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En janvier 1960, au seuil d'une décennie si chargée d'événements et qui connaîtra bien des bouleversements, des mutations et des révolutions, Albert Camus, l'un des écrivains français les plus célèbres, lauréat du prix Nobel de littérature, meurt dans un accident de voiture au moment où il était plongé dans la rédaction du Premier Homme, roman resté inachevé. Est-il, comme on le prétend alors, l'écrivain le plus attaqué par ses anciens amis de la gauche qui lui reprochent ses atermoiements et son silence à propos de la Guerre d'Algérie ? Si Camus a été mis en cause, c'est que son passé et ses écrits annonçaient des prises de positions autres que celles qui furent, en fin de compte, les siennes, notamment sur la question algérienne. Lui qui aurait dû être en pointe sur ce dossier-là, il n'a pas reconnu, à la différence de Jean Sénac, dans les militants du FLN ses frères de combat. Et tout cela par une fidélité quasi-tribale aux Pieds Noirs, ces petits blancs dont il s'est obstiné à défendre la cause. Une cause perdue dès lors que, dans leur très grande majorité, ils s'acharnaient à soutenir un ordre colonial que le mouvement même de l'histoire condamnait à disparaître. Un an après la publication d'Actuelles III, le Général de Gaulle évoque, dans son discours du 16 septembre 1959, l'autodétermination. C'était, on ne peut plus clairement, signer l'acte de décès de «l'Algérie de Papa». Le 4 janvier 1960, Camus avait rendez-vous avec la mort, entre Sens et Fontainebleau, dans la voiture qui le menait vers Paris en compagnie de Michel Gallimard. Ce jour-là, la chaussée était humide. Il était exactement 13 h 55 quand la puissante voiture, une Facel Véga, dérapa, puis s'écrasa contre un premier arbre avant de percuter un second et de s'y encastrer. A l'instant de l'accident, Camus étais assis à côté de Michel Gallimard qui conduisait. Le port d'une ceinture de sécurité lui aurait-il sauvé la vie ? Peut-être, mais l'usage ne s'en était pas encore répandu. Quoi qu'il en soit, «Le crâne et la colonne vertébrale brisés», Camus fut tué sur le coup, Michel Gallimard lui survécut cinq jours alors que la fille, Anne et la femme de Michel Gallimard, Janine, furent indemnes. On incrimina la vitesse. Un automobiliste indiqua qu'il avait été «doublé» à 150 km/heure. Le compteur de la vitesse était resté bloqué sur cent quarante-cinq km/h. «Vitesse terrifiante», selon les termes de Jules Roy. « Le conducteur (Michel Gallimard) roulait à très vive allure» précise Jeanyves Guérin dans son «Dictionnaire Albert Camus». Un témoin rapporta qu'il avait vu la voiture «zigzaguer», puis s'écraser contre un platane, un second attesta qu'il l'avait vue «valser». Le pneu arrière gauche aurait-t-il éclaté parce qu'il était à moitié usé ? Le conducteur avait-il imprudemment freiné comme on a pu l'écrire dans le journal L'Aurore du 6 janvier 1960 ? L'accident était-il dû à une rupture d'essieu, de châssis ? Selon Etiemble, «la roue arrière gauche se serait bloquée, ce qui s'était déjà produit en deux occasions». Consulté, un garagiste aurait confié à Michel Gallimard : «Cette voiture est un tombeau». Des deux grandes biographies d'Albert Camus, celle de Herbert R. Lottman, parue aux éditions du Seuil en 1978 et celle, plus récente, d'Oliver Todd, la première consacre un chapitre circonstancié à l'accident et l'autre est infiniment plus discrète sur l'accident et ses causes, les responsabilités éventuelles de Michel Gallimard. On croit en deviner les raisons. La mise en cause de Michel Gallimard a suscité de forts remous dans l'entourage de Camus et parmi ses amis. Certains, Jules Roy par exemple, ont imputéla mort de Camus à l'imprudence de Michel Gallimard. Cet accident brouilla définitivement Jules Roy avec les Gallimard. «Les Gallimard et moi nous nous fâchâmes (?) Gaston [Gallimard] m'écrivit que s'il lui arrivait de me rencontrer, il ne me serrerait pas la main». Claude Gallimard se mit de la partie et il écrivait à Jules Roy que ? la maison