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Ouvrage collectif sous la
coordination de Mohamed Mebtoul, avec la
participation de Aicha Benabed et Ouassila
Salemi, 2023, Tlemcen, La nouvelle publication
universitaire, 204 pages.
On pourrait à priori penser que l'étude du corps est le domaine réservé des biologistes. Or, dès leur naissance, les sciences sociales en ont fait leur objet de recherche. Il n'est pas inutile de rappeler que dès l'aube du 20ème siècle, sociologues, anthropologues et historiens ont vu dans le corps un révélateur marquant de la vie sociale, culturelle et des normes régissant les sociétés. Marcel Mauss (1934) le montre bien quand il affirme qu'il existe des «techniques du corps» qui varient «avec les sociétés, les éducations, les convenances, les modes et les prestiges». Mettant en exergue la dimension sociale de ce qu'il nomme les «habitus», il appelle à examiner de près ces «montages physio-psycho-sociologiques», en envisageant l'homme dans sa totalité, dépassant ainsi la vision «naturelle » des corps. Les sciences sociales sont de ce fait incontournables pour montrer concrètement la production des imaginaires corporels (Godelier, 2015) ou les différentes façons de théâtraliser la vie sociale (Goffman, 1973), révélant un corps social pluriel, jouant le rôle de médiateur, entre le monde extérieur et le sujet (Le Breton, 1998). L'ouvrage collectif est composé de dix contributions. Sept sont en français et trois sont en arabe. Les terrains d'étude sont aussi variés que leurs auteurs : des quatre coins d'Algérie (Oran, Mascara, Relizane, Alger, Skikda et Biskra) du Maroc, de la Tunisie et de France. Les trois parties renvoient aux trois thématiques suivantes : La première partie est intitulée corps et esthétique : le corps réinventé ; la deuxième s'intéresse au corps résistant et, enfin, la troisième fait référence aux corps stigmatisés. Les corps réinventés La première contribution de Sidi Mohamed Lakhdar Barka: l'invention du corps comme fondement esthétique. L'auteur propose une réflexion à partir de sa lecture des nouvelles de l'auteur égyptien Naguib Mahfouz, traduites en français de l'arabe égyptien, proposant ainsi un genre littéraire particulier et traitant en même temps de la problématique du genre, des rapports hommes/femmes dans une société certes patriarcale comme l'Egypte, mais loin des stéréotypes dominants à travers des profils particuliers, tout en montrant l'importance du contexte social et de la dimension socio-politique et institutionnelle. La deuxième contribution de Kenza Alami évoque la question de la chirurgie esthétique chez les femmes au Maroc. A partir d'une enquête qualitative, menée au sein d'une clinique de chirurgie réparatrice et esthétique, l'étude avait comme objectif de mettre en exergue l'expérience vécue des femmes à travers leurs discours émis lors d'entretiens semi-directifs. Son étude a montré qu'au-delà de l'aspiration centrale de ces femmes à la beauté corporelle, dans une quête de normalisation, à la recherche de la réussite ou de l'acceptation sociale, la séduction et l'estime de soi, la plupart des interventions chirurgicales à visée esthétique contribuent de plus en plus à la médicalisation de la vie sociale, favorisant ainsi la domination sociale plutôt que l'appropriation des corps par les femmes. La troisième contribution de Tayeb Kennouche appréhende la danse chez les femmes comme un fait social, en tentant de mettre la lumière sur ce qu'il considère comme un « angle mort », un « réel point aveugle » et un « non-dit de la sociologie » en contradiction avec le fait que la danse soit pourtant une pratique très ancrée dans les fêtes et les traditions algériennes. A part des témoignages de femmes « éclaireuses », l'auteur montre l'emprise de la conformité qui tend à dissimuler la diversité corporelle, par une image faussement homogène, en exerçant un dur monopole sur le corps des femmes. D'un autre côté, les fêtes sont les espaces où les corps dansants se révèlent, dans une sorte de dissidence sociale et expriment leur dénonciation et leur négation. L'auteure Hana Omrani, à partir d'une enquête réalisée à Oran, met l'accent sur le recours des femmes à la chirurgie esthétique et la transformation de leurs pratiques traditionnelles. Elle met en avant les pressions sociales et l'emprise de l'âge, ainsi que la dualité souffrance/espoirs, notamment, le piercing chez les jeunes filles. Les corps résistants Mohamed Mebtoul pose un regard réflexif sur sa trajectoire sociale, marquée par les vicissitudes d'un parcours