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Quel est cet
amour profond, obsédant, souvent imprégné de nostalgie inguérissable et qui
imparablement nous saisit aux tripes, chaque fois qu'on se retrouve seul avec
soi, ce tout mélancolique accompagné d'inévitables rêveries autour des
territoires de l'enfance ?
Comment l'appréhender (sans tomber dans le piège des prétendues définitions toujours incomplètes et souvent abusives), essayer d'en éclairer le sens pour soi surtout (et donc pour éviter, prudemment, toute généralisation scolaire) et de le comprendre dans une tentative (toute aussi désespérée que celle de vouloir comprendre les inextricables méandres de la pensée humaine, entremêlée de sentiments et d'émotions indicibles, à partir d'une réduction «in absurdus» à des lectures ou interprétations intempestives de configurations électro-chimiques des processus neuronaux et synaptiques) de cerner sa propre personnalité ou, en d'autres termes, son moi profond, tout en laissant le loisir au lecteur (?improbable' ou problématique selon la très fine et pessimiste vision de Jorge Luis Borges, dans «Histoire de l'infamie, histoire de l'éternité», ou selon l'apostrophe totalement inattendue, et qui est restée célèbre, à la fin du poème qui ouvre les «Fleurs du Mal» de Baudelaire : «Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère») de se retrouver dans ou de rejeter l'image qu'on se fait de soi à la lumière de cet état d'âme - inguérissable ou non - au lecteur éventuel ? Il est un écrivain, mais beaucoup plus poète dans l'âme, qui a su magiquement, merveilleusement toucher à cette fibre qui commande l'accès à ces territoires rêvés, et désespérément inaccessibles, de l'enfance, avec leur imaginaire, leur poésie, leur incomparable fraîcheur... Cet écrivain, ou l'aura déjà deviné, c'est Alain-Fournier. Isabelle Rivière, sa sœur bien-aimée, disait un jour, dans un entretien lors du tournage du film basé sur le roman du «Grand Meaulnes» d'Alain-Fournier, et réalisé en 1967 par Jean Gabriel Albicocco, que son frère avait «le don de rendre aux choses leur dose latente de merveilleux». On ne pourrait mieux qualifier le génie d'Alain-Fournier comme poète - voyant. En effet, très rares sont les poètes et écrivains du 20ème siècle qui hésiteraient à désigner ce roman unique comme une œuvre authentiquement poétique, par son atmosphère, ses personnages, ses lieux (Le Berry et la Sologne) lesquels, grâce à leur «dose latente de merveilleux», révélée à nous par le génie incontestable de l'auteur, franchissent magiquement, mystérieusement, toutes les barrières entre le rêve et la réalité. Dans «Images d'Alain Fournier, par sa sœur Isabelle» (Editions Emile-Paul, 1938 ; nouvelle édition Librairie Arthème Fayard, 1989), Isabelle Rivière nous offre des descriptions des lieux qui ont fait rêver Alain-Fournier, avec une richesse de mots redondants qui expriment bien tout l'amour d'une sœur pour l'œuvre de son frère, et c'est bien légitime - quand on y ajoute un talent exceptionnel (voir son roman «Le bouquet de roses rouges», 1935, Emile-Paul éditeur). Ce sont, bien sûr, des descriptions ?après - coup', c'est-à-dire avec des rajouts dans l'élaboration (en se laissant en quelque sorte entraîner dans un rêve éveillé, par le souvenir remémoré, et fatalement et nostalgiquement embelli) d'une fervente admiratrice naturellement dévouée pour tout ce qui concerne les aventures décrites par Alain-Fournier dans le roman du Grand Meaulnes. La description des lieux qui constituent le décor naturel du roman, en parallèle aux personnages emblématiques de l'histoire patiemment construite par l'auteur, est magnifiée par l'amour d'une œuvre d'un frère disparu (Alain Fournier), de son vrai nom Henri Alban Fournier, est mort au tout début de la 1ère Guerre mondiale, le 22 septembre 1914, à l'âge de 28 ans, un an après la publication du «Grand Meaulnes» chez Emile-Paul, éditeur). Pour ceux et celles qui ont eu la chance de voir le film de Jean-Gabriel Albicocco, réalisé en 1967, c'est peut-être, à l'heure actuelle, la meilleure adaptation scrupuleuse du roman dont je viens de parler (j'ai publié, il y a quelque temps, un article intitulé «Alain-Fournier, ou la quête désespérée du Pays sans nom», sur l'auteur et le roman du Grand Meaulnes, au Quotidien d'Oran du 5 novembre 2016, p. 17). Le réalisateur du film le «Grand Meaulnes», avec la bénédiction d'Isabelle Rivière (1889 -1971), a eu le flair et la chance incroyable, ultime