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Algérie : décoloniser l'esprit, libérer l'eau, inventer l'avenir

par Elhabib Benamara*

Soixante ans après son indépendance, l'Algérie est à la croisée des chemins. Si elle a brisé les chaînes politiques du colonialisme, elle reste prisonnière de chaînes invisibles : l'aliénation mentale, une gestion désastreuse de l'eau, et un modèle économique hérité de l'ère coloniale. Pour espérer survivre - et surtout vivre libre - l'Algérie doit accomplir une révolution bien plus profonde que celle des armes : une décolonisation des esprits, des infrastructures et des imaginaires.

L'eau, miroir de l'aliénation

Dans un pays frappé par une sécheresse chronique et des inondations dévastatrices, 90% des eaux de pluie sont perdus chaque année vers la mer et les déserts. À Béchar, en plein désert, des stations-service neuves évacuent mécaniquement les rares pluies dans des avaloirs, comme si l'eau était un déchet. À Alger, même les mosquées, pourtant lieux de prières pour la pluie, rejettent l'eau des toits vers les égouts.

Ce paradoxe révèle une fracture profonde : la coupure entre l'homme et la nature, conséquence directe d'une infrastructure hydrique coloniale, pensée pour drainer, et non pour nourrir. Le génie hydraulique autochtone - foggaras, matmoras, puits traditionnels - est abandonné au profit de mégabarrages coûteux et sous-exploités.

Pendant ce temps :

- 3 à 4 milliards de dollars sont dépensés chaque année pour importer des céréales, principalement du blé.

- 40% des terres agricoles sont abandonnées.

- Les nappes phréatiques du Sud s'épuisent pour alimenter les industries d'extraction.

Sans eau, il n'y a pas d'agriculture. Sans agriculture, pas de souveraineté alimentaire. Et sans souveraineté alimentaire, pas de véritable indépendance.

L'aberration du drainage des eaux de pluie

L'un des plus graves héritages coloniaux est la gestion absurde des eaux pluviales : au lieu de favoriser leur infiltration et leur stockage, on les canalise systématiquement vers les mers et les déserts. Même en plein désert, où chaque goutte d'eau est vitale, l'eau est traitée comme un déchet.

Cette vision doit être inversée. Avant même de généraliser des stratégies de gestion durable dans les agglomérations urbaines, il est impératif d'imposer une philosophie de la rétention des eaux de pluie sur tout le territoire : villages, infrastructures publiques, mosquées, bâtiments privés. Chaque goutte doit être captée, conservée, valorisée.

Si nous préservons la goutte de pluie là où elle tombe, nous restaurerons nos sols, nourrirons nos cultures, abreuverons nos troupeaux, et nous n'aurons plus besoin d'importer des moutons ni des légumes d'Europe.

La trahison silencieuse : l'architecture du mimétisme

L'architecture urbaine algérienne témoigne également de cette colonisation intérieure. Depuis deux décennies, les façades vitrées pullulent, symboles d'une modernité importée et inadaptée. Sous plus de 3.000 heures de soleil par an et des vents poussiéreux constants, ces bâtiments deviennent des serres énergivores et se dégradent rapidement.

Résultat : 62% de la consommation électrique estivale des bâtiments publics est absorbée par la climatisation (CREG, 2021). Les murs de verre, incompatibles avec le climat et la culture de l'intimité, trahissent une crise identitaire profonde.

Le Sud : réservoir de richesses ou colonie intérieure ?

Berceau des plus anciennes civilisations africaines, le Sud algérien n'est plus aujourd'hui traité comme une colonie intérieure. Ses hydrocarbures financent l'État, et ses habitants ne vivent plus dans l'oubli. Même si la logique extractiviste persiste : forages de gaz, barrages pharaoniques, l'abandon des oasis, arrive à son terme et la culture de régénération émerge.

Solutions : construire une souveraineté réelle

1. Décoloniser l'eau :

- Réhabiliter les foggaras pour irriguer 200.000 hectares.

- Transformer les mosquées en centres de collecte et de purification écologique des eaux de pluie.

- Généraliser les jardins de pluie, bassins d'infiltration et la végétalisation urbaine.

2. Réinventer l'agriculture :

- Remplacer le blé importé par le sorgho et le millet, adaptés au climat.

- Développer l'agroécologie saharienne et créer des banques de semences autochtones.

3. Promouvoir une architecture enracinée :

- Limiter les surfaces vitrées à 30%.

- Favoriser les matériaux locaux : pierre, terre crue, briques compactées.

- Intégrer loggias végétalisées et toitures vertes pour un confort bioclimatique.

-Se réconcilier avec la nature et planter des arbres à large ombragés et bannir les washitognias des cités.

4. Instaurer un nouveau management hydrique :

- Créer des tribunaux climatiques pour juger les gaspillages d'eau.

- Imposer des permis de construire conditionnés à la récupération d'eau.

- Décentraliser la gestion de l'eau au profit des communautés locales.

5. Révolutionner l'éducation :

- Enseigner l'histoire résistante d'Ibn Khaldoun à Kateb Yacine.

- Généraliser le tamazight et l'arabe dialectal comme langues de savoir.

- Initier les enfants à la préservation de l'eau et des sols dès le plus jeune âge.

Conclusion : le serment de la goutte

Sans la maîtrise de l'eau, il n'y aura ni économie durable, ni souveraineté alimentaire, ni dignité humaine. La goutte de pluie tombée sur notre sol ne doit plus finir dans les avaloirs, mais nourrir la terre, les racines et les esprits.

La véritable décolonisation n'est pas nostalgique : elle est un projet de civilisation. Libérer l'eau, libérer la terre, libérer l'esprit : voilà la triple révolution qui attend l'Algérie.

Comme le rappelait Kateb Yacine : « Notre liberté germera lorsque nos puits cesseront de pleurer »

*Architecte urbaniste - Kenadsa. Béchar.