en ballottage entre les deux rives (Algérie, France). Il évoque un corps étranger, qui oscille dans une dualité sociale et culturelle, contraint à la marginalité. Mais la lutte contre sa disqualification à la fois sociale et culturelle, produisant le corps étranger, va s'opérer par la médiation de la lecture, des enquêtes de terrain et des alliés d'ascension, lui ouvrant le chemin de la sociologie qui va donner un sens pertinent à sa vie sociale et intellectuelle. L'auteure Benaoum F-Z, en déconstruisant la tendance à l'infantilisation de la personne âgée par la société et ses institutions, a tenté de questionner le corps âgé malade dans une perspective dynamique et relationnelle, relevant les limites d'une approche centrée sur la dépendance. L'immersion dans le quotidien des personnes âgées a permis ainsi de mettre au jour la pluralité et la complexité des expériences du vieillir et de mettre en évidence leur processus d'inventivité et de créativité au cœur des pratiques sociales des agents étiquetés bien souvent par des formes sociales de passivité. Hafsi Bedhouifi a tenté de mettre le doigt sur les significations du corps social, son évolution et ses dérives, en référence à la période de transition socio-politique opérée dès 2010. Construisant sa réflexion socio-historique par l'immolation par le feu de Bouazzizi, il évoque la transformation de son corps physique et la symbolique de son acte dans la naissance et la consolidation de la révolution tunisienne. Aussi il a été question de corps résistants féminins face à l'emprise du discours religieux et les enjeux autour de la domestication de la femme et de son corps. Roger Cornu propose à travers une lecture socio-historique une réflexion sur le corps comme lieu de jonction des sensations et des connaissances, des gestes et des paroles. Il évoque la révolution française, les académiciens et le siècle des lumières et comment la science a pris le pas sur la philosophie, la machine sur l'outil et le développement des sciences de l'homme et de la société, dont l'objet est de repenser les rapports qui lient le corps, l'homme et la société, ainsi que le savoir, le savoir-faire et le savoir vivre. Les corps stigmatisés Ahmed Boudchicha évoque la problématique du corps malade, notamment durant la période de la pandémie du Covid-19 et ses répercussions sur les pratiques sociales au quotidien. Il a mis en exergue les questions liées aux corps malades en milieu de travail et les spécificités entourant le travail des femmes et celui des hommes, tout en insistant sur la nécessaire prise en compte des conditions de travail pour la préservation de la santé des travailleurs. A partir d'une étude sur les trajectoires sociales des femmes malades, Mimouna Menasria a mobilisé le concept de stigmate pour appréhender la douleur ressentie et ses conséquences sur les aspirations des femmes. L'auteure évoque les appréhensions de ces femmes quand à leur devenir, quel que soit leur statut social, mais aussi les difficultés de prise en charge au sein des familles. Conclusion Au terme de cette présentation, il est possible d'indiquer les multiples usages sociaux, culturels et politiques du corps dans sa pluralité et dans sa complexité. Les agissements du corps constituent bien le miroir reflétant les pratiques sociales, les jeux et les enjeux qui traversent les sociétés au quotidien (Mebtoul, 2018). Sans être exclusif, l'ouvrage a tenté d'appréhender les dimensions du corps dans leur diversité. Il reste néanmoins une brèche dans une société encore sous analysée (Berques). Il s'agit alors de multiplier les approches de terrain pour comprendre de façon fine les sens que les acteurs sociaux donnent aux objets, aux situations, et aux pratiques qui les entourent, dans la construction de leurs mondes sociaux, par la mise en jeu du corps social (Augé, Cohen, 2004). Références bibliographiques Augé Marc, Cohen Jean-Pierre, 2004 : L'anthropologie, Paris, PUF. Berque Jaques, Mémoires des deux rives, 1999, Paris ; le Seuil. Goffman Erving, 1973, la mise en scène de la vie quotidienne, la présentation de soi, éditions de Minuit. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF. Mauss Marcel, 1934, Les techniques du corps, Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934. Mebtoul Mohamed, 2018, « Un parcours de recherche. Le quotidien : clé de lecture de la société algérienne », Insaniyat, n°80-81, 17-34. *Sociologue à l'université de Mostaganem et chercheure associée au sein de l'unité de recherche en sciences sociales et santé (GRAS-Université d'Oran 2) |