n'avait plus rien de commun avec mes ouvrages passés, présents et futurs'. Du jour au lendemain, mon nom fut rayé du fonds de l'éditeur et des librairies. Je me débattis un moment et me heurtai à la puissance offusquée. Ce n'était pas une scène où, entre amants, on se jette les affaires par la fenêtre. C'était pire : j'avais commis un crime de lèse-majesté». (Jules Roy, Mémoires barbares, Albin Michel, 1989). D'autre part, Louis Guilloux, très proche ami de Camus, aurait affirmé à Jean Grenier : «Quelle légèreté de la part de Michel Gallimard de prendre la responsabilité de la vie d'un homme comme Camus» (Correspondance Albert Camus/Louis Guilloux, éd. Gallimard, p.) Les préventions de Camus touchant la vitesse étaient connues de tous ses amis. L'un des plus anciens d'entre eux, Emmanuel Roblès, raconte : «De que je poussais une pointe sur la route, il m'arrêtait en disant : ?tu finiras cul-de jatte'». A son actrice fétiche, Maria Casarès, qui le pressait, un jour, de se dépêcher, Camus avait répondu : «Je ne connais rien de plus idiot que de mourir dans un accident de voiture». Enfin, son professeur de philosophie à l'Université d'Alger, Jean Grenier, rappelait volontiers l'aversion de Camus pour la vitesse, racontant que son ancien élève prenait le train jusqu'à Avignon pour éviter la route Paris-Côte d'Azur, et qu'il «recommandait à l'homme qui venait le chercher dans la vieille Citroën de ne pas conduire trop vite». On raconte enfin que l'enfant de Belcourt taquinait Michel Gallimard sur son goût pour la vitesse. Mais il ne refusait pas de se laisser conduire par son ami. Il aurait même dit à Etiemble qu'avec Michel, il n'avait pas peur en voiture. Ils avaient en effet emprunté ensemble la route Paris-Côte d'Azur, en 1953, pour rentrer à Paris. «Camus est mort» titrait «Combat», le journal dont il fut, avec Pascal Pia et Claude Bourdet, l'une des voix majeures, «un homme libre» selon «Le Populaire», «Un juste» pour «La Croix». On imagine sans peine la consternation, la peine aussi, que cette terrible accident a suscité chez ses proches et ses amis. Cette disparition choque d'autant plus les contemporains que Camus avait, semble-t-il, retrouvé toute son énergie. En 1959, à un journaliste qui lui demandait si son œuvre était terminée, Camus rétorqua «qu'il avait 45 ans et une assez consternante vitalité» C'est un vieux procès que fait la philosophie à l'existence des hommes en la jugeant trop brève. Comme beaucoup d'entre nous, Albert Camus croquait la vie comme si elle ne devait jamais finir, comme si le torrent en était inépuisable, on ne songera pas à le lui reprocher. «A la semaine prochaine, Monsieur Camus, lui disait Suzanne Ginoux, sa gouvernante, au moment où il prenait place dans la Facel Vega de Michel Gallimard, le 3 janvier 1960. «Oui, lui répondit-il, je fuis l'épidémie de grippe, à dans huit jours !». La mort de Camus sonne comme un scandale presque religieux. Son ex-ami, Sartre, ne s'y trompa pas. Dans un bel hommage, paru dans «France-Observateur», il nomme scandale l'accident qui a mis un terme aux jours de Camus «parce qu'il fait paraître au cœur du monde humain l'absurdité de nos exigences les plus profondes». Dès ses premiers écrits, Camus aborde le thème de la mort. Il peut sembler curieux de prime abord qu'un homme jeune, né sous un soleil méditerranéen et amoureux de la vie, des plaisirs et des joies qu'elle procure, puisse, de manière aussi grave, disserter sur la mort. Ce thème en vérité nous plonge avant l'heure en pleine ambiance «existentielle», que Camus, dans «Le Mythe de Sisyphe», nomme une «sensibilité absurde». Il écrivait dans «Noces» cette formule chargée de sens : «un homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l'horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort». La tuberculose à laquelle il fait allusion dans ce passage, et qui est à l'origine de ses réflexions maintenait Camus dans cette proximité avec la mort qu'il ne pouvait oublier. Elle a orienté son destin, car il ne pouvait plus s'engager dans la