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Le
Quotidien d'Oran : Professeur, en tant que philosophe que vous inspire la
pandémie mondiale ?
Mustapha Cherif : L'avenir de l'Humanité est en jeu. Il est trop tôt pour cerner toutes les significations. Ce sera systémique, même si personne n'en détient les secrets et les conséquences. C'est une nouvelle catastrophe, de par le village global incohérent dans lequel les peuples sont embarqués. Ce qui est certain est le vouloir-vivre. Tout un chacun découvre que la vie est un miracle, un don inestimable, qu'il faut préserver. Cela veut dire qu'on ne peut pas se comporter de n'importe quelle manière. Par exemple, on ne peut pas consommer une nourriture impropre, ni pratiquer des actes contre nature, polluer et abandonner des populations dans l'insalubrité et la précarité, au point de susciter des virus et des maladies mortelles. La vie a ses règles. Les valeureux médecins qui font preuve, aujourd'hui, d'un engagement remarquable, partout dans le monde, le savent. Sur le fond, l'oubli de la mort, de la fragilité humaine et du sens à leur donner se pose. Dans cette épreuve, les êtres humains sont confrontés à leur finitude. Les politiques des systèmes hégémoniques, néocoloniaux et spéculatifs, portent atteinte à la santé, à l'écologie et au vivre ensemble. Dans le contexte néo-libéral, des systèmes de santé publique ont subi des mesures d'austérité drastiques, dont les populations paient aujourd'hui un lourd tribut. Les pays soucieux de justice sociale ripostent mieux à la pandémie qui a surpris le monde entier. L'Algérie, nourrie de la culture de la résistance, prend des décisions adaptées, en sachant que c'est une responsabilité collective. A travers les cinq continents, les guides spirituels, les philosophes, les psychologues, et autres vocations bénéfiques rappellent qu'il faut honorer la vie et s'occuper de l'essentiel. Les croyants rappellent que le Maître des mondes est miséricorde et qu'il faut garder l'espérance. Les militants appellent à la mobilisation contre les injustices et l'oppression. L'histoire est en marche, vers un monde incertain dont on ignore les contours. Reste à être vigilants et disciplinés, se méfier du populisme, de l'alarmisme et des fake-news. Q.O. : Dans le monde actuel qu'est-ce qui fonctionne, ou pas, au point de subir une catastrophe ? M.C. : Il n'y a pas de hasard. En effet, il faut discerner. Le monde dominant est à la fois attractif et répulsif. Parmi ses données positives, ce qui fonctionne est la créativité, la recherche scientifique et l'esprit d'entreprenariat. Il semble émancipateur, mais n'a pas su forger une civilisation fraternelle et protectrice. Sur le plan politique, il est antidémocratique. Sur le plan économique, il est inégalitaire. Sur le plan culturel, il est aliénant. Il remet en cause les bases de la civilisation humaine en place depuis des millénaires. Il produit du malaise. La désignification du monde déshumanise. En réaction aveugle, l'autoritarisme, le fanatisme, l'égoïsme et la xénophobie prolifèrent. Des détresses psychiques sont visibles, le suicide a atteint des taux inquiétants. Le chômage et la déliaison sociale sont ses plaies. Le techno-capitalisme est dans l'impasse. Violent, il ignore l'éthique, flatte les bas instincts et repose sur la marchandisation de la vie, l'idée nihiliste qu'il est interdit d'interdire et la logique de la loi du plus fort. La pandémie est la goutte qui fait déborder le vase. L'Humanité, interpellée, a besoin d'un ordre juste et qui ait du sens. La question est celle de l'alternative raisonnable. Il est légitime de façonner la modernité selon nos propres buts et contexte historique. Q.O. : Concrètement comment se dessine l'avenir géopolitique ? M.C. :Sur la base de nouveaux rapports de force, les pays du Sud auront raison de remettre en cause l'iniquité de l'ordre dominant. C'est le début de la fin de l'architecture imposée après la Deuxième Guerre mondiale. La fin probable du néolibéralisme, qui exploite les peuples et la planète