de tomber (à partir de petites explorations sur les actrices et acteurs qu'il lui faut pour incarner les personnages du roman d'Alain-Fournier) sur Brigitte Fossey, jeune fille de vingt ans à peine (ayant déjà, à l'âge de six ans, joué le rôle d'une petite fille innocente qui tombe dans un engrenage de «Jeux interdits», titre du film à Oscars de René Clément, 1952), d'une beauté et d'une grâce incomparables, et encore très «fraîche», si l'on peut s'exprimer ainsi, la parfaite incarnation du rôle que va lui proposer le metteur en scène, et qui est celui, tant convoité par des dizaines de jeunes actrices, d'Yvonne de Galais. Et le résultat pour Jean-Gabriel Albicocco, en 1967, est un film d'une très grande beauté, et d'une fidélité proverbiale au roman d'Alain-Fournier (la réussite est telle que Isabelle Rivière a gracieusement accepté que le film lui soit dédié - il faut dire aussi qu'elle a beaucoup aidé le metteur en scène et son équipe d'acteurs et d'actrices à mieux se pénétrer l'âme des personnages et des lieux où s'est déroulée l'action). Le film avec Jean Blaise (dans le rôle d'Augustin Meaulnes), Alain Litbolt (François Seurel), Alain Noury (Frantz de Galais), Christian de Tillière (Ganache), Marcel Cuvelier (Monsieur Seurel), Thérèse Quentin (Millie), Bruno Castan (Jasmin Delouche)... est l'une des plus belles adaptations de romans portés à l'écran (fidélité au texte, costumes, paysage, atmosphère : les lieux où s'est déroulée l'histoire du roman, c'est-à-dire Epineuil Le Fleuriel, dans le Berry, pour l'Ecole de Sainte ? Agathe, et la Sologne pour le château de Loroy et la Fête Etrange) dans l'histoire du cinéma Français. Combien de générations de lecteurs à travers tout le vingtième siècle, et ces deux décennies du vingt et unième, parmi lesquelles nombre d'écrivains et poètes de renom, ont lu avec passion «Le Grand Meaulnes» ? Ils sont certainement très nombreux et nombreuses ceux et celles qui ont lu et relu, toujours avec la même ferveur les pages qui consacrent les lectures voluptueuses (je ne trouve pas d'autres termes pour le dire, tant l'art tout à fait sublime d'Alain-Fournier est ancré dans une réalité attachante et extraordinairement magnifiée pour le souvenir remémoré) autour de l'Ecole de Sainte-Agathe avec ses jeux, son atmosphère et ses couleurs d'un autre temps, l'évasion d'Augustin Meaulnes, le ?Domaine mystérieux' et la ?Fête étrange', où la barrière entre le rêve et la réalité est, sous la baguette d'un démiurge inattendu, à jamais abolie. Revenir au roman culte qu'est devenu, au fil du temps, «Le Grand Meaulnes», c'est aussi affirmer sans l'ombre d'un doute que c'est un livre jamais épuisé, dépassé ou vieilli, rarement égalé dans cet amour unique à la réverbération poétique d'un genre de nouveau Graal, subtilement mêlé à une histoire d'écoliers d'un village perdu dans le Berry aux confins de la Sologne. Comment pourrait-on être capable de recréer une telle atmosphère poétique, ce halo de mystère autour des personnages et des lieux dans le sillage de ce «chasseur d'absolu» (l'expression est de Jean-Pierre Guéno et Alain Rivière in «La Mémoire du Grand Meaulnes», Robert Laffont,1995) qu'incarnera pour toujours Alain Fournier. ? Pour recréer une telle poésie, et par la même occasion reconquérir le paradis perdu de l'enfance et de l'adolescence, il faut avoir le génie d'Alain - Fournier car, pour lui, ce paradis n'est pas irrémédiablement perdu, il est seulement, comme le disait l'excellent Jean Prévost (critique littéraire, essayiste et romancier, puis résistant tué au Vercors en 1944), «perdu comme une province, perdu comme une bataille ; et non pas déserté. Ce qui compte, ce n'est pas le retour pitoyable de Frantz et d'Augustin, c'est qu'ils partent. Avec eux une idée neuve paraît, un trait de génie. C'est que l'adolescence n'est pas un paradis irrémédiablement perdu ; que c'est un royaume susceptible d'être gardé ou reconquis.» (in Jean-Pierre Guéno et Alain Rivière «La Mémoire du Grand Meaulnes», Robert Laffont, 1995, p. 45). Tout le long du texte du Grand Meaulnes, Alain Fournier a semé des paroles, des phrases, des signes qui témoignent de cette aura de mystère qui entoure les êtres et les choses, de cette étrangeté et de cet inconnu encore à découvrir, et qui subjuguent Augustin Meaulnes et François Seurel, mais qui restent toujours, dans le fond, inaccessibles. Ainsi, dans la 3ème partie, chapitre X, lorsque Yvonne de Galais va visiter avec François Seurel