carrière d'enseignant qu'il avait un temps envisagée. Liant l'amour de la vie et la mort, il écrivait dans «Le vent à Djemila» (Noces). Djemila, dit-il est une «ville qui ne mène nulle part et n'ouvre sur aucun pays». Sur le site de Djemila, «la ville morte est au terme d'une longe route en lacets qui semble la promettre à chacun de ses tournants et paraît d'autant plus longue». Camus confesse : «J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir». Dans «L'Etranger», la mort, sous la forme du meurtre de l'Arabe, est un axe fondamental du roman ; c'est même là que se noue véritablement l'intrigue. «Le Mythe de Sisyphe» est consacré au problème fondamental du sens de la vie. Si l'existence est absurde, faut-il en finir par le suicide ? L'absurde peut être maintenu, mais il ne conduit pas forcément au suicide : «Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables». On peut donc être heureux dans un monde privé de sens supérieur. Le destin est «une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes». Dans «La Peste», la mort menace sous l'aspect de l'épidémie, même si on considère que l'épidémie est une allégorie du fascisme, qui comme on le sait s'est historiquement traduit par les déportations, la terreur et la guerre. Dans l'Homme révolté, il s'agit d'une réflexion sur le meurtre rationnel. « Dès l'instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il fait la loi aujourd'hui». Camus propose une réflexion sur les «camps d'esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l'amour de l'homme». En clair, il s'agit de juger une philosophie, le marxisme, (en fait le communisme russe, mais Camus ici ne se donne guère les moyens de la distinction) qui a érigé la lutte pour l'émancipation au rang de ses priorités, qui a formulé des concepts et des outils pour favoriser cette émancipation et qui s'est transformée en un immense camp de concentration, en un système où l'horreur est de mise. Camus essaie de penser comment le désir de révolte a tourné au despotisme, à la déportation, à la terreur et au meurtre de masse. A ses yeux, ce ne peut être que par une dépravation de la révolte, et cette dépravation se nomme révolution. Trois ans après la publication de «L'Homme révolté» où Camus stigmatisait les révolutions, éclate la révolution algérienne. C'est un signe des temps : c'est dans son pays natal que Camus va être mis en demeure de confronter sa pensée avec les faits. En réalité, cette révolution va profondément affecter la vie de Camus. Quand il sent poindre l'inéluctable affranchissement de l'Algérie, le «séparatisme» disait-il, il écrira : «Ma patrie perdue, je ne vaudrais plus rien». Quand s'achève la Guerre d'Algérie par la proclamation de l'indépendance, à l'issue des accords d'Evian en mars 1962, Albert Camus est mort depuis plus de deux ans. «Nul n'a le droit de dire, souligne Roger Grenier avec insistance, comment il aurait réagi lors du dénouement. La lecture d'Actuelles III ne nous autorise qu'un seul commentaire : voilà quelle était sa position au printemps 1958. Rien de plus» (in Albert Camus, Soleil et ombre, Gallimard, 1987). Cette appréciation doit être corrigée. Elle ne vaut que si l'on se réfère à des prises de position publiques, mais Roger Grenier ne peut l'ignorer, Camus lui-même, à son retour d'un voyage en Grèce, dans une lettre (4 août 1958) adressée à Jean Grenier écrit : «Je crois comme vous qu'il est sans doute trop tard pour l'Algérie [on voit par le dramatique «trop tard» qu'il entend par là l'indépendance de l'Algérie]. Je ne l'ai pas dit dans mon livre (cf Actuelles III) parce qu'il faut laisser ses chances au hasard historique et parce qu'on n'écrit pas pour dire que tout est fichu. Dans ce cas on se tait, je m'y prépare». Il y a donc, on le voit, une distorsion, un hiatus entre les textes figurant dans «Actuelles III» et le sentiment de l'irréversibilité de l'indépendance algérienne. En février 1957, Mouloud Feraoun, après s'être entretenu avec Emmanuel Roblès qui revenait de Paris, écrit dans son «Journal» que, selon