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De toute façon, nous, ce
n'est pas le pouvoir qui nous intéresse, c'est plutôt la conscience, la prise
de conscience de tout un peuple. Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur, 1987.
Je vais parler en mon nom: la guerre des mémoires entre la France et l'Algérie est l'affaire de quelques entrepreneurs de la mémoire qui se connaissent très bien entre eux et qui, en privé, célèbrent les répercussions néfastes de leurs jérémiades dans les deux rives de la Méditerranée. C'est à ces rentiers du postcolonial de se «réconcilier» publiquement pour épargner les Algériens et les Français-auxquels la question de la «réconciliation» ne se pose pas ? de leurs messes monotones. En Afrique du Nord, et particulièrement en Algérie, l'Histoire avec un grand «H» est encore un exercice hagiographique, une «histoire officielle» à usage décoratif et commémoratif. L'excès de cette «histoire officielle» étouffe et étrangle le pays, il y a maintenant soixante ans. Il l'a rendu esclave des spectres de sa propre guerre de Libération. On évoque rarement l'Afrique du Nord mais souvent le «Maghreb arabe» ou le «Monde musulman», comme si cette géographie millénaire, des peintures rupestres du Tassili N'ajjer aux Guerres de Jugurtha (112-105 av. J.-C.) n'avait point existée. Par magie hagiographique, l'Afrique du Nord devient «ontologiquement arabo-musulmane» à l'aube du VIIe siècle, avec les invasions arabes. Récemment, le Rapport Stora portant sur les questions mémorielles relatives à la colonisation et à la Guerre d'Algérie a été publié sous le titre évocateur: France-Algérie, Les passions douloureuses1. Comme la coutume le veut, les forces réactionnaires et réactives des deux rives de la Méditerranée ont déversé leur venin ressentimiste contre le rapport de Benjamin Stora; les uns parlant de «repentance», les autres d'«occultation des crimes coloniaux», comme si l'urgence vitale consiste à ruminer les douleurs et les traumas du passé. Deux rives, deux excès, deux aveuglements, deux impasses mémorielles et historiques. Face à cette démesure, à cet excès d'histoire, seule la pensée solaire de midi (Camus) pourra rétablir les limites de la mémoire, afin qu'elle ne succombe pas à la maladie du ressentiment où «les forces réactives l'emportent sur les forces actives parce qu'elles se dérobent à leur action» (2). Nietzsche nous a pourtant prévenu: l'excès d'histoire - et aussi de mémoire - est nuisible et dangereux dans la mesure où il empêche la maturation de l'individu et de la communauté. Il affaiblit ainsi le présent et brouille les perspectives de l'avenir. Les vertus de l'oubli volontaire Pourquoi l'histoire et quelle est son utilité ? Une question complexe à laquelle Nietzsche a tâché de répondre dans sa Deuxième considération inactuelle(3). Nietzsche ouvre son texte par une préface dans laquelle il explique que nous avons besoin des études historiques « pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l'action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises»(4). Tourmenté par la propagation du sentiment de la «fièvre historienne», Nietzsche s'attaque, en bon philologue, à dépeindre et à livrer au grand public les dérives de l'excès d'histoire, ce «vice hypertrophié» susceptible de causer la perte des peuples et des nations, écrit-il. Quand la «fièvre historienne » est orientée vers la rumination du passé, l'apprentissage de l'oubli devient impossible. La charge écrasante du passé sature le présent et empêche le déploiement de la volonté qui, elle, est source de joie et de création. La Deuxième considération inactuelle est construite sur la dialectique du sens historique et du sens non historique dans laquelle se joue le service de la vie et de l'avenir ou la momification du passé et le desséchement du présent. Soit on oublie le passé et on s'installe au seuil de l'instant, pour mieux construire l'avenir; soit on succombe au ressentiment et on se condamne à l'inaction. La mémoire des traces se durcit et se sclérose, devenant de ce fait un aliment indigeste à ruminer sans fin. «Il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation(5)». L'hypermnésie doit donc avoir des limites. Elle ne doit pas fossoyer le présent parce qu'il y a un avenir à préparer, à construire. Tels sont les risque de ce que Nietzsche appelle l'histoire monumentale: ces risques résident dans le fait de connaître « la grandeur sans être capable de réaliser de grandes choses»(6). Cela étant dit, l'analyse nietzschéenne pourrait être éclairante sur les questions mémorielles relatives à la Guerre d'Algérie. A côté des invasions arabes et de la colonisation ottomane entre le XVIe et le XVIIIe, l'histoire officielle de l'Algérie a érigé, depuis 1962, la colonisation française comme paradigme explicatif du passé, du présent et du futur. Au nom de cette histoire-momifiée, on justifie la dictature militaire de l'été 1962 «au nom de la colonisation», au nom de l' «unité du peuple et de la Nation»; on islamise et on arabise un peuple qui n'a rien demandé, «au nom de la colonisation»; on plonge un pays dans une guerre civile, nommée pudiquement «Décennie noire», pour