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VIENNE - Une
crise de la liberté universitaire prend des proportions très préoccupantes en
Europe. En général, lorsque l'on s'en prend à la liberté universitaire en
Occident, les gens pensent qu'il s'agit d'un problème marginal, d'une sorte
d'exception qui se limiterait à des pays comme la Hongrie, en proie à un autoritarisme
de plus en plus flagrant. Mais à vrai dire, ce problème est bien plus répandu
que les Européens et les Américains veulent bien l'entendre.
Oui, les choses vont mal dans la Hongrie du Premier ministre Viktor Orbán, un pays de l'Union européenne où les protections pour la liberté universitaire par la Constitution ont été effacées, où les études sur le genre sont refusées en tant que discipline universitaire. En outre, un ancien colonel de l'armée a été nommé Chancelier de l'Université des arts du théâtre et du film de Budapest. Mais prenez la France, où Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, a accusé les universités du pays de promouvoir « l'islamo-gauchisme » et a ouvert une enquête sur l'ensemble du domaine académique des études post-coloniales. Cette menace dépasse à présent les frontières de l'UE. Au Royaume-Uni comme aux États-Unis, qui ont longtemps représenté l'étalon-or de la liberté universitaire, les législateurs semblent vouloir rejoindre les rangs du régime autoritaire de la Hongrie. Aux États-Unis, les législatures d'État contrôlées par les Républicains rédigent des projets de loi visant à empêcher la « théorie critique de la race » et d'autres champs disciplinaires d'être enseignés dans les écoles publiques. Au Royaume-Uni, le gouvernement a récemment publié un livre blanc - « Enseignement supérieur : liberté d'expression et liberté universitaire » - qui semble appeler à des restrictions radicales de la liberté universitaire dans les universités britanniques. Dans un geste véritablement orwellien, le gouvernement veut installer un « Champion de la liberté d'expression et de la liberté universitaire » au sein du Bureau des étudiants. Bien que le Premier ministre Boris Johnson ne puisse probablement pas aller jusqu'à nommer un ancien officier militaire à ce poste, il choisira sans doute une personne dotée de solides références partisanes. La crise de la liberté universitaire est en partie politique et réglementaire et comporte des menaces et des restrictions juridiques envers la recherche et l'éducation. Il s'agit essentiellement d'attaques contre la notion même de connaissance comme bien public (bien qu'elles soient plus déguisées que dans des pays comme la Turquie ou la Russie). Mais la crise comporte également une dimension intellectuelle, née de l'absence de compréhension commune de la façon dont la liberté universitaire doit être adaptée au présent. La liberté universitaire est un défi mondial, mais l'Europe a un problème particulier à cet égard. En Europe, l'enseignement supérieur a été transformé par la création d'un Espace européen de l'enseignement supérieur, un processus qui a débuté en 1999. Comptant actuellement 49 pays, l'EEES a créé un espace commun pour l'enseignement supérieur doté de modèles et de normes communs, d'échanges intenses et de réglementations et institutions communes, qui transcendent les juridictions nationales et les traditions universitaires. Pourtant, malgré ces changements remarquables, le travail de développement d'un concept commun de liberté universitaire, adapté aux conditions actuelles, n'a pas fourni d'aussi bons résultats. Au lieu de cela, la liberté universitaire a été tout simplement négligée, avec peu de consensus quant à sa signification. Que l'on se penche sur les politiques d'enseignement supérieur ou au sein même des universités, il n'existe tout simplement aucune définition commune du concept, ni aucune reconnaissance commune d'un besoin de le définir. Les ennemis de la liberté universitaire ont tiré parti de ce vide, en l'exploitant à des fins politiques. Lorsque la Commission européenne a poursuivi la Hongrie en 2017 pour avoir porté atteinte à la liberté universitaire, elle a souligné le fait que l'Université d'Europe centrale (CEU) avait été forcée de quitter le pays. Mais le gouvernement hongrois a soutenu que l'UE n'était pas compétente en la matière, parce qu'il n'existait pas de définition européenne de la liberté universitaire - légale ou autre - permettant d'étayer son argumentation. En fin de compte, ce qui aurait dû être un cas de jurisprudence clair et décisif sur la liberté universitaire s'est transformé en partie en un différend sur la fourniture de services commerciaux dans le cadre des règles de l'Organisation mondiale du commerce. De son côté, Vidal a justifié son attaque contre les universités non seulement par des arguments politiques et juridiques - à savoir que des restrictions à certaines disciplines sont nécessaires à la protection de l'État de droit et à la prévention du terrorisme - mais également par sa propre définition tendancieuse de la liberté universitaire. En adoptant une tactique habituelle de l'extrême-droite, le gouvernement français a tenté de déguiser son assaut contre les études post-coloniales sous les traits d'un projet de recherche, comme s'il utilisait simplement la liberté universitaire à son propre compte. En présentant la question de cette manière, le gouvernement peut prétendre qu'il ne s'agit pas de sévir contre les études post-coloniales pour des raisons politiques, mais plutôt de mener sa propre « étude » sur la question de « l'islamo-gauchisme ». Il existe un précédent récent de cette stratégie au Royaume-Uni. En 2017, Chris Heaton-Harris, un député conservateur, a exigé que toutes les grandes universités du pays publient leurs programmes de cours et les noms de tous les professeurs donnant des cours à leurs étudiants sur le thème du Brexit. En réponse à l'inévitable réaction, son excuse était « qu'il faisait des recherches » pour un livre. Les universités ne doivent pas être des institutions politiques. Mais les protéger contre des attaques exige néanmoins une action politique, car la liberté universitaire est un problème politique. La recherche libre et ouverte de la connaissance en tant que bien public est nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. La crise de la liberté universitaire exige donc une résistance intellectuelle, à commencer par un effort visant à développer une compréhension commune moderne du concept en Europe. Dans ce cas, les universitaires pourraient collaborer de manière rentable avec leurs alliés au sein du Parlement européen, où la CEU a été fortement soutenue dans ses luttes contre le régime d'Orbán, et pour la liberté de la recherche et de l'éducation en général. La question est évidemment de savoir à quoi pourrait ressembler un concept pan-européen de la liberté universitaire. Pouvons-nous nous inspirer de la tradition européenne d'une épistémologie rationaliste sans discrimination fondée sur la race, ou devons-nous trouver de nouvelles perspectives plus sophistiquées ? Après avoir longtemps tardé, des initiatives pour explorer ce genre de questions sont en cours. J'espère sincèrement que ces mesures n'arrivent pas trop tard. *Recteur de l'Université d'Europe centrale et Directeur de l'Observatoire mondial de la liberté académique. |