Abdelaziz doit venir avec nous, on l’emmène!» Oncle Mokhtar répliqua alors «Aujourd’hui il est encore trop jeune. Il nous rejoindra par la suite.» «Ah voilà, dit ma sœur, voilà pourquoi il nous pressait de quitter la ferme. Il en avait besoin. C’est à la ferme qu’ils se réunissaient, c’est aussi là qu’il cachait un certain Youcef qui n’était autre que Amar Benaouda qui venait de s’évader de la prison d’Annaba. Avec son aide des compagnons vivaient dans la clandestinité.» Sidi Mokhtar disait alors pour donner le change «J’ai un ami qui est bien vieux et malade. Il s’appelle Youcef.» C’est aussi à la ferme qu’il soignait les blessés tunisiens que l’on appelait fellagas. Plus tard j’appris que Ben Bella était passé par la ferme. Ils entrèrent en lutte le 1er novembre. Tounès, la femme du fermier qui occupait une masure, lavait leur linge, faisait la galette et aidait Sidi Mokhtar à s’occuper d’eux. Un jour il avait ramené le seul médecin algérien de Souk Ahras, le docteur Gassabi qui les soigna. Aussi bien elle, son mari Mohamed que leur fils Mabrouk et sa belle fille Fella, tous l’aidaient dans sa tache. D’ailleurs, ils prirent le maquis le moment venu. Nous ne les revîmes plus qu’après l’indépendance. Quelques jours après la terrible nouvelle de sa mort, des rumeurs circulèrent en ville. Non ! Badji Mokhtar n’est pas mort. Il est toujours vivant. Un jour que ma sœur Manana et Youmma étaient au cimetière pour le pleurer, une inconnue s’arrêta devant elles et leur cria : «Qui vous a dit qu’il est mort. Est-ce que vous avez vu son corps, hein ? Il est toujours en vie, d’ailleurs soyez à l’écoute, il ne tardera pas à venir vous voir». Et depuis ce jour, comme nous habitions près d’une caserne, nous fîmes le guet durant de nombreuses soirées, crédules que nos étions. Et ce n’est que bien plus tard que nous comprîmes que le FLN faisait courir cette rumeur pour ne pas décourager le peuple et les militants. De même, ce n’est que bien plus tard que nous apprîmes dans quelles circonstances il était mort. Stationné à la ferme Chouaf depuis deux jours à Ain Tahmamine, près de Medjez Sfa, il attendait des armes et des munitions qui ne sont jamais arrivées. Il fut «vendu» aux forces coloniales par le cousin de Chouaf, propriétaire de la ferme, où ils étaient positionnés, sur une crête. Encerclés de toutes parts, ils durent faire face à de nombreuses unités de l’armée française, terrestres et aériennes. J’entends encore les coups de canon de l’accrochage qui dura plus de vingt quatre heures ; et je garde en mémoire le ciel rouge traduisant les feux nourris venus de partout. A ce moment là, je ne savais pas que mon frère, l’un des êtres les plus chers que l’on ait eu, allait succomber en martyr. |