que dix ans plus tard, on organise l'oubli des massacres et on amnistie tout le monde, bien évidemment « au nom de la colonisation». La publication du Rapport Stora a rendu possible un nouveau « au nom de la colonisation ». Dans un pays où l'urgence est de regarder vers l'avenir, tout en s'adossant sur le passé dans ce qu'il a de plus noble (la Carthage d'Hannibal, la Numidie de Massinissa, la Maurétanie césarienne de Juba II), la préférence est orientée vers le passé dans ce qu'il a de plus douloureux. Certes, la colonisation est un crime, une grande plaie béante et non cicatrisée. Pour autant, il est extrêmement nocif de remuer une plaie en cours de cicatrisation, une brèche mal colmatée. La «fièvre historienne», pour reprendre l'expression à Nietzsche, habite cette plaie qui saigne depuis soixante ans. Si le Rapport Stora comporte des préconisations pour guérir certaines plaies du passé colonial, les partisans de la rente mémorielle ? c'est-à-dire les rentiers du ressentiment postcolonial-appliquent la maxime suivante: tu dois vivre d'une jérémiade à l'autre; tu ne dois jamais oublier que tu es un éternel ex-colonisé. Les plaies mémorielles ne doivent pas guérir pour qu'on continue d'exister, d'entretenir notre rente mémorielle - très confortable en l'occurrence. La plainte récurrente, le confort dans la complainte, l'instrumentalisation de l'histoire à des fins de domination, c'est notre but existentiel. Ainsi parlent les gardiens de l'histoire atrophiée et fossilisée par l'excès de commémorations et de jérémiades. Or, pour comprendre le passé, il faut d'abord suspendre la croyance en ses spectres qui saturent la compréhension du présent. L'objectif du Rapport Stora est avant tout didactique. Il invite le chercheur intéressé à travailler, à fouiller, à nuancer, non à juger ou condamner. Il dit que l'histoire reste à écrire et non écrite définitivement. Il propose aussi l'appréhension de l'histoire entre les deux rives de la Méditerranée comme «bien commun», selon la très belle formule de l'historien Fouad Soufi. La maturation de l'individu comme celle de la communauté ne peut guère se réaliser dans une ambiance polluée par des croyances nuisibles et régressives. Seule la plasticité de l'oubli permettra d'orienter l'étude de l'histoire coloniale d'un point de vue critique et utile, et non d'un point de vue commémoratif et hagiographique, sans aucune utilité pour l'avenir d'un pays qui reste à construire. C'est pour ces raisons que Nietzsche pose dans sa Généalogie de la morale la «faculté de l'oubli» comme une faculté majeure d'inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme : « grâce à lui, [l'oubli], toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu'absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu'on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition physique qui est une assimilation par le corps »(7). Se mettre à l'écart, se mettre au repos, fermer temporairement les fenêtres de la conscience pour laisser «le monde souterrain de nos organes» lutter contre les douleurs des blessures, des plaies, des brèches non colmatées, remuées incessamment par le ressentiment qui ne connaît pas l'oubli, mais seulement la rumination douloureuse. A l'homme muni de la faculté de l'oubli, Nietzsche oppose l'homme du ressentiment, homme totalement démuni de cette capacité d'inhibition de l'amertume: «L'individu chez qui cet appareil d'inhibition est endommagé et ne fonctionne plus peut être comparé à un dyspeptique (et non seulement comparé), il n' « en finit » jamais avec rien? Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l'oubli représente une force, la condition d'une santé robuste? »(8). Visiblement, la faculté de l'oubli est absente chez ceux qui n'ont pas digéré le Rapport Stora, puisqu'ils ne sont point capables de s'orienter autrement dans l'histoire, ils répètent la plainte ad nauseam et ne se départent aucunement d'elle. Cette répétition entraîne le déni de réalité. L'idéologie prend ainsi place. Oublier et préparer l'avenir Aujourd'hui, une évidence s'impose: les attitudes religieuses et fanatiques relatives à l'histoire coloniale, du côté français comme du côté algérien, sont nuisibles et destructrices. L'urgence de combattre cet intégrisme mémoriel et victimaire incombe aux esprits libres des deux rives de la Méditerranée. La tâche qui s'impose à nous, aujourd'hui, nous autres Algériens et Français, c'est de dépasser le ressentiment qui s'est fossilisé dans nos mémoires, hélas communautarisées et séparées depuis soixante ans. Pour paraphraser les termes de Benjamin Stora, il s'agit «de comprendre ce qui s'est passé» et non «d'avoir eu raison dans le passé»(9). Le référent guerrier en Algérie a construit une nation et un peuple imaginaires, monolithiques et dogmatiques. L'histoire conçue comme hagiographie n'est autre qu'un récit lourd et pesant qui empêche la construction d'une nouvelle Algérie démocratique, apaisée et débarrassée des entrepreneurs hargneux à l'esprit chétif de l'histoire coloniale. Du côté français, le grand problème de l'historiographie de l'Algérie et de la guerre repose sur le fait que l'on assiste, à la fois, à une sorte d'absence lancinante d'amnésie, de refoulement et à une profusion d'écrits autobiographiques qui ont envahi le champ éditorial pendant une vingtaine d'années. En quelque sorte, l'absence d'histoire a été en partie comblée par des gardiens vigilants de la mémoire, qui interdisaient évidemment à tous les autres de prononcer la moindre parole. De l'autre côté, en Algérie, on a été confronté à une sorte de trop-plein de l'histoire, ou plus exactement à une survalorisation de l'imaginaire guerrier qui visait à expliquer le surgissement de l'Etat-nation par la guerre, et pas seulement par la politique.