la maison de Frantz, son frère, laquelle maison est abandonnée depuis quelque temps, avec quel extraordinaire sentiment (qui tient de la bonté et de la miséricorde pour de petites bêtes innocentes) elle «mit dans un pan de son manteau» ce qui reste d'une couvée de poussins encore en vie, échappés par miracle aux intempéries, pendant que François (le narrateur) dira en écho à ce mystère impalpable dans j'ai parlé un peu plus haut, que «quelque chose comme un grand vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus, se lamentait silencieusement» («Le grand Meaulnes», Bibliothèque Rouge et Or, Edition G.P., Paris, 1952, p. 185) Pour Christian Dédéyan (?Alain-Fournier et la réalité secrète' Paris S.E.D.E.S., 1967), l'incarnation du rêve sera au cœur de l'âme d'un enfant, et bientôt celui-ci se substituera à elle (il devient cette incarnation) tout naturellement, du fait même que «(l') enfant offre l'heure et le lieu où le miracle se déploie. Celui-ci se développe à son aise dans un terrain d'élection ; il y trouve le champ d'expérience et l'outil les plus adéquats. Ce jeune être garde contact avec l'ineffable vision, le pays d'âmes d'où il vient. Il possède le mot de passe, le privilège du gratuit qui peut être l'essentiel. Frontalier de l'acte et du rêve, de la veille comme du songe, il passe de l'un à l'autre avec une aisance parfaite, libre de nos étonnements. Pour lui, chaque chose demeure possible. Il détient la clef d'un mystère dont il ne peut abuser. Son être exhibe la marque du domaine qui fut le sien : l'au-delà d'un paradis. Il se meut dans un paysage où aucune limite ne sépare ce qui fut de ce qui sera. On peut dire, après le poète, ? ici, tout est réel'» (C. Dédéyan «Alain Fournier et la réalité secrète», Société d'Edition D'Enseignement Supérieur, Paris, 1967, pp. 96-97). Robert de Traz (romancier et essayiste Suisse la 1ère moitié du 20ème siècle), dans une biographie de Pierre Loti, celle de l'homme et de l'œuvre (comme on en fait encore jusque dans les années 1930, où l'exégèse de l'œuvre d'un auteur est intimement liée à sa biographie) disait à propos de l'auteur d'«Aziyadé» , de «Mon frère Ives», de «Pêcheur d'Islande», de «Fantôme d'Orient» de «Vers Ispahan» (pour ne citer que les romans les plus emblématiques de Pierre Loti) qu'«(...) une étonnante fraîcheur d'âme demeure chez lui miraculeusement préservée» (Robert de Traz, «Pierre Loti», Hachette, 1948, pp. 45-46). C'est exactement le cas d'Alain Fournier. Il a le don magique, miraculeux de nous rendre accessible cette «fraîcheur d'âme» du monde secret de l'enfance. J'ai eu la chance de trouver un jour, juste au sortir de l'adolescence, il y a longtemps de cela, une édition illustrée du Grand Meaulnes. C'était une édition du début des années 1950, encore bien préservée chez une vieille librairie à Constantine, et qui hélas ! a disparu depuis longtemps, comme tant d'autres, du paysage culturel de la ville. C'était un livre dans la collection ?Bibliothèque Rouge et Or' (aux éditions G.P., Paris, avril 1952), avec les précieuses illustrations (elles le sont définitivement, puisqu'elles ont enchanté et fait rêver des générations de lecteurs) de Claude Delaunay. J'ai lu et relu un grand nombre de fois sans jamais, au grand jamais me lasser, quelques longs passages du Grand Meaulnes, après parfois de longues années de relâches inexplicables... Et chaque fois c'est un plaisir indescriptible, c'est tout le charme, tout le mystère, toute l'atmosphère d'un monde qui garde jalousement son secret bonheur , son étonnante fraicheur... lorsque au détour d'une phrase, pour ne pas dire un chemin se découvrant brusquement, soudainement devant moi, en écartant les branches des arbres d'un bois perdu, entre le Berry et la Sologne, je me retrouve comme par enchantement sur la trace d'Augustin Meaulnes, à la recherche de sentiers perdus, il y a beaucoup plus d'un siècle, dans l'espoir de retrouver le «Pays sans nom». La quête d'Augustin Meaulnes, de l'amour perdu d'Yvonne de Galais, est telle une soif insatiable et un désir incommensurable de pureté et de dévouement, telle la quête des chevaliers du moyen âge pour le Saint-Graal, mythe des mythes dans la mémoire de l'humanité chrétienne. L'enfance, l'aventure et le mystère, le thème de l'amour et de la pureté : trois sources du grand Meaulnes ; ce sont les lignes de force du rêve dans ce livre sans pareil. *Universitaire et écrivain |
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