à bas coûts financiers et à de désastres pour la santé physique et moral de l'Humanité. Pour le XXIème siècle, ce système mise sur le numérique et l'intelligence artificielle, un monde virtuel déshumanisé. C'est autour de la table des négociations que les grandes puissances et le monde entier doivent s'atteler pour coopérer et solidairement combattre le virus et à terme instaurer un nouvel ordre mondial juste. Il s'agit de la survie de l'Humanité. Q.O. : Quelle est l'alternative ? Est-il possible de changer le monde, de revenir à des normes anciennes ou de réinventer d'autres ? M.C. :L'espoir est permis, les gens ne sont pas dupes. Ils veulent le progrès, mais refusent qu'on leur vole leur vie. Il ne s'agit pas d'utopie, ou de retour vers un passé précapitaliste, ou de nostalgie d'un âge d'or quel qu'il soit. Il est légitime de dénoncer la logique prédatrice et la falsification de l'histoire, de rechercher un nouvel humanisme, de préférer un socialisme rénové et de conjuguer économie de marché et règles éthiques, fondées sur la justice sociale et l'équilibre entre les biens collectifs stratégiques, services publics à préserver, et les biens particuliers. Les peuples veulent un monde où la dignité n'est pas bafouée, où les besoins essentiels soient garantis, marqués par une juste répartition. Il y a des penseurs critiques et divers au sujet des failles. Sont un héritage éclairant pour assumer nos responsabilités, les œuvres de penseurs comme Rousseau, Spinoza, Marx, Grasmci, Freud, Lacan, Emmanuel Mounier, Derrida, Berque, Samir Amin, Edgar Morin, J-L Nancy, et sur un autre versant Ibn Khaldoun, Abu Hamed Ghazali, Ibn Rochd, Ibn Arabi et l'Emir Abdelkader. Sans nier la pensée traditionnelle, produire une nouvelle culture politique, un nouveau droit international et une gouvernance mondiale est urgent. La question est de concilier justice et liberté, éthique et efficacité, mondialité et spécificité. L'avenir de l'Humanité est ouvert. Q.O. : Vous pointez une fin de civilisation, comment l'avenir se présente-il ? M.C. :Nous vivons un bouleversement. L'Humanité sera capable de surmonter cette épreuve, d'inventer une nouvelle civilisation universelle à condition qu'elle soit solidaire et favorise l'alliance du mondial et du local. Les sociétés techniquement développées ne renonceront pas facilement à leur mode de vie consumériste et inéquitable et la lutte entre les grandes puissances risque de redoubler de férocité, mais les peuples refusent la guerre et l'hégémonie d'une conception du monde périlleuse. Pour forger une société de la connaissance, patriote, compétente et vertueuse, il y a lieu de repenser le système éducatif. L'UNESCO, en particulier, doit être fortement soutenue. Pour bâtir un ordre mondial juste, aboutir à une véritable solidarité et affronter ensemble les grandes crises, il y a lieu de repenser l'interdépendance et l'organisation mondiale de production, notamment des médicaments. Dans le contexte de l'éveil des consciences et d'un monde connecté, tout sera possible si l'on est solidaire, en veillant à notre souveraineté individuelle et collective. La crise n'est pas seulement sanitaire et économique, mais existentielle. Sans l'éclairage du sens de la vie, les autres dimensions resteront insuffisantes. Le confinement auquel des milliards d'humains sont soumis est une épreuve qu'il faut respecter. Ce n'est rien par rapport à la perte de sens, de l'éthique et de justice sociale que l'humanité subit, depuis trois siècles. Il faut débattre, respecter le droit à la différence et mettre fin à la politique des deux poids et deux mesures. L'éthique musulmane de la médianité est vivace. Elle enseigne que l'avenir est imprévisible, rien n'est donné d'avance et qu'il est de notre devoir de faire l'effort de lutter, afin que le vrai, le beau et le juste adviennent. Confiance en la volonté divine, sens de la responsabilité dans le partage et priorité à la science, sont l'alchimie du bonheur. *M.C. est philosophe, lauréat du prix UNESCO du dialogue interculturel |