(10) Seules l'étude, la connaissance et la liberté d'esprit peuvent résoudre la dialectique de l'amnésie et de l'hypermnésie. La connaissance libère; l'ignorance emprisonne. La Révolution algérienne comme réservoir d'arguments et d'excuses pour les jeux politiques du présent est devenue un réservoir vide qui fait beaucoup de bruit. Il faut que ce fantasme cesse un jour. Il n'est pas la priorité des Algérien et des Français aujourd'hui. La véritable priorité, c'est le travail, l'étude et la compréhension. Or, il faut se souvenir de la position de Kateb Yacine vis-à-vis de l'instruction et du savoir, lui pour qui la langue française est avant tout une arme de libération. Dans un entretien tenu avec Dominique Eddé (1987), il expliquait qu'une partie non négligeable de la Révolution algérienne s'est faite en français, avec parfois des officiers qui sortaient de l'armée française: «Non? L'identité n'est pas un rejet. Le français nous appartient. Je me souviens que, lorsque j'étais écolier, ce qui m'intéressait le plus dans l'histoire de France, c'était l'histoire de la Révolution »(11). Avec une langue, on fabrique et on communique un savoir donné qui, à son tour, devient un facteur d'émancipation. C'est dans cette perspective katébienne que Benjamin Stora inscrit son rapport. Kateb Yacine considérait que toute révolution est à recommencer, faute de ne jamais atteindre qu'une partie de ses objectifs. Aujourd'hui, la révolution doit s'orienter contre l'ignorance et la bêtise, elles, nourricières des mouvements réactionnaires et extrémistes, algériens comme français. La «repentance» dont rêve les gardiens hystériques des blessures mémorielles franco-algériennes est une reddition face à la religion: la religion du ressentiment et de la rumination. Les fidèles de cette religion du ressentiment ont suspendu le temps, haïssent et empêchent tout ceux qui veulent établir des passerelles entre les deux rives de la Méditerranée. Le Rapport Stora est un manuel anti-ressentiment. Contre la rumination du passé qui intoxique et empoisonne le présent, il propose un passage à l'acte où l'apaisement des mémoires pourra se faire par le biais de l'étude et l'éducation. Par des actes concrets. Le but est d'aboutir à une conception de l'histoire comme « patrimoine culturel commun » entre la France et l'Algérie. Cela est largement profitable pour notre avenir ? nous autres Algériens et Français ? que les jérémiades postcoloniales qui ont tendance à s'imposer aujourd'hui comme un cinquième évangile. Ouvrir les archives françaises comme algériennes, faciliter et financer la mobilité et les déplacements des chercheurs français et algériens, créer une collection « franco-algérienne » pour diffuser efficacement les travaux des historiens, créer un fonds d'archives commun, miser sur l'éducation et la diffusion des savoirs : cela vaut mieux que Les Mille et Une Messes anticoloniales. Revenons à Nietzsche. Le superflu est l'ennemi du nécessaire. L'esprit esclave du trauma colonial est l'ennemi de l'esprit libre qui regarde vers l'avenir, tout en gardant l'œil sur le passé, avec toute sa complexité. L'histoire de l'Algérie actuelle, conçue comme hagiographie depuis soixante ans, est un chaos qu'il faudra organiser avec honnêteté, force du caractère et liberté d'esprit. L'histoire de la nouvelle Algérie, qui reste à écrire, doit débarrasser les Algériens comme les Français de la dialectique de l'ex-colonisé et de l'ex-colonisateur. L'histoire est un vaste océan et l'excès d'histoire est un violent courant qui perturbe sa stabilité. Pour échapper à cette maladie historique (Nietzsche), les marins épris de liberté d'esprit doivent naviguer, et même nager si cela est nécessaire, contre le courant de l'histoire, surtout officielle, dans ce qu'elle a de plus nuisible. Les rivages retrouvés, les blessures oubliées, la force régénérée, la création libérée : ainsi, l'histoire par-delà l'histoire pourra commencer. Note 1- Benjamin Stora, France-Algérie, Les passions douloureuses, Paris, Albin Michel, 2021. 2- Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 174. 3- Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1990. 4- Ibid., p. 93. 5- Ibid., p. 97. 6- Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, trad. Pierre Rusch, op.cit., p. 109. 7- Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, op.cit., p. 59. 8- Ibid., p. 60. 9- Benjamin Stora, France-Algérie, Les passions douloureuses, op.cit., p. 18. 10- Ibid., p.22. 11- Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur, « Un vieux compte amoureux », op.cit., p. 97. |