Roblès, «Camus se refuse à admettre que l'Algérie soit indépendante et qu'il soit obligé d'y rentrer chaque fois avec un passeport d'étranger, lui qui est Algérien et rien d'autre. Il croit que le FLN est fasciste et que l'avenir de son pays entre les mains du FLN est proprement impensable». D'autre part, les conversations qu'il a avec ses amis, notamment Poncet, font voir que Camus n'était pas sûr de la justesse de ses propos. A Poncet qui lui dit : «Tout ce qu'on peut encore espérer, c'est une Algérie autonome fédérée à la France», Camus, levant les bras «avec résignation», laissa tomber : «Eh bien espérons quand même». Camus avait écrit : «J'ai essayé, à cet égard, de définir clairement ma position. Une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France, me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d'Islam qui ne réaliserait à l'intention des peuples arabes qu'une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français à sa patrie naturelle.» Camus n'écartait pas la possibilité de l'erreur ou d'un jugement erroné : «Je peux me tromper ou juger mal d'un drame qui me touche de trop près». Mais Poncet demeure dubitatif: «Comment Camus qui dans le passé et en public, à Alger républicain ou Combat, a défendu les droits des musulmans, reste-t-il sur une position qui contredit ce passé ?» Et Poncet en conclut que Camus porte désormais sur l'Algérie un «regard myope». Les autres amis de Camus, Maisonseul, Bénisti, Simounet, se rendent compte que l'Algérie algérienne est désormais un fait en voie de s'accomplir. Guy Basset, dans les entrées qu'il consacre à Jean de Maisonseul et Louis Bénisti, dans le «Dictionnaire Albert Camus», «oublie» de le rappeler. Dans son propre camp, Camus savait que sa position était contestée, ce n'était plus seulement les sartriens, les trotskystes, les révolutionnaires qui s'opposaient à la Guerre d'Algérie, réclamaient l'indépendance et militaient pour elle, c'était même des gens de sensibilité droitière. En juin 1957, Aron fait paraître «La Tragédie algérienne». Evoquant l'idée de négociation qui planait dans l'air, Aron note dans ses «Mémoires» : «Il n'y aura pas de négociations sans la reconnaissance du droit des Algériens à l'indépendance ; et celle-ci impliquera le départ d'au moins une fraction des Français d'Algérie». En s'appuyant sur des données économiques, sociologiques, Raymond Aron, qui, précisons-le, n'avait aucune sympathie pour le FLN, ni du reste pour le combat émancipateur des Algériens, a conclu à l'inéluctable perspective de l'indépendance. Comment Camus en était-il arrivé à ces positions, lui l'enfant du pays, qui mieux que d'autres avait su trouver le ton juste pour parler de la misère du peuple algérien ? Lui le «Juste» comment en est-il venu à appuyer, malgré lui, l'injustice, à cautionner, par son silence et ses atermoiements, une guerre menée contre des Algériens qui y mouraient par milliers ? C'est ce silence qui fut un véritable scandale. Camus aurait pu jouer auprès des Pieds Noirs, les siens, quand il en était encore temps le rôle qui fut le sien pour les persuader que les Musulmans étaient leurs égaux, ce à quoi ils ne purent se résoudre. Car la véritable justice se situe au-dessus des factions, se moque des fraternités ethniques. Comment a-t-il pu oublier que le combat pour la justice commence souvent par une lutte contre les siens. Par quels cheminements a-t-il transité pour en venir à cette «vision myope» que lui reprochait Poncet ? C'est en effet une question digne d'intérêt. Il faut remonter loin dans l'itinéraire de Camus, dès son adhésion au Parti communiste algérien et son exclusion, pour y voir poindre les premières tendances de ses positions algériennes, qui ne séparent pas à notre sens de son évolution, de ses lectures, de ses rencontres, des influences qui se sont exercées sur lui autant que du contexte, des événements, de la Guerre froide, le stalinisme, les Procès de Moscou, de la décolonisation, de la guerre de Corée. |
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